La question vaut d’être posée. Pourquoi le mandat d’arrêt lancé contre Charles Blé Goudé en décembre 2011 par la Cour pénale internationale (CPI) n’a-t-il été rendu public que le mardi 1er octobre 2013 ? Certes, lors de son arrestation le jeudi 17 janvier 2013 à Téma, au Ghana, et de son transfert au Bureau national des investigations (BNI) à Accra, on avait déjà évoqué ce mandat d’arrêt (le dossier est suivi par les procureurs Fatou Bensouda et Eric MacDonald).
La CPI le soupçonnait de « crimes contre l’humanité commis lors des violences post-électorales en Côte d’Ivoire ». On évoquait aussi un mandat émis par la justice ivoirienne. Son avocat, Nick Kaufman (cf. LDD Côte d’Ivoire 0421/Mercredi 2 octobre 2013), avait déclaré alors : « Charles Blé Goudé a clairement démontré qu’il est un homme de paix et joue un rôle essentiel dans la réconciliation en Côte d’Ivoire. Et je dois dire que je ne peux ignorer le fait que certaines personnes, à des fins politiques, ont fait pression pour que le mandat d’arrêt, qui aurait été en suspens pendant longtemps, soit exécuté ».
2010, 2011, 2012, 2013. La mémoire s’estompe. Le temps efface les souvenirs. Mais le temps permet, aussi, « d’échanger ». Saura-t-on un jour ce qui s’est passé (et où cela s’est passé) et ce qui s’est dit (et avec qui) entre le moment où, transféré d’Accra, Blé Goudé a remis les pieds en Côte d’Ivoire, et celui où on apprend qu’il est réclamé par la CPI ? Pour quatre chefs de crimes contre l’humanité : « meurtres, viols, persécutions, autres actes inhumains », commis entre le 16 décembre 2010 et le 12 avril 2011. La CPI voudrait donc qu’Abidjan offre un ticket pour La Haye à l’ex-leader des « Jeunes Patriotes ». Laurent Gbagbo y séjourne déjà ; mais sa femme, Simone, réclamée elle aussi par la CPI, est maintenue en détention en Côte d’Ivoire qui dit avoir les moyens de la juger. Il devrait donc en être de même pour Blé Goudé. Qui peut le plus peut le moins. Sauf que Gnenema Coulibaly, le ministre ivoirien de la Justice, dans un entretien avec la RTI, avait laissé penser que Blé Goudé obtiendrait bien son ticket aller-simple pour les Pays-Bas. Coulibaly sera recadré et sa déclaration présentée comme une « bourde ».
Ira, ira pas ? La CPI fait débat, tout particulièrement en Afrique qui s’offusque de voir quasi-exclusivement ses ex-dirigeants dans son collimateur. Le procureur Fatou Bensouda a même été chercher à New York un soutien du côté de Blaise Compaoré, « acteur important dans la paix, la justice et le règlement des conflits ». Non pas pour ce dossier ivoirien mais pour trouver une solution à la situation qui prévaut au Kenya. Abidjan est par ailleurs engagé dans une politique de réconciliation qui passe, nécessairement, par la reprise du dialogue avec le FPI, le parti des Gbagbo, Laurent et Simone. Pas facile de dialoguer si les leaders sont non seulement emprisonnés mais emprisonnés loin de chez eux.
Plus encore, interrogés par des juges qui ne sont pas en mesure d’appréhender pleinement le contexte dans lequel les faits se sont déroulés. La CPI s’intéresse à ceux intervenus entre décembre 2010 et avril 2011 ; mais comment le faire sans prendre en compte ce qui s’est passé auparavant ? D’autant plus que le régime de Alassane D. Ouattara est, régulièrement, accusé de pratiquer « une justice des vainqueurs ». Maintenir Simone et Blé Goudé sur le territoire ivoirien, c’est avoir deux cartes dans sa manche, plutôt que de les mettre dès à présent sur la table. C’est aussi donner du temps au temps, car ce n’est pas demain que la justice ivoirienne sera en mesure de les juger « équitablement et objectivement dans l’indépendance ». Ce qu’elle assure aujourd’hui être en mesure de faire !
Blé Goudé, après Simone Gbagbo, est dans le collimateur de la CPI. Mais c’est Ouattara qui se fait descendre en flamme. Il suffit de lire la presse burkinabè (qui n’a jamais pris Simone pour autre chose qu’un « ange exterminateur » – alors qu’elle se prend pour l’archange Saint-Michel « terrassant le dragon » – et Charles pour un « serial killer ») pour s’en convaincre. « ADO doit œuvrer à mettre en pièce l’argument qui lui est régulièrement agité à la face et selon lequel son gouvernement pratique une justice des vainqueurs en fermant sa conscience et ses yeux sur les crimes des soldats de son camp. Il doit à cet effet, et quels qu’en soient les risques, faire preuve d’un courage républicain en immolant certains des siens sur l’autel sacré de la réconciliation nationale », écrivait l’édito du quotidien privé Le Pays du jeudi 26 septembre 2013. Ben Issa Traoré, dans le même quotidien, avait déjà dit la même chose le lundi 23 septembre 2013 : « Le président Ouattara doit se résoudre à faire le ménage dans son camp car, tant que ce seront les proches de l’ex-président qui seront appelés à répondre devant les juridictions, le pari de la paix sociale pour laquelle il œuvre tant sera difficile à tenir ».
L’Observateur Paalga du jeudi 3 octobre 2013 est sur la même ligne : il s’agit de savoir, écrit Boureima Diallo, « si comme elle se proclame compétente, la justice ivoirienne est également prête à juger les auteurs présumés d’exactions qui ont combattu en faveur d’Alassane Ouattara en 2011 et sur lesquels pèsent également des soupçons de crimes contre l’humanité ». Mais l’Agence France Presse (AFP) ne dit pas autre chose : « La question en creux, écrivait l’agence au sujet de la justice ivoirienne, est de savoir si elle est également prête à juger les auteurs présumés d’exactions qui ont combattu en faveur d’Alassane Ouattara en 2011. Aujourd’hui, aucun responsable du camp présidentiel n’a été mis en examen, et encore moins inquiété. Bien au contraire, les anciens « commandants de zones », figures de la rébellion qui a contrôlé la moitié Nord du pays pendant dix ans, ont tous été promus par le successeur de Gbagbo » (repris de L’Observateur Paalga du mercredi 2 octobre 2013). Aïe, aïe, aïe… si les Français, eux aussi, s’en mêlent !
Le Pays (jeudi 3 octobre 2013), sous la signature d’un des patrons de sa rédaction, Boundi Ouoba, pense cependant que « ce serait une grave erreur politique que de vouloir juger un homme comme Charles Blé Goudé en Côte d’Ivoire, ce d’autant que cela pourrait provoquer un véritable chahut numérique à même de compromettre le fragile processus de réconciliation en cours ». « Il faut donc extrader Charles Blé Goudé pour qu’il réponde, aux côté de son maître, Gbagbo, aux faits qui lui sont reprochés ». Mais Ouoba pense aussi que « transférer Blé Goudé suppose que Ouattara en fera autant le jour où la CPI en viendrait à demander la tête d’un membre de son camp ». C’est dire que la marge de manœuvre de Ouattara est étroite.
Enfin, plus exactement inexistante : quoi qu’il fasse, il fera mal. Le Pays, dans un récent édito (jeudi 26 septembre 2013) y voyait un syndrome ivoirien : « Au fond, depuis les années 90, les Ivoiriens ont développé, avec le temps, grâce à la « propagande » dite démocratie de certains politiques, ce que nous appellerons ici « une vraie mentalité antirépublicaine ». Car un peuple qui se laisse dominer par des réflexes et déterminismes socio-naturels ne peut jamais s’épanouir politiquement. Si l’on s’étonne que ce pays n’arrive pas à sortir du long tunnel noir et gluant de la « profonde crise d’identité » qui le mine, et qu’il continue à végéter dans « la guerre sémantique », c’est qu’on oublie de souligner qu’ici, « les idéaux républicains » ont été complètement relégués à l’arrière-plan ». Le ton, acerbe, du quotidien Le Pays, tranche avec les positions ouvertement pro-ouattaristes qu’il propageait voici quelques mois (cf. LDD Côte d’Ivoire 0407/Vendredi 28 juin 2013). C’est dire que les cicatrices burkinabè liées à la « crise ivoiro-ivoirienne » sont nombreuses et ne sont pas encore totalement refermées.
C’est dire que « l’histoire immédiate » de la Côte d’Ivoire n’empoisonne pas seulement ce pays mais aussi ses relations avec les autres et la perception que l’on peut en avoir ailleurs. Il faudrait, à ce régime, bien plus de cran (et de volonté politique) qu’il n’en a, pour traiter sereinement ce dossier avec toute la cohérence qu’il réclame. Encore faudrait-il qu’il prenne conscience de sa situation ; actuellement, ses cadres sont bien trop occupés à maximiser leur profit… ! Au détriment des « idéaux républicains ». Le Pays a vu juste.
Jean-Pierre BEJOT
La Dépêche Diplomatique