Le 12 octobre 2012, lors de sa visite officielle à Dakar, François Hollande, président de la République française, déclarait : «La part d’ombre de notre histoire, c’est aussi la répression sanglante qui, en 1944 au camp de Thiaroye, provoqua la mort de 35 soldats africains qui s’étaient pourtant battus pour la France. J’ai donc décidé de donner au Sénégal toutes les archives dont la France dispose sur ce drame afin qu’elles puissent être exposées au musée du mémorial». L’historienne française, Armelle Mabon, rappelle que «Selon le Code du patrimoine, ces archives sont inaliénables et imprescriptibles, c’est-à-dire qu’elles ne pourront jamais être cédées et donc, sortir du domaine public».
Fournir les archives au musée du mémorial est insuffisant. Armelle Mabon et d’autres historiens veulent que la France reconnaisse sa responsabilité et la spoliation ; amnistie ceux qui ont été condamnés ; et réhabilite les Tirailleurs.
Pour rappel, le 1er septembre 1939, l’Europe bascule dans le 2ème conflit mondial du XXème siècle. C’est le début de la «drôle de guerre». Le 2 septembre, la France lance l’avis de mobilisation de tous les hommes, y compris ceux des troupes coloniales. En mai 1940, l’Allemagne lance une grande offensive. Malgré la bravoure des troupes, l’armée française se retrouve en déroute. C’est la «débâcle». Terrifiés par l’avancée de la Wehrmacht, les civils français quittent les villages et les villes, se jetant sur les routes en toute précipitation. C’est «l’exode». Le gouvernement abandonne tout, laissant le maréchal Pétain appeler à cesser le combat le 17 juin et à demander les conditions d’armistice à l’Allemagne. La France est vaincue. Un million de combattants sont faits prisonniers de guerre, parmi lesquels des milliers de Tirailleurs sénégalais. Originaires de tous les pays africains sous occupation coloniale française, ils avaient été enrôlés pour «défendre la mère Patrie», tout comme leurs pères l’avaient été pendant la 1ère guerre mondiale.
Alors que les prisonniers français sont envoyés en Allemagne, les prisonniers «indigènes» sont internés dans les camps «frontstalags», en France occupée, car les Nazis qui prônent la suprématie de la race blanche, ne veulent pas de «Noirs» sur leur territoire. Tous les prisonniers de guerre, en Allemagne ou en France, travaillent sur des chantiers de construction ou dans des fermes.
En 1942, l’Allemagne a besoin de récupérer ses forces militaires pour son offensive vers l’Est. Elle demande à l’armée française qui est sous l’autorité du «régime de Vichy» de prendre le commandement des frontstalags. En octobre 1944, la France, libérée par les alliés, vide les frontstalags et, prétextant l’hiver rigoureux qui s’annonce, décide d’organiser le retour des ex-prisonniers coloniaux vers le continent. C’est en fait une des phases du «blanchiment» de l’armée nationale française afin de la rendre plus «représentative de la France».
Le 21 octobre, deux mille Tirailleurs sénégalais sont ainsi dirigés vers Morlaix, un petit port breton qui n’a pas été détruit par les bombardements. Le navire britannique Circassia doit les ramener jusqu’à Dakar. Arrivé à Morlaix en provenance du frontstalags de Rennes, l’un d’eux, Bady Daou, un Sénégalais, rencontre Monique Buron, sa marraine de guerre. Elle a 16 ans. Ses parents l’avaient autorisée à répondre à l’appel lancé par la Croix Rouge pour soutenir le moral des prisonniers de guerre. Comme toutes les marraines de guerre, sa sœur et elle avaient régulièrement écrit à Bady, leur filleul. Elles lui avaient envoyé des colis de nourriture et quand elles avaient pu, lui avaient tricoté une écharpe, un pull, des gants. Elles lui avaient apporté un peu de chaleur humaine, lui qui ne pouvait rien recevoir de sa propre famille. Les Tirailleurs passent 11 jours à Morlaix. Certains sont accueillis par des familles. Bady est hébergé par les parents de ses marraines. Âgée de 88 ans aujourd’hui, Monique se rappelle la joie partagée de la rencontre avec Bady. Elle détaille ces 11 jours, heure par heure, comme si c’était hier. Les Tirailleurs, au même titre que leurs homologues français, ont droit à une solde réglementaire correspondant à leur statut d’ancien combattant et ex-prisonnier de guerre. Ils le savent. Comparant ce qui est prévu pour les uns et les autres, ils se rendent vite compte que leur sacrifice n’a pas la même valeur aux yeux de la France. On leur explique que cette somme d’argent ne leur sera donnée que plus tard, une fois arrivés à destination.
Ils ont vécu assez longtemps auprès de leurs compagnons de combat pour comprendre que les rapports entre Blancs et Noirs ne se limitent pas à l’autorité coloniale. Ils revendiquent leur dû. «Un esprit de rébellion s’installe dans les rangs», m’explique l’historienne Anne Cousin. Le 4 novembre, trois-cents d’entre eux refusent d’embarquer sur le Circassia. Après une escale à Casablanca où certains semblent avoir choisi de rester, 1280 tirailleurs sont débarqués à Dakar le 21 novembre. Ils sont immédiatement transportés par camion à la caserne de Thiaroye, sous commandement de l’armée coloniale française.
Les Tirailleurs réclament à nouveau leur solde. En vain. Désespérés, fatigués de négocier, ils finissent par retenir le Général Dagnan, quelques heures. Il leur promet, sur son honneur de soldat, qu’ils seront payés s’ils le libèrent. Ils le croient et le laissent aller. À l’aube du 1er décembre, on les réveille. On les fait sortir. Certains sont abattus, d’autres sont blessés. Plus tard, des survivants sont condamnés à des peines de prison. Les chiffres varient. On parle de 35, 70, voire 683 Tirailleurs tués. Osons dire, peu importe.
Ces hommes, quel que soit leur nombre, ont servi la France. Ils ont été froidement massacrés par l’armée coloniale. Aucune autorité civile ou militaire française n’a jamais été condamnée pour ces agissements. Le général Dagnan fut même promu commandeur de la Légion d’honneur en 1946, et nommé commissaire du gouvernement.
Espérons que, d’ici le 1er décembre prochain, la collecte de preuves irréfutables entreprise par les historiens et les universitaires permettra d’entamer une procédure pour que la France, coupable d’avoir truqué l’Histoire, reconnaisse le massacre de Thiaroye et réhabilite ces hommes.
Françoise WASSERVOGEL