Cyrience KOUGNANDE
Véritable phénomène de société, addiction nationale, la chicha au Bénin vit des jours heureux. Désormais, elle sort du cadre privé et emballe. Aux abords des voies, dans les rues, les lieux publics, les bars ou café-chicha se démocratisent. Les devantures de maisons sont aussi prises d’assaut par de groupuscules. Des bouffées de fumées tirées font sitôt un avec l’air au grand dam des personnes environnantes. Ça parle, ça jacasse à perdre la nuit. En tout cas, on s’y plaît bien, même si la fin de la récréation est sifflée par endroits…
A l’avant-garde, des préfets. Du Zou, aux Collines pour le Borgou, l’Ouémé et l’Atlantique, etc, la consommation de la chicha est désormais réprimée. Du moins, son usage dans les lieux ouverts au public, tels que les bars, les restaurants, les débits de boissons, les maquis et tous les autres lieux de manifestations publiques, est interdit. Une résolution salutaire pour nombre d’observateurs qui souhaitent sa prise sur tout le territoire national. Les 12 départements que compte le Bénin, doivent, pensent-ils, mener ensemble la danse. Cet envahissement des espaces non-fumeur par les café-chicha, avec les jeunes en pole position, inquiète. Si l’avenir d’un pays repose sur sa jeunesse, l’effet de mode dont jouit la chicha avec celle-ci, est à craindre.
Cotonou. Il sonnait environ 16h ce samedi-là du mois de février. Le soleil pliait timidement son lit. La forte chaleur de la journée succombait peu à peu à l’air frais de la nuit qui s’annonce. Pour la première fois, nos pieds foulaient un café-chicha. Là, on s’affairait déjà pour recevoir de la clientèle. Tables et chaises, chicha (de différentes formes), combustible, tout se mettait soigneusement en place. Notre intermédiaire nous introduit auprès de sieur A. responsable des lieux. Dans un pantalon ‘’jeans destroy’’ sur lequel se posait un haut plus large que son porteur, mouvait un corps grêle. Les cheveux hérissés au milieu de la tête, la nuque par contre rasée, nous voici en face d’un être étrange. Loin de ‘’ Le démon de minuit’’ de Jean Pliya, malgré un visage visiblement innocent, il inspirait l’effroi. Et, de son autobiographie, on retient qu’après ses études en cuisine, l’homme a décidé d’ouvrir un mini-restaurant de quoi satisfaire à ses besoins et ceux de sa petite amie. Pour accroître sa manne financière, une part belle est accordée aux épris de la chicha. C’est d’ailleurs grâce à celle-ci, que la moisson journalière est importante avec parfois, plus de 50 000 F Cfa de recettes journalières alors même que chez lui, l’arôme ne coûte que 300 F Cfa. Pendant ce temps, les gains journaliers de la restauration, eux, se chiffrent en moyenne entre 1000 et 2000 F Cfa. Une réalité qui l’a poussé à ajouter la chicha, à l’en croire, à ses prestations. En tout cas, avec une clientèle majoritairement jeune, notre jeune-homme de 24 ans (sans enfant), s’en sort. La seule boule dans sa poitrine, cette grêle d’interdictions qui tombent sur les départements sommant la fin de la consommation de la chicha dans les lieux ouverts au public. S’il dit être en phase avec celles-ci, les autorités, estime-t-il, doivent désormais percevoir cela comme un gagne-pain. Encore que, contrairement aux affirmations, l’usage de ce tabac, pour lui, est sans conséquence sur la santé. Et c’est là que le bât blesse. Heureusement qu’entre consommateurs, les avis divergent.
Pour ce particulier, jadis consommateur lui aussi de la chicha, ses conséquences ne sont pas négligeables sur la santé. Selon ses confidences, il a dû abandonner sa consommation, après des recherches, fait-il savoir, sur Google. Il garde d’ailleurs un mauvais souvenir de sa toute première fois car, raconte-t-il, «ce jour-là, j’ai mangé près de 10 boules d’akassa sur place. Pour avoir juste aspiré une fois, mon estomac s’est trouvé mal et une forte faim s’est saisie de moi…». Toutefois, les interdictions tous azimuts ne sont pas de son goût à lui. Les autorités devraient, pense-t-il, chercher à encadrer le phénomène. Pour lui, il s’agit par exemple de revoir à la hausse, le prix de vente (300 F Cfa) du tabac qui est à la portée de toutes les bourses et qui explique la ruée. A l’entendre, avant, ne fumait pas la chicha qui veut. Même aujourd’hui, à certains endroits, le coût est très élevé : 5000 F CFa voire plus, poursuit-il.
Des statistiques effroyables
Qu’on l’appelle narguilé, hookah (pour les anglophones), water-pipe, la chicha, objet culturel à part entière dans la société perse, est une pipe à eau permettant de fumer une préparation de tabac chauffée grâce à un charbon dont la fumée est refroidie par un passage dans un récipient d’eau avant d’être inhalée. Selon une étude de l’Organisation mondiale de la santé (2006), 100 millions de personnes consommeraient quotidiennement la chicha à travers le monde, principalement en Afrique, en Asie et au Moyen-Orient. Néanmoins, ce chiffre a certainement augmenté depuis, tant cette façon de consommer du tabac attire des nouveaux publics, principalement chez les jeunes (15-20 ans) où elle jouit d’un effet de mode. Une jeunesse essentiellement séduite par l’attrait de la nouveauté, la convivialité et le goût aromatisé que procure le tabac à chicha. Par ailleurs, le marché mondial de la chicha est évalué à 730 millions de dollars en 2018 (dont environ 70 % en Afrique et Moyen-Orient) et devrait atteindre 2,7 milliards de dollars en 2025 avec un taux de croissance annuel de 18 %. En effet, selon une étude, depuis 30 ans, la norme sociale liée à la cigarette, omniprésente dans la société, a été combattue par les responsables de santé publique de façon organisée. La cigarette est devenue pour les pays développés un produit réputé dangereux pour la santé, polluant et de plus en plus dévalorisé auprès des jeunes. Pour contrer cette dénormalisation du tabac, les compagnies essayent de faire la promotion des modes alternatifs de consommation. Parmi les nouveaux modes de consommation, la chicha. Avec plus de 7 millions de morts par an, la consommation de tabac est la première cause évitable de mortalité dans le monde. On estime aujourd’hui à 77 millions le nombre de fumeurs en Afrique, et l’Oms prévoit que, d’ici à 2025, ces chiffres augmenteront de près de 40% par rapport à 2010. Soit la plus forte augmentation observée à l’échelle mondiale.
Une passion au prix de la vie
Alors que les bars-chicha se développent, la toxicité du produit est méconnue. Selon des études, seul 39 % des consommateurs pensent que la chicha est vraiment toxique. L’embout n’est pas changé et est partagé avec les autres. «L’usage du narghilé constitue un risque sanitaire sérieux aussi bien pour le fumeur actif que pour les autres personnes exposées à la fumée ; le tabac adouci et aromatisé utilisé dans un narghilé peut constituer une porte d’entrée dans le tabagisme pour un certain nombre de personnes, particulièrement des jeunes, qui sans cela n’auraient jamais commencé à fumer», y lit-on. Malgré sa douceur apparente, la chicha est donc une source de pollution considérable, pour le fumeur, pour ceux qui côtoient les fumeurs et pour les personnels des bars à chicha. Pour l’Institut national de cancer, la chicha jouit d’une perception tabacologique positive, car de nombreuses personnes pensent que l’eau de la chicha filtre les substances nocives et permet une consommation de tabac moins néfaste que la cigarette. Les conséquences d’une consommation occasionnelle ou fréquente de la chicha sont encore aujourd’hui mal connues, à cause du peu de publications scientifiques existantes. Mais il n’existe pas, aujourd’hui, de manière de consommer du tabac qui soit sans danger pour l’être humain. Ce mode de consommation donne le sentiment de pouvoir fumer en toute sécurité. Or, comme le précise le rapport de l’ Oms1: «Le fumeur de pipe à eau, et la personne exposée à la fumée passive provoquée par la pipe à eau, encourent les mêmes maladies pulmonaires, cardiovasculaires et cancers que le fumeur de cigarette». La consommation de la chicha, accroit fortement les risques de cancers du poumon, des lèvres, de la vessie et des voies aéro-digestives supérieures. Comme toutes les fumées de substances organiques qui brulent, celles de la chicha libèreraient, lors de la combustion, près de 4 000 substances chimiques, dont nombre d’entre elles sont toxiques, irritantes et /ou cancérogènes. La fumée de chicha contient des métaux qui proviennent du tabac, mais aussi du charbon, du revêtement du fourneau et de la colonne, du tuyau ou encore de la feuille d’aluminium.
Loi d’Etat, loi sur papier…
Que devient la Loi N° 2017-27 du 18 décembre 2017 relative à la production, au conditionnement, à l’étiquetage, à la vente et à l’usage du tabac, de ses dérivés et assimilés en République du Bénin ? Même si elle n’est pas radicale sur le sujet, elle a prévu des dispositions pour contrôler le phénomène. Elle offre un cadre juridique pour la mise en œuvre de mesures de lutte anti-tabac par les pouvoirs publics en vue de réduire régulièrement et notablement la prévalence du tabagisme et l’exposition à la fumée du tabac; la “dé-normalisation” de l’usage du tabac, de ses dérivés et assimilés dans la société. Par exemple, dans son article 4 : il est interdit de fumer dans tous les lieux à usage collectif fermés ou couverts, qu’ils soient publics ou privés: lieux d’accueil du public, lieux de travail, moyens de transports et le cas échéant, tous autres lieux à usage public. Dans l’article 18, il est fait mention de l’interdiction de vendre du tabac, ses dérivés et assimilés à l’intérieur et aux abords immédiats des établissements préscolaires, scolaires, centres de formation professionnelle, établissement d’enseignement supérieur…dans un rayon de moins de cinq cents (500) mètres. Mieux, au Bénin, il est interdit de fabriquer, d’importer ou de commercialiser du tabac; ses dérivés et assimilés sans autorisation préalable. Pourtant, la pétaudière ne se donne pas autre nom. Et, même si le réveil des autorités préfectorales est applaudi, il aurait été plus responsable d’être incisif aux premières heures de la donne. Aujourd’hui, fustige une source, c’est toute une industrie qui se cache derrière cette pratique. Subséquemment avec ces interdictions, ce sont des emplois en fumée, des familles en difficulté. N’en demeure, pour certaines voix, le Bénin gagnerait plus en s’alignant sur les exemples du Rwanda, la Tanzanie, la Guinée où le tabac à chicha est interdit. D’emblée.
Cyrience KOUGNANDE