Après les accusations contre la France de la star malienne de réputation mondiale Salif Keita et la réponse de l’ambassade au Mali, Sputnik France a demandé à Nicolas Normand, ex-ambassadeur au Mali et auteur du «Grand livre de l’Afrique», le pourquoi de ce désamour pour la France qui était, pourtant, intervenue militairement en 2013.
Avec plus de 500.000 vues à ce jour, la vidéo de quatre minutes diffusée le 14 novembre dernier sur Facebook Live (en direct) par l’artiste malien de réputation mondiale Salif Keita est en train de devenir virale au Mali et ailleurs. S’adressant en bambara (la langue locale) au Président malien Ibrahim Boubakar Keïta (IBK), le chanteur lui demande de ne plus obéir à son homologue français Emmanuel Macron, tout en accusant la France de financer les djihadistes.
«Si tu as peur de dire la vérité à la France […], quitte le pouvoir. Celui qui n’a pas peur le prendra, tu passes ton temps à te soumettre à ce petit Emmanuel Macron, c’est un gamin. […] Tu n’es pas au courant que c’est la France qui finance nos ennemis contre nos enfants», a déclaré Salif Keita dans son message filmé.
Réponse du berger à la bergère, dès le lendemain, l’ambassade de France au Mali réagissait dans un communiqué publié sur sa page Facebook et supprimé depuis, dénonçant «avec la plus grande fermeté» des propos au caractère «infondé, diffamatoire et outrancier».
«De tels discours font le jeu de ceux qui cherchent à semer la discorde et entretenir le chaos. Ils sont également une offense à la mémoire des civils et militaires, maliens, français et internationaux, victimes de la barbarie terroriste au Mali», précise ce communiqué.
Fallait-il répondre de cette façon? Pour Nicolas Normand, ambassadeur de France au Mali de 2002 à 2006, même si les accusations de la star malienne reposent sur des rumeurs infondées, elles témoignent en tout cas d’un ras-le-bol – réel – face à une situation sécuritaire qui ne cesse de se dégrader depuis l’intervention de l’armée française en janvier 2013. En effet, loin de reculer, les attaques djihadistes ont fait des dizaines de morts dans les rangs de l’armée malienne, notamment au nord tandis que des violences intracommunautaires, depuis le début de l’année, terrorisent les villageois du centre du Mali quand elles ne les tuent pas. Résultat: une grande partie du territoire malien n’est plus sous contrôle.
Dans un entretien exclusif à Sputnik France, ce normalien, ingénieur agronome et énarque, ancien diplomate et ambassadeur de France pendant près de 15 ans en Afrique du Sud, au Mali, au Congo, au Sénégal et en Gambie, explique pourquoi il pense, lui aussi, que les forces de la Mission de maintien de la paix des Nations unies (Minusma) et du dispositif militaire français Barkhane doivent partir du Mali. Aujourd’hui conférencier et auteur, cet ancien directeur adjoint de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) continue de séjourner régulièrement au Mali. Pour lui, il est grand temps de changer de paradigme au Mali avec une aide lui permettant de refaire marcher ses institutions y compris et, surtout, son armée qui doit, désormais, combattre en première ligne.
Nicolas Normand: «Salif Keita est un grand artiste, mais ce n’est pas un homme politique. Disons qu’il s’est un peu enflammé… Ses propos font écho à des rumeurs qui circulent depuis un certain temps à Bamako. Et je les comprends, même si je ne les excuse pas, parce qu’ils expriment un sentiment de malaise largement répandu aujourd’hui au Mali. Il n’a pas complètement tort quand il affirme que c’est la France qui a rajouté du désordre au désordre existant au Mali. En 2013, l’opération Serval a constitué un péché originel qui ne nous a toujours pas été pardonné par les Maliens. En appuyant les séparatistes du MNLA et en libérant la ville de Kidal, donnée ensuite à ces séparatistes, l’intervention française a empêché l’armée malienne de libérer la totalité du territoire national.
C’est d’autant plus grave qu’aujourd’hui, la ville de Kidal est dirigée par le Haut conseil pour l’unité de l’Azawad (HCUA), un groupe armé signataire de l’accord de paix de 2015 à la tête duquel on trouve Alghabass Ag Intalla. Il est le fils de l’ancien amenokal (chef traditionnel chez les Touarègues) de la puissante tribu des Ifoghas, mais surtout il est l’ancien numéro deux du groupe Ansar Dine d’Iyad Ag Ghali, aujourd’hui à la tête du Groupe pour le soutien de l’islam et des musulmans (GSIM), la plus haute instance du groupe djihadiste Al Quaïda* au Maghreb islamique (AQMI). L’autre grand groupe présent, c’est l’État islamique* au Sahel. Or, Alghabass Ag Intalla, après avoir été au MNLA puis avoir rejoint le groupe djihadiste Ansardine, continuerait d’avoir des liens étroits avec le GSIM d’Iyad Ag Ghali qui, d’une certaine façon, dirige la ville. En tout cas, des éléments du HCUA ont été impliqués dans le terrorisme. Face à cette situation, les Maliens, non sans raison, se demandent à quoi joue la France à Kidal. La ville est devenue de facto une enclave indépendante qui reste sans doute sous l’influence de l’ancien homme fort de la rébellion touarègue à Kidal, Iyad Ag Ghali. Car beaucoup pensent que le HCUA n’est que la façade politique d’Ansardine.»
Nicolas Normand: «Oui car pour les Maliens, il y a un jeu trouble de la France à Kidal dont ils ne comprennent ni les tenants ni les aboutissants. Pour ma part, je pense qu’il s’agit d’une erreur d’appréciation de la diplomatie française, dès le départ, dont elle n’est pas encore sortie. L’armée française, avec l’accord de l’Élysée, voulait soutenir le MNLA, qui est ouvertement séparatiste, au lieu de choisir le groupe du général el Hadj Ag Gamou (Touareg opposé à Iyad Ag Ghali et anti-séparatiste), par exemple. Si le but était de rechercher des alliances sur le terrain, ce dernier aurait tout aussi bien pu aider l’armée française. Pour moi, c’est une erreur de casting dont nous sommes encore en train de payer le prix.»
Nicolas Normand: «Non, car la force Barkhane qui a pris, ensuite, la place du dispositif Serval n’a pas non plus eu les résultats escomptés. Au contraire, les attaques djihadistes se sont multipliées, et même étendues géographiquement jusqu’au Burkina Faso voisin. Ces résultats, très décevants aux yeux des populations qui en subissent directement les conséquences, ne sont guère surprenants. Barkhane n’était pas et n’est toujours pas en mesure, pour des raisons militaires et techniques, de venir à bout du phénomène djihadiste. D’où un enlisement qui est considéré par les Maliens comme un échec des forces françaises et, donc, de la France.
Fin de la discussion
Écrivez un message
Se rajoute à cela une dimension fondamentale dont on ne tient pas suffisamment compte à Paris: en 2013, c’est l’armée française, c’est-à-dire l’armée de l’ancien colonisateur, qui a libéré le nord du Mali. Or, six ans plus tard, Barkhane est toujours là. Ceci est ressenti comme une humiliation permanente par les Maliens puisque, d’une certaine façon, la France a mis sous tutelle l’armée malienne. D’où les rumeurs complotistes qui sont du pain bénit pour les groupes djihadistes. Voir que la population rejette leur adversaire principal sur le terrain puisque la France est la seule à se battre en première ligne leur donne, bien sûr, un avantage psychologique auprès des Maliens.»
Sputnik France: Mais pourquoi les Maliens disent-ils que la France veut les piller?
Nicolas Normand: «Cela fait partie de la même incompréhension. Comme si l’armée française était venue pour exploiter les mines hypothétiques ou réelles du nord du Mali. C’est de l’ordre du fantasme car, bien évidemment, les militaires français ne sont pas des géologues. Mais ce qui est encore plus absurde, c’est de dire que l’armée française est complice des djihadistes touarègues ou qu’elle les armerait avec l’intention de créer le chaos au Mali afin d’affaiblir le pays et de laisser, ainsi, les puissances occidentales le piller.
Ce qui est sûr, c’est que compte tenu de la diversité ethnique qui prévaut au Mali, cette façon de privilégier un groupe sur un autre et de n’en désarmer aucun a fini par déclencher des réactions chez les autres communautés touarègues, ainsi que chez les Peuls et les Songhaïs, majoritaires au nord du Mali par rapport aux Touarègues. L’autre conséquence du désordre créé par la France, c’est que l’on assiste à une tribalisation des conflits armés au Mali et cela, bien sûr, est une pente extrêmement dangereuse.»
Sputnik France: Y a-t-il une protection de l’Algérie à l’égard d’Iyad Ag Ghali et, dans ce cas, comment cela aurait-il pu influencer la situation à Kidal?
Nicolas Normand: «Pas officiellement, en tout cas. On sait néanmoins que Iyad Ag Ghali a été proche des Algériens à une époque, mais quant à sa protection par les services secrets algériens, cela n’a jamais pu être prouvé. Des soupçons, tout au plus, mais aucune preuve…Même si, du fait de l’erreur d’appréciation de la France au départ, on a fini par récompenser les groupes armés du nord du Mali au lieu de les sanctionner. L’accord d’Alger a été une erreur magistrale puisqu’il n’a pas exigé des groupes armés qu’ils commencent par se désarmer avant d’entamer le processus politique. Au contraire, l’un des principaux buts de cet accord, c’est leur maintien jusqu’à leur réintégration dans les rangs de l’armée malienne. Or, et c’est là l’un des griefs majeurs des Maliens vis-à-vis de cet accord d’Alger – qui reste très impopulaire jusqu’à aujourd’hui parce que, d’une certaine façon, il a été imposé par la France –, il y a 63.000 nomades ex-combattants qui sont inscrits dans le processus de DDR prévu par cet accord, alors que l’armée malienne ne compte que 16.000 hommes! Quant à l’embauche de certains de ces ex-combattants dans l’administration malienne, elle est tout aussi problématique puisque la plupart d’entre eux sont analphabètes.»
Sputnik France: Au Forum de Dakar, cette semaine, les Présidents sénégalais et mauritaniens ont appelé à un renforcement du mandat de la Minusma pour essayer de sortir de l’impasse actuelle au Mali. Qu’en pensez-vous?
Nicolas Normand: «C’est une très mauvaise idée. Je peux vous assurer que les États-Unis et les autres membres permanents du Conseil de sécurité, y compris la France, seront les premiers à s’y opposer. Surtout si c’est pour donner à la Mission de maintien de la paix des Nations unies un mandat de lutte contre le terrorisme qui, de toute façon, serait complètement inefficace.
Il n’y a qu’un seul exemple sur la planète d’une force militaire offensive de Casques bleus. C’est la création, en mars 2013, de la Brigade d’intervention de la Monusco. Et personne ne voudra refaire la même chose au Mali. En effet, la Résolution 2098 du Conseil de sécurité avait donné comme mandat précis à cette brigade de neutraliser les groupes armés à l’est de la RDC. Certes, elle a réussi à vaincre le M23 grâce aux gros moyens déployés par l’Afrique du Sud et aux hélicoptères ukrainiens. Mais, depuis cinq ou six ans, elle s’avère particulièrement inefficace pour lutter contre les exactions et les attentats terroristes perpétrés par le groupe islamiste ADF. Aussi, cette brigade, qui est composée de 2.000 hommes sur les 20.000 que compte la Monusco, devrait-elle bientôt être dissoute et la Monusco retirée.»
Sputnik France: Alors, que faire si on ne peut pas avoir recours à la Minusma?
Nicolas Normand: «Il reste le G5 Sahel, mais je ne pense pas non plus que ce soit la solution idéale. Certes, ce concept était attractif pour les bailleurs de fonds, même si chaque bailleur pose ses propres conditions pour financer. Du coup, le G5 Sahel apparaît de plus en plus comme une usine à gaz. Mettre ensemble cinq armées – faibles – de cinq pays en développement, avec des financements extérieurs de surcroît, n’est pas la solution la plus simple. Et c’est peut-être pour cela, d’ailleurs, que ça ne marche pas!
Les Américains sont beaucoup plus pragmatiques en ayant systématiquement recours à une aide
bilatérale pour tout ce qui touche aux questions de défense et de sécurité en Afrique. Toutefois, en l’occurrence, au Mali, la France est bien consciente que le statu quo avec la force Barkhane déployée en première ligne ne peut plus durer. La remplacer par le G5 Sahel n’étant pas non plus envisageable, il ne reste donc plus qu’à faire en sorte que les Maliens prennent eux-mêmes les choses en main afin d’assurer leur propre sécurité.»
Fin de la discussion
Écrivez un message
Sputnik France: Concrètement, qu’est-ce que cela suppose de faire?
Nicolas Normand: «Eh bien de commencer par accepter de passer en seconde ligne, tout en appuyant l’armée malienne, voire burkinabè le cas échéant, avec du matériel logistique, du renseignement, de la formation et surtout des équipements! Jusqu’à présent, la position française a toujours été de se substituer aux armées africaines. Cette défiance doit cesser et faire place à un changement d’approche sur le terrain. Car il est illusoire de penser que les militaires français peuvent gagner la bataille contre les djihadistes dans un pays aussi vaste que le Mali. C’est à l’armée malienne et à elle seule de faire le job!
Depuis 2013, l’armée française a considéré que puisque l’armée malienne avait été défaite par une bande de coupeurs de route, elle était incapable de combattre. Depuis, elle persiste dans cette erreur au lieu de tout faire pour remettre à niveau les forces armées maliennes. Ce qui aurait dû être fait dès le départ… C’est vrai que ce n’est pas facile de se mettre en deuxième ligne. Et les Américains ont aussi eu beaucoup de mal en Afghanistan. Mais il n’est jamais trop tard pour bien faire. Il est temps de faire confiance à l’armée malienne, d’arrêter de dire que ce sont tous des corrompus et de l’équiper de façon à ce qu’elle puisse combattre!»
Sputnik France: Est-ce que cette mise à niveau de l’armée malienne sera suffisante?
Nicolas Normand: «Bien sûr que non, car il faut aussi pouvoir traiter les racines du mal. Or, il n’y pas que les moyens militaires qui sont à privilégier dans la lutte contre le terrorisme. On doit aussi comprendre que ce problème prolifère en l’absence de l’État. Il faut donc, partout où c’est possible, rétablir des sous-préfets, des maires et des services publics de base. Il faut aussi que, sur le terrain, les fonctionnaires maliens sachent se faire apprécier de la population. Autrement, la population choisira les djihadistes puisqu’elle a besoin de toute manière d’ordre et de protection.
Fin de la discussion
Écrivez un message…
Source sputniknews