D’une valeur de 77 millions de dollars, le deal passé avec Aboubakar Hima, dit « Petit Boubé », porte sur l’achat de matériel militaire par le ministère de l’environnement.
Déjà mis en cause en 2020 dans le cadre d’une fraude de plusieurs dizaines de millions de dollars liée à un contrat d’armement dans son pays d’origine, le Niger, Aboubakar Hima, dit « Petit Boubé », refait parler de lui. Au Sénégal cette fois. Nos partenaires de l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP) ont eu accès à un contrat laissant craindre de nouvelles malversations de cet homme d’affaires également recherché par le Nigeria pour d’autres dossiers.
L’article publié mardi 25 octobre sur le site de l’OCCRP affirme en effet que le ministère sénégalais de l’environnement a signé, début 2022, un contrat d’une valeur de 77 millions de dollars pour, notamment, l’achat de fusils d’assaut, de pistolets semi-automatiques et de munitions. Le fournisseur et signataire est Lavie Commercial Brokers, une société quasiment inconnue sur le marché, créée quelques semaines avant que l’accord soit conclu.
Le deal n’a fait l’objet d’aucun appel d’offres et n’a pas été rendu public, conformément aux dispositions légales sénégalaises sur la confidentialité des contrats de défense et de sécurité. Mais l’OCCRP, en partenariat avec le journal israélien Haaretz, a eu accès à une copie du contrat, dont la valeur, selon plusieurs experts, pourrait être surévaluée. Un soupçon nourri par le passé d’Aboubakar Hima, accusé d’avoir détourné plusieurs millions de dollars sur d’autres contrats d’armement au Nigeria et au Niger. Certains de ses avoirs ont d’ailleurs été saisis par les autorités américaines et sud-africaines.
Armement, agriculture et santé
Dans le dossier sénégalais, la suspicion n’est pas seulement liée au curriculum vitæ sulfureux de « Petit Boubé », mais également à l’identité juridique, confuse, des parties prenantes. Ainsi, le nom d’Aboubakar Hima est le seul enregistré sur les documents créant Lavie Commercial Brokers. En revanche, il n’apparaît aucunement sur le contrat avec le ministère sénégalais. Le signataire est un certain David Benzaquen, directeur général de Lavie Commercial Brokers.
Le même David Benzaquen a fondé en 2013 en Israël la société Gour Arye Africa Ltd, rebaptisée Lavie Strategies en 2019. L’entreprise, qui dispose d’une autorisation d’exportation d’armes auprès du ministère israélien de la défense, est également présente au Cameroun, en République démocratique du Congo, au Niger, au Nigeria et en Côte d’Ivoire, selon son site Internet. Outre le secteur de l’armement, elle est active dans l’agriculture et la santé.
S’ils existent, les liens entre Lavie Commercial Brokers, constituée par Aboubakar Hima au Sénégal en novembre 2021, et Lavie Strategies, de David Benzaquen, ne sont pas connus. Mais il est troublant de noter qu’un certain nombre d’autres sociétés portant des noms proches sont liées, séparément, aux deux hommes d’affaires.
Au Burkina Faso, les documents d’enregistrement montrent qu’Aboubakar Hima est le directeur de Lavie Commercial Brokers et Lavie Consulting Ltd, créées en janvier 2022. Au Niger, il est le gérant de Lavie Strategies Ltd et de Lavie Consulting, constituées début 2021. Les registres des sociétés de Dubaï montrent quant à elles l’existence de Lavie Commercial Brokers aux Emirats arabes unis. Aucun propriétaire ou directeur n’est nommé, mais l’adresse électronique de contact est david@lavie-strategies.com, suggérant que David Benzaquen pourrait être impliqué dans la société.
Celui-ci a travaillé pour le marchand d’armes israélien Gabi Peretz. Cet ami proche du président sénégalais, Macky Sall, a fourni des équipements militaires à plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale. Il a également ouvert une ligne de crédit de 300 millions de dollars au profit de l’armée sénégalaise, selon Africa Intelligence. Presque simultanément à ce dernier accord, mais sans qu’aucun autre lien ne puisse être établi, « Petit Boubé » signait avec le ministère de l’environnement.
Contacté par l’OCCRP, Gabi Peretz a affirmé par e-mail ne plus être en contact avec Aboubakar Hima depuis 2015. Il a également précisé que David Benzaquen ne travaillait plus pour lui depuis 2018. « Il ne nous représente pas », a-t-il ajouté. Gabi Peretz indique qu’il n’a jamais entendu parler de la société Lavie Commercial Brokers, ni du contrat sénégalais.
« Un risque de corruption et de surtarification »
Sur le fond, ce contrat soulève plusieurs questions. « Est-il vraiment nécessaire que les gardes forestiers disposent de fusils d’assaut ? », s’interroge le professeur Semou Ndiaye. Ce consultant et chercheur sur la gouvernance économique dénonce un marché « opaque » comportant « un risque de corruption et de surtarification ».
Sous couvert d’anonymat, un analyste dans le secteur de la sécurité au Sénégal juge « très peu probable » le besoin du ministère de l’environnement d’acheter pour plusieurs dizaines de millions de dollars d’armes : « Il y a eu récemment des combats entre l’armée et les rebelles [indépendantistes] de Casamance, mais je ne suis pas au courant d’incidents majeurs avec les gardes forestiers. » Il s’étonne également qu’un contrat « aussi important puisse être signé sans l’implication des forces de sécurité, alors que le ministère de l’environnement n’achète évidemment pas d’armes pour l’armée ».
L’implication comme partenaire d’un négociant soupçonné de fraudes auprès d’autres gouvernements est également surprenante. « Aucun acheteur responsable, qu’il s’agisse d’une agence gouvernementale ou d’une entreprise privée, ne fait affaire avec un individu qui a des antécédents de transactions frauduleuses », estime Richard Messick, ancien responsable des questions de déontologie institutionnelle à la Banque mondiale : « Il se peut que les accusations portées contre M. Hima soient sans fondement, mais un acheteur responsable lèverait tous les doutes avant de passer un contrat avec lui. »
L’OCCRP n’a pas pu confirmer si les armes ont été livrées. Le contrat couvre un large éventail de matériels et de services, allant des fusils et munitions aux bateaux, camionnettes et voitures, en passant par des uniformes et des cours de formation au pilotage de drones.
Les journalistes de l’OCCRP n’ont pas réussi à joindre Aboubakar Hima. Les questions envoyées à son avocat nigérian, Kayode Ajulo, ne lui ont pas été transmises. « Je ne fais pas de telles courses », a déclaré ce dernier. De son côté, Haaretz a contacté par téléphone David Benzaquen, qui a refusé de répondre aux questions. Les ministères sénégalais de l’environnement et des finances n’ont pas répondu aux questions écrites.