Expert-comptable de renom, auteur d’ouvrages, auditeur comptable-financier et de nombreux articles dans la presse malienne et internationale, Siné Diarra a accepté de nous éclairer sur certains points de l’affaire. Suivez…
MALI TRIBUNE : M. Diarra, que pensez-vous de ce qu’il faut appeler désormais “affaire Bakary Togola“ ?
Siné Diarra : D’abord c’est un fait. On ne donne pas d’opinion sur les faits. On cherche à comprendre comment ils se sont produits. Et on les juge. Un accident s’est produit, la question n’est plus à savoir s’il aurait dû ou n’aurait pas dû se passer. Non, les morts et les blessés sont là, on s’en occupe. On cherche à comprendre les circonstances et séquences de l’accident pour situer les responsabilités et appliquer les sanctions prévues. C’est ce qui est en train d’être fait dans ce que vous avez qualifié “l’affaire Bakary Togola“.
MALI TRIBUNE : Que pensez-vous des montants du détournement ?
S. D.: Faisons attention, quelle que soit l’ampleur d’un événement, il faut dépassionner les débats et rester professionnel. Des anomalies, des irrégularités peuvent être commises dans toute gestion, des manquants peuvent être constatés aussi à tout moment. Mais seul le juge est habilité à qualifier une anomalie, une irrégularité, un manquant de “détournement“.
Et pour qualifier l’anomalie, le juge cherche à réunir assez de preuves. On dit qu’il “instruit le dossier“. Cela doit se passer dans le plus grand secret, la plus grande discrétion, la plus grande quiétude, sans forte pression, notamment de la part de la presse. L’équipe de “Mali Tribune” est à féliciter. Maintenant la pression doit baisser pour que “l’instruction du dossier” se passe sans interférence, dans la quiétude et le professionnalisme requis.
Vous comprenez donc que les montants sont encore provisoires, ils pourraient être plus importants ou moins importants à la fin de “l’instruction du dossier”, (Ndlr : Comme l’a d’ailleurs dit le procureur dans son point de presse). En raison du “secret” qui entoure l’instruction, personne ne pourrait dire le montant exact.
MALI TRIBUNE : des imitations de signatures du PDG de la CMDT, de nombreuses techniques de fraudes utilisées, comment tout cela a été possible sans que personne ne s’en rende compte, notamment les contrôleurs comme les auditeurs financiers ?
S. D. : Faisons attention. En raison de la crise politico-sécuritaire qu’il traverse, notre pays fait l’objet de toutes les attentions du monde entier. Si les techniques décrites dans la presse, sont avérées, ce serait très grave pour l’image de notre pays.
La CMDT, une des plus grandes sociétés nationales a sa comptabilité tenue par des comptables de très hauts niveaux, sa trésorerie suivie au quotidien par d’excellents financiers, ses comptes bancaires surveillés, rapprochés périodiquement, ses comptes certifiés par des professionnels,
Les banques, elles aussi, dans leur système de sécurité ont reçu les “spécimen de signatures” de tous les signataires des chèques, virements et autres instruments de paiements émis sur les comptes bancaires de la CMDT, pour justement vérifier et s’assurer de la validité des signatures apposées sur les instruments de paiement,
L’Entité elle-même, la C-SCPC ou Apcam, a son propre système de gestion financière qui pourrait contenir des précautions comme les “doubles signatures”, le “barrement des chèques”, etc. Elle a sa propre comptabilité tenue par des comptables de hauts niveaux et les comptes pourraient être certifiés par des professionnels.
Et une seule personne serait-elle arrivée à déjouer, pendant plusieurs années, tous les systèmes en place ? Cela est sérieusement très inquiétant. Et que penserait alors l’investisseur étranger qui a mis des milliards dans notre économie ? Se sentirait-il vraiment en sécurité en apprenant tout cela ? Que tous les systèmes sont faciles à déjouer dans notre pays?
Comment le scandale a été révélé ? A-t-il été révélé par le contrôle interne de l’Apcam, par la CMDT qui aurait constaté une dégradation de sa trésorerie ou d’une banque en quête de confirmation de bonnes signatures ou s’agit-il de dénonciation de personnes mises de côté, donc de règlement de comptes ?
L’instruction permettrait d’en savoir plus sur les méthodes et techniques décrites dans la presse.
Au-delà des ferveurs que l’on peut constater par-ci et par-là, la première leçon que l’on peut tirer, c’est que nous avons de sérieux problèmes dans les systèmes de gestion de nos structures publiques et privées.
MALI TRIBUNE : Vous pensez donc qu’il a des complices ?
S.D. : Une fois de plus, c’est au juge et seulement à lui, de donner le qualificatif approprié à tous les intervenants dans la chaine qui aurait permis la réalisation des anomalies avérées.
MALI TRIBUNE : M. Diarra, vous avez consacré cinq publications dans nos colonnes sur la “gouvernance d’entreprise“ dans les Entités privées, ne pensez-vous pas que la gouvernance de la C-SCPC a sa part de responsabilité ?
S. D. : Il ne s’agit pas de “penser”, mais de prouver des faits relayés dans la pesse. Toute Entité publique ou privée a son mode de gouvernance clairement prévue dans les textes qui la régissent. La gouvernance est investie de missions précises. L’instruction s’intéressera forcément à l’exercice de la gouvernance dans l’Entité gérée par Monsieur Togola.
MALI TRIBUNE : Vous pouvez être un peu plus précis ?
S. D. : Oui, personne ne travaille seul. Par exemple “l’Organe d’administration et de gestion” adopte le budget établi par la direction générale. Cette adoption équivaut à une sorte “d’autorisation” pour réaliser certaines opérations, généralement des dépenses.
Le budget est exécuté et les opérations sont comptabilisées pour l’établissement des états financiers par la Direction générale qui sont ensuite approuvés par un autre Organe.
Une fois de plus, eu égard au dossier d’instruction, c’est au juge seul, de situer la responsabilité de tout intervenant dans la chaine de réalisation des opérations.
MALI TRIBUNE : Si j’ai bien compris, il aurait agi sans autorisation, par exemple au cas où la C-SCPC ne faisait pas de budget ?
S. D. : Je précise. Si la gestion budgétaire fait partie du “système de gestion de l’entité”, le fait de ne pas établir un budget est déjà une “faute de gestion”. Mais si le budget est établi, le fait pour un responsable, de dépasser les limites des pouvoirs conférés par les textes et le système de gestion, est un “agissement hors budget” donc non autorisé par l’instance qui a adopté le budget, même si on peut l’expliquer.
MALI TRIBUNE : Est-ce que le procureur ne devrait pas s’entourer d’autres compétences ?
S.D. : Je m’en tiens à ma première réponse.
MALI TRIBUNE : Dans cette affaire, que pensez-vous des rôles des comptables et cabinets comptables assermentés qui ont produit et certifiés les comptes de la CMDT et de la C-SCPC ?
S. D. : Vous savez c’est presque une tradition. Les comptables et cabinets comptables sont systématiquement pointés du doigt dès la révélation d’un scandale financier. C’est normal puisque ce sont des risques du métier tout comme l’effondrement d’une infrastructure est un risque couru par tout architecte concepteur ou la mort d’un patient est un risque couru par tous les médecins traitants.
MALI TRIBUNE : Mais la mort peut ne pas être la faute du médecin ?
S.D. : Ah oui sans aucun doute, tout comme l’effondrement d’une infrastructure peut ne pas être forcément une faute commise par l’architecte concepteur du plan. Les professionnels comptables ne se dérobent pas d’éventuelles responsabilités qui seraient les leurs. Mais il est bien possible aussi qu’ils aient recommandé des bonnes pratiques non suivies par les responsables de l’entité, telles que l’instauration des doubles signataires, la mise en place de manuels de procédures, les interdictions d’opérer hors procédures, pour cela le recrutement d’un auditeur interne chargé de veiller à l’application des procédures consignées dans le manuel, proposé des corrections, donné des conseils non mis en œuvre par les responsables de l’Entité.
MALI TRIBUNE : Mais que pouvez-vous faire si on ne met pas en œuvre vos recommandations ?
S. D. : Peu de choses, sinon rien. Ecoutez, vous contactez votre architecte pour un immeuble à 5 niveaux, vous en faites 7 niveaux, qu’est-ce qu’il peut faire ? L’immeuble s’écroule, est-il responsable ?
Votre médecin vous prescrit une ordonnance. Vous n’achetez pas les médicaments prescrits ou vous les achetez dans les “pharmacies par terre”, votre patient décède, le médecin est-il responsable de cela ?
Il en est de même des experts comptables, combien de rapports de recommandations dorment dans les tiroirs ?
C’est ce qu’on appelle les limites des métiers. Aucune profession n’est la panacée.
Et c’est pourquoi aussi, en matière de responsabilité civile et pénale, ils ont ce qu’on appelle une “obligation de moyens” c’est-à-dire qu’ils doivent mettre en œuvre tout leur savoir pour que les choses fonctionnent bien, de sorte que si le bon fonctionnement souhaité n’est pas atteint, ils ne sont forcément responsables. Ils n’ont pas “d’obligations de résultat”.
MALI TRIBUNE : M. Diarra, vous vous inquiétiez dans un article paru dans les “Echos hebdomadaires“ N°1393 du 19 février 2016 “Normes d’expertise comptable judiciaire : Quand la justice devient source d’insécurité judiciaire“, vous concluiez qu’elle “déstabilise la paix sociale, freine l’investissement et contribue de ce fait à l‘augmentation du chômage“.
Dans MALI TRIBUNE BI-HEBDO N°44 du 23 août 2019, vous publiez un article “Les risques courus par notre pays“ dans lequel vous rêvez d’un « Mali uni où règne la justice, le levier le plus important pour la stabilité et la paix sociale de tout pays“ et un “Mali exemplaire où le Procureur de la République joue pleinement sa mission de défense des intérêts de l’Etat et des deniers publics pour le bonheur des citoyens“, M. Diarra êtes-vous satisfait de ce Procureur ?
S. D. :(Sourires). Ce n’est pas à moi d’être satisfait d’un Procureur en particulier et de la justice en général. Non, c’est à la justice malienne toute entière de faire en sorte que les filles et les fils de notre pays et leurs partenaires étrangers soient fiers d’elle.
Propos recueillis par
Abdrahamane DICKO
Mali Tribune