Dans les sociétés modernes, le poids de la parole semble être de plus en plus minimisé. Ce qui n’est pas sans conséquence.
« L’homme est un animal politique », avait prononcé un ancien de l’Antiquité grecque, Aristote. Une phrase qui a donné lieu à maintes interprétations souvent très éloignées de l’idée exprimée. De tous les êtres qui vivent, l’homme est le seul à posséder un langage articulé. C’est ce qui a rendu possible sa socialisation. Partant de là, nous sommes amenés à comprendre que l’apparition du langage répond à un besoin de communion entre les hommes dans la société. D’autres expliqueront ce phénomène comme le résultat de la bipédie de l’homme. Tout compte fait, ce langage, qui permet aux hommes de communiquer et de se comprendre dans toutes leurs entreprises, à travers l’usage de la parole, a été pour l’homme un véritable instrument. L’homme est devenu un être qui peut faire de la politique entendue par « l’art de bien gouverner la polis (cité) » grâce à cet outil de manipulation.
Le langage versus la parole
Avant toute chose, il convient de comprendre le distinguo entre le langage et la parole. Le premier est une fonction innée aux êtres humains pour leur permettre d’exprimer leur pensée. C’est la capacité qu’ils ont de communiquer entre eux par l’intermédiaire de la langue et de la parole. Cette dernière est alors un élément du premier. La parole est assimilable au mot qu’utilise chaque groupe d’individus, de différentes régions, pour communiquer. C’est le verbe.
Les hommes se blessent
Ce que le sage grec aurait oublié en faisant l’éloge du langage, c’est qu’il peut être source de déshumanisation. Le langage, à travers son canal d’expression (la parole), ne dit toujours pas la vérité. Puisque c’est un instrument, il a facilité parmi les humains, l’exploitation. L’exemple phare que nous aimerions fournir à ce titre, dans nos sociétés capitalistes, loin des sociétés esclavagistes grecques antiques, c’est le poids de la publicité, de la propagande, des campagnes de lobbying, etc. Des pratiques aujourd’hui en pleine effervescence dans nos sociétés, mais qui rendent difficile la distinction du vrai du faux. Que du populisme ! Pour inviter les citoyens, les clients, à adhérer à leurs idéaux, le langage devient un instrument clé permettant de convaincre plus facilement à travers la rhétorique (l’art de bien parler donc la parole).
Des sociétés de mensonge
Tous ces aspects, qui nous font vivre dans des sociétés de mensonge où tout devient apparent à nos yeux, peuvent s’avérer importants aux capitalistes qui ne visent généralement que leurs seuls intérêts pour les capitaux. L’universalisation de ce modèle capitaliste dans nos sociétés est ce qui explique aujourd’hui l’inversion des considérations sur le mensonge. Si celui-ci était considéré jadis comme un crime ou un manque de moralité, aujourd’hui le mensonge gagne le stade d’autorité suprême. Il faut savoir mentir pour être considéré comme éloquent ou compétent. Quelle tragédie causée par la parole! Les politiques, les hommes de droits, comme des parents à leurs enfants, ne font que privilégier le mensonge comme technique de domination. Parait-il que c’est pour la sauvegarde du secret d’État. Quel si gros mensonge pour se maintenir par le mensonge ! Plus on dira la vérité au peuple, plus il s’y habituera. Mais entrainer dans le mensonge depuis à bas âge, il sera difficile une fois à l’âge adulte de le considérer comme un crime.
Les animaux, restés avec leur langage symbolique, ne connaissent pas toutes les atrocités que traversent nos sociétés. C’est pourquoi dans les communautés traditionnelles maliennes, les vieilles personnes étaient plus fermes concernant ces questions. Dire la vérité dans toutes les circonstances constituait un signe d’honnêteté et de grandeur moral. C’est ce qui expliquait toute la prudence dont ils faisaient preuve lorsqu’ils se prononçaient sur des phénomènes. Comprenant d’ailleurs toute la complexité du langage notamment de la parole, ils avaient peur de parler et trouvaient que la parole ne devrait pas être donnée à tout le monde. Ainsi, il existait des « ayant-droit-à-la-parole » et des « non-ayant-droit-à-la-parole ». Ce système était loin des exploitations, à travers la violation de la liberté d’expression, que nous constatons de nos jours dans nos États. Jadis, c’était pour éviter, avec la non-maitrise de la parole, de faire du mal à l’autre. Cela, parce qu’ils avaient compris que le langage comporte un pouvoir destructeur qu’il importe de contrôler. Maitriser, la parole peut faire le bien ; négliger, elle peut détruire.
Réglementer la parole
Ce contrôle manque dans nos sociétés démocratiques modernes dotées de liberté d’expression disproportionnée où le mensonge se mêle à la vérité volontairement pour se nuire les uns les autres.
Thomas Hobbes, intellectuel anglais du 18e siècle, a raison dans son ouvrage Le Léviathan, lorsqu’il demande de réglementer la parole. Car, de même que des animaux ont des cornes ou des dents pour se blesser, la parole sert aux hommes d’instrument pour se causer du tort. À ce titre, il dégage quatre abus majeurs de la parole : « Premièrement, quand les hommes enregistrent incorrectement leurs pensées, par des mots dont le sens est variable, mots par lesquels ils enregistrent comme leurs des idées qu’ils n’ont jamais comprises, et ils se trompent. Deuxièmement, quand ils utilisent les mots métaphoriquement, c’est-à-dire dans un sens autre que celui auquel ils étaient destinés, et, par-là, induisent les autres en erreur. Troisièmement, quand, par des mots, ils déclarent une volonté qui n’est pas la leur. Quatrièmement, quand ils utilisent des mots pour se blesser les uns les autres. »
Cette réglementation est plus que nécessaire à l’ère de la prolifération des radios privées au Mali, des médias sociaux ou des réseaux sociaux (puisque la différence entre les deux pose encore problème) à travers lesquelles tout le monde se donne le plein droit de prendre la parole et diffuser toute sorte de vésanies susceptibles d’engendrer des troubles sociaux.
Il est alors nécessaire d’éduquer au bon usage de la parole pour que renaisse une société de vérité. Il faut blesser la parole en la réglementant au lieu de la laisser nous blesser à travers les abus que nous en faisons.
F. TOGOLA
Source : Le Pays