“Quatrième moment qui fait réfléchir celui qui fait de l’histoire à la radio : c’était au Mali. Nous étions en mission avec beaucoup d’émissions de France Culture, au début des années 2000, et je m’avise de faire quelque chose sur la bataille de Koulikoro. Koulikoro est une petite ville tout près de Bamako qui a vécu un moment important de l’histoire malienne : la bagarre entre Soumaoro Kanté et Soundiata Keïta, qui est un des très grands héros de l’histoire de l’empire du Mali, au XIIIe siècle. Keïta va rétablir une forme de justice parce que Soumaoro Kanté n’est pas juste : il est considéré comme dur, autoritaire, et parfois dictatorial. Soundiata Keïta va le vaincre dans une bataille originale, puisqu’elle se déroule dans une petite colline. L’historien qui m’accompagne dans cet enregistrement, formé à la Sorbonne et proche du milieu des griots, me raconte une histoire qui fait d’un seul coup trembler mes certitudes d’historien formé à l’université française. On est dans une sorte de petit cirque, une colline, et il me dit : “Voilà, c’est ici que Kanté est parvenu à échapper à Soundiata Keïta. Il y a trois hypothèses : Kanté, c’est cet arbre… il se transforme en arbre, il disparaît.” Et il ajoute : “La deuxième hypothèse, c’est cet oiseau qui tourne au dessus de l’arbre… c’est Kanté qui se transforme au moment où il est poursuivi. Et la troisième hypothèse, c’est qu’il a traversé la montagne.” Alors je dis : “Il est passé par-dessus la montagne ?”. Il me répond : “Non, non, il l’a traversée !”
Je m’aperçois alors qu’il y a différentes manières de raconter l’histoire, que la manière européenne n’est pas la seule. Si on se rend au Vietnam, en Inde, en Afrique, on a d’autres façons de la raconter, la nôtre n’est pas universelle, et se heurte parfois à d’autres types de récits. Et c’est intéressant de penser à ça quand on aborde une histoire mondiale, universelle, connectée, de se rendre compte qu’il y a d’autres critères que les critères purement scientifiques tels qu’ils ont été élaborés aux XIXe et XXe siècles par les Européens, et qui permettent de raconter le passé, de le rendre présent. À partir de là, ça devient absolument passionnant. C’est ce que racontent d’ailleurs les grands historiens, comme Nathan Wachtel quand il évoque la façon dont les Incas, les Aztèques, les populations vaincues par les Conquistadors espagnols ont vécu ce qu’ils avaient vécu, et comment ils l’ont raconté aux populations futures. De mêmes que les Indiens, les Comanches ou les populations d’Amérique du Nord, racontant leurs rencontres avec les populations d’Europe… Ces récits méritent d’être pris en compte pour éviter de tomber dans la vision univoque de l’histoire universelle.”