Hausse du prix des hydrocarbures, difficile approvisionnement en céréales, notamment le blé et les produits dérivés, exacerbant les risques de crises sociales… Les conséquences de la guerre entre la Russie et l’Ukraine sont perceptibles partout dans le monde, notamment en Europe et en Afrique. N’empêche que pour certains observateurs, cette crise peut être aussi une bonne opportunité de renforcer les liens entre l’Afrique et la Russie mettant ainsi fin à l’hégémonie de certaines puissances colonisatrices comme la France. L’analyse de Cheick Boucadry Traoré, président de la Convention africaine pour le renouveau (CARE).
Le Matin : En quoi la guerre en Ukraine peut-elle renforcer des liens entre la Russie et l’Afrique, singulièrement le Mali ?
Cheick Boucadry Traoré : Nous vous remercions de l’opportunité qui nous est donnée de prendre position sur la crise que vit notre pays. Nous sommes plus qu’heureux de partager avec vous nos réflexions du moment. Dans la mesure où la Russie sortira puissante du conflit qu’elle a déclenché en Ukraine quelles qu’en soient les véritables raisons, Moscou apparaîtra comme la puissance incontournable dans le monde.
Sa suprématie militaire et diplomatique rejaillira sur ses alliés et en renforcera les liens. Le danger pour ses amis sera de passer sous la coupe d’un vainqueur très puissant qui peut s’octroyer tous les droits. La supériorité militaire de Moscou calmera certes les ardeurs des États adversaires ou ennemis du Mali. En revanche, sur la guérilla des groupes dits jihadistes, la victoire russe sera sans effet direct.
Pour vaincre en Ukraine, la Russie emploie les gros moyens. Ce qui est vital parce que l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) veut en découdre avec la Russie en conquérant des partenaires au plus près de Moscou. L’Europe, faisant partie de l’Otan, prendra une gifle de plus et deviendra de plus en plus dépendante de Washington qui semble pousser à la guerre. Le prestige de la France en prendra évidemment un coup supplémentaire et aura des répercussions sur sa politique d’hégémonie en Afrique. Une hégémonie d’ailleurs déjà bien écornée.
-Selon vous, qui remportera cette guerre ?
C.B.T : A notre avis la guerre ne fera ni vainqueur ni vaincu. Nous croyons qu’en Europe les peuples n’ont pas du tout envie de se lancer dans la folie d’une guerre fratricide et mortelle en dehors de Biden, Boris Johnson et Zelinsky. De nombreux pays n’acceptent pas la politique de l’Otan et de leurs affidés. La Russie a de son côté de nombreux soutiens en Europe, en Asie, au Moyen-Orient, en Afrique. Elle ne peut pas perdre parce que Poutine apparaît pour de nombreux Européens comme le garant de leur civilisation occidentale avec ses valeurs, son histoire.
Nous pouvons avoir un statut quo avec la Russie récupérant toutefois quelques territoires russophones et russophiles. Ce qui paraît dans l’ordre normal des choses. Ce ne sera que partie remise parce que les pays de l’Otan ne lâcheront pas prise, encore que chez les Européens des voix anti-américaines se font de plus en plus entendre.
C’est comme au Mali. Les frontières héritées de la colonisation sont ridicules aussi ridicules que celles de l’Ukraine fixées par un sordide marchandage à la fin de la seconde guerre mondiale puis de l’empire soviétique. Le véritable gagnant, quels que soient les vainqueurs et vaincus, sera la Chine qui profitera en Afrique de la situation et des immenses richesses. Ce qui est aussi très malheureux pour notre pays.
Une victoire de la Russie en Ukraine peut-elle immédiatement rejaillir sur sa coopération militaire avec le Mali ?
C.B.T : La victoire de la Russie renforcera certainement le prestige de Moscou. Mais, une fois les grandes embrassades terminées, en ce qui concerne le Mali militairement, il ne faut toutefois pas espérer à court terme de grands changements. En revanche devant l’assemblée des Nations unies, la Russie sera capable d’obtenir, forte de son succès, les voix qui feront accepter les résolutions qu’elle veut. Ce qui peut naturellement bénéficier au Mali…
La guerre en Ukraine renforcera les liens du Mali avec Moscou par défaut des pays occidentaux. Victoire pour le Mali à la Pyrrhus parce que ses soutiens russes et occidentaux, surtout intéressés par leurs intérêts, auront d’autres chats à fouetter. L’Histoire ne se joue pas en Afrique pour le moment, mais en Eurasie. C’est fini la France-Afrique, car l’Europe et surtout certains politiques en France semblent mépriser l’indépendance du Mali.
Les Occidentaux, les Européens notamment, sont outrés par la présence de Wagner en Afrique. Quel peut être selon vous l’impact de cette présence sur la stabilisation du Sahel ?
C.B.T : En ce qui concerne Wagner, aucun impact à notre avis sur la stabilisation de la situation au Sahel. Les gouvernants maliens nient d’ailleurs sa présence au pays. Wagner est une force mercenaire mineure non reconnue par Moscou (officiellement). Les mercenaires n’y vont généralement pas de main morte. Leurs modes d’action sont plus brutaux que ceux d’une armée régulière.
Nous croyons fermement que, aujourd’hui, les Forces armées maliennes (FAMa) peuvent convenablement faire face aux adversaires d’autant plus qu’elles ne sont plus soumises aux désirs et politiques mal réfléchies de politiciens incompétents et insouciants. En effet, nos forces de défense et de sécurité ont besoin du soutien de l’ensemble du peuple Malien aujourd’hui plus que jamais vu les campagnes d’intoxication visant à les empêcher de remplir leurs prérogatives constitutionnelles, d’assurer notamment la protection et la souveraineté du pays.
Dans le réchauffement de la coopération bilatérale entre Bamako et Moscou, notamment au niveau de la coopération militaire, est-ce qu’il y a une ligne rouge à ne pas franchir ?
C.B.T : Nous croyons fermement aussi que le peuple Malien et ses forces armées et de sécurité ont l’obligation de sauvegarder notre souveraineté et de maîtriser notre destin en posant des actes destinés à renforcer le sentiment de fierté nationale. L’Europe et ses allies considèrent que cela est une ligne rouge inacceptable qui ne doit pas être franchie. Or, le Mali a désormais l’obligation de définir des politiques et stratégies de sécurité nationale qui protègeront notre pays et ses intérêts vitaux tout en réaffirmant notre indépendance et souveraineté. Toute atteinte à ces objectifs doit obligatoirement être inacceptable pour notre pays. C’est à mon avis la ligne rouge à ne pas franchir !
Propos recueillis par
Moussa Bolly
Source: Le Matin