L’adjudant-chef Soungalo Samaké, chef du tristement célèbre camp para de Djikoroni des années 1970, et un des acteurs des événements, donne sa version du 19 novembre 1968. Le jour où l’histoire du Mali a basculé.
Dans la nuit du 17 novembre 1968, les lieutenants Moussa Traoré, Youssouf Traoré et Kissima Doukara sont venus dans l’AMI-6 de Kissima Doukara. Ils ont garé le véhicule dans un coin vers le célibatérium. Ils m’ont demandé si j’étais prêt.
-J’ai dit que j’étais prêt. J’avais la compagnie bien en main et je m’étais préparé en conséquence. C’est là qu’ils ont fixé le jour et l’heure du commencement des opérations. Rendez-vous est pris pour 4 heures du matin. Ils sont repartis. Je n’ai pas pu dormir cette nuit-là. J’avais des armes chargées sous les pieds et à la tête dans mon lit. J’avais aussi une arme chargée à portée de chaque main. Même au bruit du vent, je sursautais. Je pensais qu’à tout moment quelque chose pouvait arriver.
À 4 heures, je ne voyais personne venir. Je me suis dit que le pouvoir avait dû être mis au courant et qu’il y avait déjà eu des arrestations. Je suis descendu avec mes armes. J’ai aperçu une jeep qui venait. J’ai pensé que certainement les autres étaient en état d’arrestation et qu’on venait me quérir à mon tour. Donc j’ai armé le pistolet mitrailleur ; quand la jeep s’est arrêtée, j’ai vu Tiékoro et Filifing en descendre. J’étais un peu rassuré.
-Mais vous êtes en retard ; que s’est-il donc passé?
-Nous avons pris un peu de retard. Tu es prêt?
– Oui.
Ils ont dit que Kati avait commencé et que nous étions en retard. Donc avant de faire sonner le clairon, et puisque c’était le lieutenant Karim Dembélé qui commandait la Compagnie par intérim, j’ai envoyé Karamogo Koné et un soldat l’enfermer à son domicile pour le neutraliser. Parce que son oncle Youssouf Dembélé était député et Secrétaire permanent au siège de l’US-RDA, il pouvait avoir de l’influence sur la troupe et faire échouer notre action, étant donné que c’était un officier.
-Vous partez, vous enfermez le lieutenant Karim Dembélé chez lui. S’il tente de réagir vous lui ordonnez de se coucher ; s’il force les choses, vous le tuez. Il ne faut pas qu’il sorte. C’est l’ordre que j’ai donné. Après, j’ai fait sonner le clairon. Les gens disent que ce qui a motivé les soldats et les sous-officiers, c’était le redressement économique ou d’autres motifs. En réalité, ce qui a motivé les soldats, c’est purement et simplement la perspective d’aller à la retraite sans pension, l’humiliation qu’ils ressentaient à la perspective de culture des champs collectifs et l’état de déconsidération qu’ils estimaient être le leur par rapport à la milice.
Question : Est-ce que cela ne pouvait pas faire l’objet d’une simple démarche auprès du Chef de l’Etat ?
-Mais qui devait faire cette démarche ? Ce ne sont pas nos supérieurs qui le feraient ! L’armée était associée au niveau de l’Etat et de la Direction Nationale du Parti. Ce sont nos supérieurs qui devaient faire le travail. Ils n’ont rien fait. La preuve est que lorsqu’on a commencé la formation politique dans les casernes, on envoyait des formateurs civils. Chez nous, c’était Tiémoko Sylla du Ministère des Affaires étrangères qui dispensait les cours de formation politique. Avant son arrivée, on nous appelait et on nous disait : il ne faut pas poser de questions.
Il faut reconnaître que le Président Modibo Kéita a tout fait pour connaître ce qui se passait au niveau de l’armée. Et les professeurs qu’il envoyait disaient : posez-nous n’importe quelle question même si elle n’a rien à voir avec le cours du jour. Ça c’était pour connaître l’état d’esprit des soldats et de toute armée. Mais avant qu’eux n’arrivent, on nous disait de ne pas parler et on ajoutait : celui qui parlera, on va le mettre en prison. Ainsi quand ils venaient, ils exposaient leurs sujets ; on ne posait pas de questions ; ils ne connaissent donc pas notre esprit. Pour ma part, j’ai posé une seule question… Si on nous laissait parler on aurait su quel était l’esprit de l’armée car le Président Modibo Kéita n’a organisé ces cours que pour ça. Donc nous n’avions droit à aucune réclamation. Or les chefs aussi étaient contents de nous voir renvoyés de l’armée sans pension, sans rien. Ils étaient indifférents à nos problèmes. Même devant le siège de l’état-major général de l’Armée, des sentinelles portaient des pantalons troués ou rapiécés. Donc vraiment à qui recourir ? Il fallait se rendre justice. C’est pourquoi quand je suis parti à lntadéinit et que le Colonel Sékou Traoré m’a dit qu’il était soudé à l’armée, qu’il était le seul militaire détenu, je lui ai répondu :
-Si ça ne tenait qu’à moi, je libèrerais tous les détenus civils et je te garderais parce que tu es à la base du coup d’Etat. Moi j’ai participé au coup d’Etat parce que j’en voulais aux chefs militaires, non aux civils. Toi, le Président Modibo Kéita t’a mis dans toutes les conditions. Il t’a mis jusqu’au sommet de l’Etat. C’était pourquoi ? Pour que tu puisses le renseigner sur l’armée et que l’armée puisse bien marcher. Tu ne l’as pas fait. En tant que chef d’état-major, si on touche deux ou trois chefs de bataillons, il fallait qu’il y ait parmi eux au moins un qui te soit suffisamment fidèle pour te renseigner. Un chef de bataillon, quand on touche deux ou trois de ses commandants de compagnie, il doit s’en trouver un qui le renseigne aussitôt. Dans une compagnie, c’est la même chose : on ne doit pas pouvoir toucher deux ou trois soldats sans que le commandant de compagnie n’en sache quelque chose. C’est ce qu’on appelle une armée structurée.
Quel était votre système de renseignement ?
Le jour du coup d’Etat, quand les soldats se sont rassemblés l’arme au poing, je leur ai dit : – Nous avons décidé de renverser le Gouvernement. Kati a commencé le coup d’Etat. Nous sommes en retard. La limite d’âge, votre pension, ce sont les armes que vous avez en main. Ça dépendra de l’utilisation de vos armes ; aujourd’hui plus de limite d’âge et la pension est à portée de main. Quels sont ceux qui ne sont pas d’accord pour ce d’Etat ?
-Mon adjudant ! Mon adjudant ! Nous sommes d’accord. On n’attendait que ça. Nous sommes pressés. Allons-y ! Nous avons démarré. Arrivés au niveau de la Compagnie du Génie, nous avons arrêté le capitaine Hamallah Kéita ; nous l’avons enfermé dans la prison des soldats et nous avons continué. Séry Coulibaly, un sous-officier du génie avec qui j’avais de bonnes relations, a demandé à s’embarquer avec nous ; il avait un coupe-coupe en main et envisageait de tuer M.F.S., un dirigeant syndicaliste qui lui avait ravi sa femme.
Quand nous sommes arrivés au niveau du Grand Hôtel, j’ai arrêté le convoi. Nous avions pour mission de prendre trois points ensemble ; c’est-à-dire d’arrêter le chef d’état-major, le Ministre de la défense et d’investir l’état-major de la milice. Nous devions le faire simultanément sinon, si un point était pris avant les autres, l’alerte serait donnée et nous risquions d’échouer. J’ai donc proposé qu’on répartisse les missions. Tiékoro a été chargé de l’état-major de la milice. Filifing a choisi de s’occuper du Ministre de la Défense, et moi je me suis chargé du chef d’état-major général des armées, chez qui se trouvait une mitrailleuse.
Je suis venu devant la résidence du chef d’état-major ; j’ai garé mon véhicule et j’ai marché vers la sentinelle. J’ai salué et lui ai dit que je suis de patrouille ; que j’avais envie de fumer. Je lui ai demandé des allumettes. Quand il a mis la main dans la poche, je l’ai désarmé et j’ai dit : – Si tu bouges je te tue. Tu te mets devant moi et tu m’amènes chez ton chef de poste. C’était Boubou Diallo qui était le chef de poste. J’ai fait signe à mes soldats ; ils m’ont suivi. J’ai dit à mes soldats de s’emparer de toutes les armes des hommes de garde. Je lui dis de se mettre devant moi pour me conduire à la porte de la chambre du ministre. Il m’a montré la porte à laquelle j’ai frappé. Qu’est-ce qu’il y’ a ?
– Il y a une situation très grave en ville. On a besoin de vous au niveau du Ministère tout de suite. C’est très urgent. On vous attend. Dès qu’il a sorti la tête, je l’ai pris. Je lui ai dit : – Il paraît que vous êtes vétérinaire. Nous avons beaucoup de bœufs à vacciner ce matin. Prenez-le. C’est à ce moment-là que le lieutenant Filifing Sissoko qui était en charge d’arrêter le Ministre est sorti du fossé où il s’était planqué pour dire : -Mon adjudant si ce n’était pas toi, j’avais lamentablement échoué. Les soldats avaient refusé d’avancer. -Je préfère ne pas vous répondre. On décide de faire un coup d’Etat. Au premier obstacle, vous vous couchez dans un fossé ? C’est honteux. Je ne vous réponds pas. J’ai fait conduire le Ministre à la Défense et j’ai continué à la milice. J’ai trouvé que Tiékoro avait fait le travail. Je lui ai dit ce que j’ai fait et j’ai ajouté : mais Filifing n’est pas un officier. Vraiment, c’est honteux.
– Maintenant qu’est-ce que nous allons faire?
-Je crois que mieux vaut faire un regroupement au niveau de l’état-major de la milice. J’ai envoyé les soldats chercher le Ministre et le Chef d’état- major. Puis je suis allé directement au quartier ministériel. J’ai commencé chez Alioune Diakité. Je lui ai dit: -Vous vous êtes coupé le doigt en disant qu’on ne pourra toucher au Président Modibo Kéita que si on passait sur votre corps. Modibo doit débarquer à Koulikoro à 9 heures. Nous allons le prendre. Mais avant, c’est vous que nous prenons d’abord. On l’a pris et emmené à l’état-major de la milice. On a ensuite pris tous les responsables de Bamako.
Moussa Traoré dirigeait les opérations depuis la place de la liberté. Il avait un poste émetteur radio. Jean-Marie Koné est venu l’y trouver pour se constituer prisonnier. Moussa lui a dit: «rentre chez toi ; quand on aura besoin de toi, on ira t’y chercher.» Moussa me dit : Soungalo, le Président Modibo doit débarquer à Koulikoro à 9 heures ; avant qu’il ne mette pied à terre, il faut le prendre.
-Il n’y a pas d’officier qui va avec moi ?
– Filifing
– Tout sauf lui. Je ne suis pas rentré dans les détails.
– Bon, il y a Tiékoro, partez avec lui.
Baba Diarra aussi a été désigné non comme combattant mais comme éventuel dépanneur des chars qui nous transportaient. Donc j’étais dans la première automitrailleuse, Tiékoro la deuxième et Amadou Baba Diarra dans la troisième. Quand nous avons dépassé Massala, j’ai vu devant nous un nuage de poussière. Je me suis dit que c’était certainement le convoi de Modibo qui arrivait. Il fallait donc qu’on fasse quelque chose.
Baba Diarra a dit : on va mettre les automitrailleuses en travers pour couper la route. D’accord ; on met les automitrailleuses en travers. Les hommes vous vous couchez à droite sur le bas-côté de la route, les armes en joue. Quand la délégation va buter sur les chars, je l’arrêterai. Si on me tue, vous tirez. Mais tant que je ne suis pas mort, ne tirez pas.
Si Moussa Traoré dit qu’il a fait un coup d’Etat sans effusion de sang, c’est moi qui me suis sacrifié. J’ai donc arrêté le convoi et donné l’ordre à tous de sortir des véhicules les mains en l’air. Celui qui tenterait le plus petit geste peut risquer sa vie. Quand Modibo est sorti les bras en l’air, Tiékoro est venu se mettre au garde-à-vous pour dire : voulez-vous vous mettre à la disposition de l’armée ? J’ai dit : il n’y a pas de formule de politesse. Prenez-le ; embarquez-le dans l’automitrailleuse. Et puis, les soldats sont venus m’aider et nous l’avons embarqué dans l’automitrailleuse. Ouologuem est venu dire : s’il vous plaît, est-ce que le Président ne peut pas continuer dans sa voiture ?
– Pas question. Ouologuem avait un pistolet mitrailleur sous sa veste. Ce que je n’avais pas remarqué. Mais Séry Coulibaly qui n’avait pas d’arme et qui cherchait à se venger l’avait constaté. Il le lui a retiré et il cherchait des yeux parmi la foule s’il pouvait voir FS. Quand je m’en suis rendu compte, je lui ai dit : -Donne-moi cette arme.- Non je cherche FS. Si je le vois, je l’abats et mon coup d’Etat sera terminé.-Donne-moi l’arme ! -Il s’est exécuté et nous avons pris la route. Dans tous les villages traversés, il y avait du monde pour acclamer le Président Modibo Kéita. Nous levions les bras pour répondre sachant bien qu’ils n’imaginaient pas que Modibo était entre nos mains, en état d’arrestation. On a conduit toute la délégation au siège du Parti où Moussa Traoré nous a donné l’ordre, Tiékoro et moi, d’emmener Modibo au champ de tir de Kati. Nous avons pris une tenue de milicien avec nous et nous sommes partis. Pendant tout le trajet, Modibo est resté la tête baissée sauf au rond-point de Koulouba où aboutissent la route du Point G et celle de Kati. Là il a levé la tête, a regardé dans la direction du Palais jusqu’à ce que le véhicule accomplisse son virage. Puis il a repris la même posture. À cet instant précis, j’ai ressenti un profond sentiment de compassion car je me suis dit que ce regard traduisait l’inquiétude de l’homme par rapport à sa famille qui devait se trouver dans le Palais et dont il ne savait rien. Quand on est arrivé au champ de tir, on lui a demandé de se mettre en tenue de milicien. Après Tiékoro lui a posé la question :
Les Fily Dabo, Hamadoun et Kassoum ont été jugés par un tribunal populaire. Quelque temps après vous les avez graciés. Et après, vous les avez tués. Pourquoi? -Je ne réponds pas à la question. J’ai appris la mort de Fily Dabo, Hamadoun et Kassoum à la radio comme n’importe quel citoyen. Moi j’ai dit : Président, vous n’êtes pas n’importe quel citoyen. Vous avez des détenus que vous avez graciés. Vous apprenez leur mort par voie de radio. Personne ne vous a rendu compte. Quelle a été votre réaction? Il m’a regardé et dit : je ne réponds pas. Vous connaissez quelque chose. Vous apprenez la mort simultanée de gens que vous avez graciés. Il y a un Gouverneur de région et d’autres autorités. Personne ne vous rend compte et vous vous contentez d’avoir appris à la radio. C’est grave. Bon, donc à bientôt. Embarquez !
Modibo Kéita, c’est quelqu’un pour lequel j’ai beaucoup de respect, il faut le reconnaître. À cause de ses liens avec Danfaga, Modibo a trop aimé la Compagnie Para. Et chaque fois qu’on allait lui présenter des vœux, il descendait, se mettait parmi nous et dansait le balafon avec nous. Il nous donnait 100.000 francs à chaque fête de l’année. Il est resté entre nous un fort sentiment d’affection et de respect.
Source : Le Reporter