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Abandon du franc CFA: qu’est-ce que l’Afrique de l’Ouest va y gagner?

Si elle est «historique», la réforme du franc CFA annoncée le 21 décembre depuis Abidjan ne concerne, pour l’instant, que huit États ouest-africains. Selon ses détracteurs, elle reste donc «incomplète» et en «trompe l’œil». Sputnik France a tendu son micro, à Dakar, aux principaux intéressés pour savoir ce qu’ils en pensaient. Décryptage.

Rien dans les briefings du voyage officiel d’Emmanuel Macron en Côte d’Ivoire du 20 au 22 décembre n’avait laissé présager un abandon du franc CFA, qui fête ses 74 ans ce 26 décembre. En tous cas, pas officiellement car les quelques journalistes –parmi la dizaine triée sur le volet- qui ont accompagné le chef de l’État français dans son périple ivoirien, puis au Niger, ont fini par avouer qu’ils avaient été mis dans le secret des Dieux. Avec consigne, toutefois, de n’en piper mot tant que le Président ivoirien, Alassane Ouattara, n’en aurait pas fait l’annonce en sa qualité de président de la Conférence des chefs d’État de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa).

«Les décisions actées le 21 décembre 2019 à Abidjan représentent un tournant majeur vers la mise en place de l’Éco et n’affectent en rien l’usage quotidien du Franc CFA par les populations et les entreprises de l’Uemoa», a estimé pour sa part, dans un communiqué, Tiémoko Meyliet Koné, gouverneur de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (Bceao), dont le siège est à Dakar.

Se voulant rassurant face à la vague de critiques qui ont fusé de toutes parts contre cette réforme jugée «incomplète» et en «trompe l’œil», le gouverneur de la Bceao, qui est ivoirien, a affirmé que les accords de coopération monétaire qui liaient jusque-là à la France avaient été profondément remaniés «en vue de permettre aux économies de l’Uemoa de se préparer à l’Éco», précise ce communiqué rendu public lundi 23 décembre et dont Sputnik France a pu obtenir une copie.

Or, a rappelé le gouverneur de la Bceao, depuis sa création le 28 mai 1975, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), qui regroupe 15 États membres, dont le Nigeria et le Ghana, a fait de la création de la monnaie unique de la Cedeao l’un de ses objectifs fondamentaux. À compter de cette date, en effet, cet objectif a été régulièrement réaffirmé par les plus hautes autorités de la Cedeao et, notamment, le 29 juin dernier à Abuja au Nigeria où le choix du nom pour cette monnaie a été annoncé. Il s’agit de l’Éco, dont le rôle sera d’«améliorer les échanges entre les différents pays membres, renforcer la stabilité et la résilience des économies et impulser une croissance forte, durable et inclusive au niveau de la région.»

«Par ailleurs, dans l’optique de faire de l’Éco le fondement du dynamisme de l’union économique, ainsi que de la prospérité des populations des pays concernés, les plus hautes autorités de l’Uemoa ont souhaité conserver deux piliers clefs de la stabilité monétaire de la zone. Il s’agit du  maintien du taux de change fixe par rapport à l’euro (qui assure la parité actuelle) et de la garantie de convertibilité illimitée de la monnaie par la France», a encore précisé Tiémoko Meyliet Koné dans ce communiqué.

Selon la Bceao, les trois mesures annoncées le 21 décembre à Abidjan rendent caduques les anciens accords monétaires liant la France aux huit États membres de l’Uemoa (Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée-Bissau, Mali, Niger, Sénégal, Togo). D’où la nécessité d’en signer un nouveau. Ce qui a été acté à Abidjan par les deux ministres concernés, le président du conseil des ministres de l’UEMOA, le ministre béninois de l’Économie et des Finances Romuald Wadagni, ainsi que son homologue français, Bruno Le Maire. L’autre zone monétaire de la «zone franc», la Cemac, qui regroupe six États membres (Cameroun, République centrafricaine, République du Congo, Gabon, Guinée équatoriale, Tchad.) ainsi que les Comores, qui font également partie de cette zone, ne sont pas, pour l’instant, concernées.

Concrètement, ce qui va changer avec la signature de cet accord dont l’entrée en vigueur est immédiate, c’est le «nom de la monnaie Franc CFA en Éco, lorsque les pays de l’Uemoa intégreront la nouvelle zone Éco de la Cedeao», selon le communiqué de la Bceao. Cette mesure signe de facto la disparition du franc CFA en Afrique de l’Ouest, même si elle ne peut pas être immédiate, puisque d’autres coupures vont devoir être mises en circulation pour que ce changement devienne effectif. La deuxième mesure est «l’arrêt de la centralisation des réserves de change au Trésor Français, la fermeture du compte d’opérations et le transfert à la Bceao des ressources disponibles dans ce compte.» Celle-là, en revanche, sera immédiate. De même que la dernière concernant «le retrait de tous les représentants français dans les organes de décision et de gestion de l’Union monétaire ouest africaine (Umoa): Conseil d’Administration de la Bceao, Commission bancaire et Comité de Politique Monétaire.»

La Cedeao, en plein dilemme maastrichtien

Interrogé, le journalise financier Adama Wade, directeur de publication de Financial Afrik qui aspire à devenir «le Wall Street Journal de l’Afrique», se déclare convaincu, pour sa part, que cet abandon du franc CFA par les États membres de l’Uemoa va permettre à l’Afrique de l’Ouest de «gagner en indépendance et souveraineté monétaire.» Il regrette, néanmoins, le «populisme» dont font preuve nombre de ses confrères et la plupart des opposants sur le sujet «qui ne repose sur rien», selon lui.

«Avec le système du franc CFA rattaché à l’euro, le centre de décision des États de la zone franc était partagé entre Bercy avec le Trésor français, la Banque centrale européenne et la Bceao. Avec ce nouvel accord concernant l’Éco et l’Uemoa, la triangulaire Paris, Francfort, Dakar disparaît pour huit d’entre eux puisque la centralisation des réserves de change des États africains concernés se fera, dans un premier temps, à la Bceao (au lieu de la Banque de France actuellement), puis ensuite à la future Banque centrale de la Cedeao. L’Afrique de l’Ouest y gagnera en maturité économique et monétaire. Car ses réserves de change seront désormais investies selon des instruments et sur des places financières choisies par ses États membres», commente Adama Wade au micro de Sputnik France.

Certes, l’Éco de l’Uemoa continuera -dans un premier temps- à être rattaché à l’euro (1 euro = 655 francs CFA). Mais, après la phase de transition dans un système de parité fixe, les huit États membres de la zone Éco/Uemoa, élargie ensuite à l’ensemble des 15 États de la Cedeao, «auront la possibilité d’ajuster leur taux de change en fonction de leurs orientations et objectifs puisque la flexibilité du taux de change selon un panier de monnaies restant à définir a été prévue», note-t-il. Pour lui, l’Afrique de l’Ouest se retrouve donc, aujourd’hui, en plein «dilemme maastrichtien» compte tenu de la très grande différence entre les 15 États membre de la Cedeao en matière de respect des critères de convergence par rapport aux huit de l’Uemoa.

«Il est évident qu’avec une inflation maîtrisée entre 3 et 4% et un taux de change fixe jusqu’à présent lui assurant une certaine stabilité, les États membres de l’Uemoa risquent d’avoir un choc en créant une zone monétaire avec un poids lourd comme le Nigeria. Ce pays connaît actuellement des taux d’inflation frôlant les 12% et dévalue régulièrement sa monnaie, le niara», commente Adama Wade.

Il en veut pour preuve le retour du Mali, en 1984, dans la zone franc après en être sorti dans les années 60. «Ce qui avait entraîné une onde de choc sur tout le système bancaire de l’Uemoa», se souvient-il. Le Nigeria, à l’instar des autres pays de la zone monétaire des États de l’Afrique de l’Ouest (Zmeao) à fort taux d’inflation et dévaluations compétitives comme le Ghana, le Liberia ou la Sierra Leone, vont donc essayer de «gagner du temps», selon lui, avant de se conformer à l’orthodoxie monétaire de l’Uemoa. Car si l’Éco est, sans conteste, la monnaie de la Cedeao, «les critères de convergence pour que cette monnaie commune soit viable sont ceux de l’Uemoa», estime-t-il.

«La question demeure de savoir si, sur le plan politique, le Nigeria est prêt à renoncer au confort monétaire qui était le sien jusqu’à présent. Car l’orthodoxie monétaire telle que pratiquée par les États membres de l’Uemoa, qui a permis de faire converger les économies de la zone, ne faisait pas partie de ses options jusqu’à présent. Sa tactique a été de demander à ces États d’apporter la preuve de la rupture de leurs liens effectifs avec le Trésor français. Avec le nouvel accord, c’est chose faite même si la France reste le garant en dernier ressort de l’Éco/Uemoa jusqu’à ce qu’il se fonde dans l’Éco/Cedeao», explique le directeur de publication de Financial Afrik.

Lors de sa 56e session à Abuja, le 21 décembre, la Cedeao a approuvé l’accord signé à Abidjan pour l’entrée en vigueur de l’Éco/Uemoa, demandant qu’il y ait accélération en 2020 au sein de la Zmeao. Et pour permettre à l’ensemble des 15 Etats membres de la zone de remplir les critères de convergence en vue de l’avènement de l’Éco/Cedeao, -ce qui est loin d’être le cas actuellement-, cette dernière a annoncé la création d’un fonds de soutien à la convergence. Pour Adama Wade, c’est le plus court chemin «pour que la convergence de vues sur la nécessité de faire la monnaie commune devienne une réalité dans les faits», ironise-t-il.

Restera, ensuite, à imprimer les nouveaux billets. Car un changement de monnaie suppose un changement des coupures en circulation. Or, que ce soit pour l’Éco/Uemoa comme pour l’Éco/Cedeao, aucune annonce officielle n’a encore été faite quant à qui et où ces billets seront imprimés.

«Il est probable que la fabrication des nouvelles coupures va rester en dehors de l’Uemoa, car il n’y a pas de société capable de le faire dans la zone. Le Nigeria et le Ghana pourraient, toutefois, en décider autrement puisqu’eux impriment leur propre monnaie depuis longtemps», pronostique le patron de Financial Afrik, dont le siège est à Dakar.

Cristallisation du sentiment anti français

Au-delà des critiques, nombreuses, rejetant sur le franc CFA et, par ricochet, sur la France, tous les maux dont souffrent aujourd’hui les États africains de la zone franc, Adama Wade appelle de ses vœux à un sursaut de la part des responsables comme des populations ouest-africains.

«Ce projet de nouvelle monnaie commune doit nous servir de catalyseur pour une nouvelle prise de responsabilités. Or, il suffit de regarder comment le Nigeria a fermé sa frontière avec le Bénin et ses autres voisins, -en ignorant tous des traités de la Cedeao-, pour se rendre compte qu’il y a non seulement un problème d’orthodoxie monétaire dans notre zone, mais aussi de gouvernance», argue-t-il.

Pour lui, rien d’étonnant à ce que ce soit le franc CFA qui cristallise le mieux le rejet de la tutelle étrangère, en l’occurrence celui de la France. Mais si le sentiment anti-français s’est nourri d’une «décolonisation souvent inachevée ainsi que du problème de plus en plus mal géré par Paris des flux migratoires», il n’en reste pas moins que la France ne peut être tenue pour seule responsable de la pauvreté persistante de l’Afrique. «Comme elle a toujours été le garant de la monnaie, rien de plus facile que de rejeter sur elle l’entière faute de l’appauvrissement de l’Afrique dite francophone!», constate le journaliste financier. D’autant que celui-ci coïncide avec la crise sécuritaire actuelle dans le Sahel et que «ce sont les forces françaises qui sont au premier rang», note-t-il.

«Or, pour exister vraiment, nos États doivent être tenus pour responsables de leurs actes et gérer la monnaie en fonction de leurs intérêts. Ce qui n’est pas vraiment le cas car les opinions publiques africaines continuent de dédouaner les dirigeants africains préférant les boucs émissaires. C’est un vrai problème. Le budget des États de la zone sont, pour tout ou partie, financés par l’étranger et notre sécurité dépend aussi de l’étranger. De quelle souveraineté peut-on, dans ce cas, se prévaloir qui ne soit pas relative et que sur le papier?», s’interroge-t-il.

Pour lui, avec l’accord d’Abidjan, l’Uemoa comme la Cedeao gagnent au change. À condition que les chefs d’État des pays concernés «prennent leur responsabilité historique» y compris dans la gestion des réserves de change. Et que les États de la Zmeoa «acceptent de se mettre à niveau» et de «se discipliner» à l’instar de ceux qui sont bien gérés sur le plan de l’orthodoxie monétaire, martèle-t-il.

Un avis qui est loin d’être partagé par des économistes comme Demba Moussa Dembélé, exerçant également à Dakar et qui a écrit un livre avec l’un des plus farouches adversaires du franc CFA, le Togolais Kako Nubukpo sur «sortir de l’esclavage du franc CFA. À l’instar de Nathalie Yamb, qui refuse aussi le «kidnapping de l’Éco» par l’Uemoa sous la houlette de la France.

«L’accord Ouattara-Macron ne signifie nullement la fin du CFA, mais se situe plutôt dans la continuité de la servitude monétaire et de la tutelle de la France sur les économies africaines. Ce que demandent les peuples africains c’est la fin du franc CFA et non sa réforme. C’est la souveraineté monétaire que réclament ces peuples, après près de six décennies d’indépendance formelle. Peut-on sérieusement envisager le lancement d’une monnaie unique pour la Cedeao sans le Nigeria et le Ghana, qui représentent plus de 75% du PIB de cette communauté? En faisant un parallèle avec la zone euro, pouvait-on avoir l’euro sans l’Allemagne et la France?», s’est insurgé Moussa Dembélé dans une chronique récente publiée par… Financial Afrik!

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