La pluie tombe sur l’ACI 2000, centre d’affaires de Bamako. L’eau submerge les voies de ce quartier huppé en débordant des canaux d’évacuation, bouchés par les ordures et de la boue. Logé, au deuxième étage d’un immeuble de la place, Yassine Diarra (nom d’emprunt) répond aux appels téléphoniques. Ses quatre téléphones sonnent l’un après l’autre. Une file de gens attend à la réception pour pouvoir le rencontrer. Son entreprise opère dans différents domaines : logistique, exportation de l’or vers Dubaï, matériaux de construction, bureautique et matériel informatique. Grand de taille, teint noir, ce jeune homme est très occupé. Yassine Diarra, visiblement au sommet de sa gloire, se glorifie du fait qu’il arrive à se faire la part belle sur quelques marchés publics, mais pas sans difficultés.
Normal dans un pays où l’accès des Petites et moyennes entreprises (PME) aux marchés publics s’apparente à un véritable parcours du combattant. Pour espérer s’en sortir il importe de connaître les codes, s’adapter aux manières de faire et savoir partager le profit avec l’administration. «Il n’y a pas de chemin tracé pour avoir des marchés, surtout pour les PME. Les critères et autres sont mis pour mettre la forme. Si tu n’es pas prêt à mettre la main à la poche, il sera très difficile d’avoir un marché ici. Pour en avoir, il m’arrive de déposer 30 millions Fcfa là où il faut. Dès fois, ça ne passe pas. Si par hasard quelqu’un mise plus, c’en est fini pour toi, car tu ne peux pas aller réclamer ton argent», raconte-il, avant de parcourir son carnet d’audiences.
Pour lui, les entrepreneurs non maliennes qui opèrent sur notre territoire raflent souvent des marchés, non pas parce qu’ils exécutent mieux les travaux, mais parce qu’ils mettent plus sous la table. «Le drame au Mali, c’est que les responsables donnent la priorité aux étrangers. En échange, ils prennent quelques ristournes», déplore un autre entrepreneur, sous couvert d’anonymat.
L’accès aux marchés publics est directement lié à l’accès aux financements, tranche le président de l’Organisation patronale des entrepreneurs de la construction au Mali (Opecom). Boubacar H. Diallo, ingénieur en constructions civiles et chef d’entreprise, confirme : «Les grandes entreprises structurées ont accès aux marchés publics, mais les Petites et moyennes entreprises (PME) qui n’ont pas accès aux financements, ne peuvent pas accéder aux marchés publics».
CAUTION BANCAIRE- Pour lui, le concours des banques est sollicité dans tout le processus d’exécution des marchés. Cela, précise-t-il, à travers une garantie de soumission, une garantie de bonne fin, une caution bancaire d’avance de démarrage représentant 20% du montant du marché. L’entreprise, pour pouvoir rester dans les délais contractuels et éviter les pénalités de retard, doit continuer à demander l’appui de la banque à travers des lignes de crédit, explique l’ingénieur en constructions civiles. Il arrive que les travaux soient réalisés à 100% pendant que l’Autorité contractante qui est l’État ou un de ses démembrements n’a payé que 30% et ceci a également un coût, ajoute le chef d’entreprise. S’y ajoutent, selon lui, les contre-garanties à apporter pour couvrir les risques. Donc «l’accès aux marchés publics est conditionné à l’accompagnement des banques qui n’accompagnent pas les entreprises pauvres», déduit Boubacar H. Diallo.
Pour une PME, qui est une entreprise disposant d’un chiffre d’affaires annuel inférieur à un milliard de Fcfa après taxe, l’accès au marché public s’avère être alors un véritable parcours du combattant. Afin de les soutenir pour les aider à grandir, les Premiers ministres Oumar Tatam Ly et Moussa Mara avaient émis des lettres circulaires demandant aux responsables concernés de les prendre en compte dans le cadre de l’attribution des marchés publics de l’État. Ces deux lettres circulaires n’ont malheureusement pas été suivies d’effet, déplore le président de l’Assemblée permanente des chambres des métiers du Mali (APCMM), Mamadou Minkoro Traoré. Pourquoi ?
Les directions des finances et du matériel (DFM) ne les appliquent pas convenablement, déplore-t-il. «C’est une lettre politique des chefs de gouvernement qui ne dit pas comment l’appliquer, par conséquent ils ne peuvent pas se hasarder à nous donner des marchés. En somme, ces lettres ne sont pas explicites», rapporte Mamadou Minkoro Traoré. Nos multiples tentatives pour faire réagir certains directeur des finances et matériels (DFM) sont restées infructueuses.
Face à ce refus, l’APCMM a, lors du Salon international de l’artisanat du Mali (Siama), demandé au président de la République de transposer la lettre circulaire en décret, rappelle Mamadou Minkoro Traoré. Ce qui a donné naissance au décret 2018/0473 P-RM du 18 mai 2018 portant sur l’orientation de la commande publique vers les PME et la production nationale. «En ce qui nous concerne, nous avons établi la liste des entreprises artisanales préqualifiées pour la commande publique mais malheureusement les marchés sont toujours attribués par copinage ou gré-à-gré», déplore le patron des artisans, confirmant que la commande publique a lieu, mais reste «très timide».
Le «règlement n° 01/214/CM/UEMOA portant Code communautaire de l’artisanat de l’Union économique et monétaire ouest-africaine est également on ne peut plus clair quant à l’attention particulière à accorder aux PME notamment artisanales dans l’attribution des marchés publics. Le chapitre 1 traite de «l’accès aux marchés publics». Son article 62 : facilitation de l’accès aux marchés, stipule que «les États membres sont tenus de faciliter l’accès des artisans et des entreprises artisanales aux marchés publics et prennent à cet effet toutes les mesures appropriées».
MUTUALISER LES MOYENS- Ces exhortations ne semblent pas suffisantes pour faire fléchir les directeurs des finances et du matériel qui, selon plusieurs témoignages, continuent d’agir selon leur bon vouloir. D’autres opérateurs économiques estiment que les retro-commissions ne suffisent plus pour assouvir les désirs mercantiles de certains fonctionnaires chargés de passer les marchés. Ils sont devenus eux-mêmes des chefs d’entreprise en créant des sociétés prête-nom afin de s’accaparent des marchés publics, accusent-ils.
De telles pratiques constituent une menace réelle et pour l’économie nationale et pour les emplois. Un chef d’entreprise (mobiliers de bureau), rencontré dans les locaux de l’APCMM, confirme que ces manières de faire malsaines contribuent à la destruction de milliers d’emplois. Il employait auparavant une centaine de personnes (maîtres artisans, ouvriers, apprentis), contre dix personnes aujourd’hui. La plupart de ses collègues ont licencié de nombreux employés. «L’administration encourage une concurrence déloyale favorisant des étrangers. Ces derniers ne payent ni taxes, ni impôts…», déplore-t-il.
Cette concurrence déloyale est faite en faveur des entreprises occasionnellement créées pour bénéficier d’un marché spécifique. Elles profitent pour ce faire de certaines dérogations au Code des marchés publics, explique le président de l’Opecom.
Ces entreprises qui ne sont même pas membres de nos organisations, finissent par disparaître immédiatement avec les impôts et les taxes, affirme Boubacar H. Diallo. Il ajoute que la concurrence déloyale est également organisée par certaines entreprises régulièrement installées mais qui créent plusieurs entreprises parallèles pour participer aux mêmes dossiers d’appel d’offres afin de se donner plus de chances, violant ainsi le Code des marchés publics. «Nous avons commencé nous-mêmes à réunir les preuves afin de les dénoncer devant l’Autorité de régulation des marchés publics et des délégations de service public», prévient-il.
Nos tentatives pour faire réagir la direction générale des marchés publics et des délégations de service public (DGMP-DSP) et l’Autorité de régulation des marchés publics et des délégations de service public, sont restées sans suite.
Pour permettre aux PME de peser lourd dans la balance, Boubacar H. Diallo leur suggère de se regrouper pour unir leurs forces afin d’être davantage compétitives. En effet, le chef d’entreprise estime qu’il y a beaucoup d’entreprises qui se créent à longueur de journée.
Chacun veut son entreprise à lui seul, les opportunités de marchés sont faibles vu les nombreux défis auxquels le pays est confronté. Le mieux, propose le patron de l’Opecom, c’est de mutualiser les moyens. Afin, argumente-t-il, de pouvoir faire face à la concurrence et donner plus de gages aux banques surtout que le marché malien est très poreux comparé à celui des autres pays de notre espace économique et monétaire.
Oumar SANKARÉ
Source : L’ESSOR