Il y a tout juste 100 ans, par une froide nuit de janvier, le paquebot Afrique coulait au large de Bordeaux dans une mer déchaînée. Parmi les quelques 600 passagers, 192 tirailleurs sénégalais qui rentraient chez eux après avoir servi la France durant le premier conflit mondial. Il n’y eut en tout qu’une trentaine de survivants. Une tragédie injustement oubliée.
Il faut se souvenir du 12 janvier 1920. Il faut, cent ans plus tard, se souvenir des 568 personnes qui périrent dans le naufrage de L’Afrique, au large de Bordeaux. Il faut, cent ans plus tard, honorer la mémoire des 192 tirailleurs sénégalais qui étaient à bord de ce paquebot et espéraient rentrer chez eux après avoir mené une guerre qui n’était pas la leur.
Les faits sont documentés grâce au travail de Roland Mornet (La tragédie du paquebot Afrique, Geste Editions), mais ils ne sont guère connus, absents des livres d’histoire, comme gommés de la mémoire dans un pays qui, pourtant, aime se raconter.
Pour ceux qui n’en ont jamais entendu parler, résumons. L’Afrique est un paquebot mixte de la Compagnie des chargeurs réunis (CCR). Pendant toute la durée de la Première Guerre mondiale, il a assuré la liaison Bordeaux-Dakar. Décoré de la légion d’honneur le 20 janvier 1919, son capitaine est Antoine Le Dû, 43 ans, un homme aimé et expérimenté. Le 7 janvier 1920, le permis de navigation est renouvelé au paquebot après une série de réparations. A priori en état de prendre la mer, il largue les amarres deux jours plus tard, à 19 heures, et entame la descente de la Gironde depuis Bordeaux. À bord, un équipage de 135 hommes. Les blanchisseurs sont des « indigènes sujets français », tout comme les neuf « boys ».
Pour le reste des passagers, Roland Mornet avance un chiffre de 467 personnes. Le nombre de militaires blancs ayant embarqué pour rejoindre Saint-Louis du Sénégal, Brazzaville ou le Tchad est longtemps resté sujet à caution.
« La confusion est plus grande encore concernant les tirailleurs qui ne sont sénégalais que de nom, hors 34 à destination de Dakar, c’est à Conakry que doivent débarquer 72 autres, mais sont-ils tous pour autant Guinéens ? demande Mornet. Certains sont peut-être Maliens. 86 doivent être laissés au warf de Grand-Bassam devant Abidjan. Si vraisemblablement beaucoup sont ivoiriens, il peut s’y trouver des Voltaïques. Ces hommes ont combattu sur le front de Salonique et à Gallipoli, c’est la raison pour laquelle ils ont été démobilisés plus tardivement que leurs camarades ayant combattu sur le sol français, les redoutables nettoyeurs de tranchées, rescapés des tueries d’Argonne, d’Artois, de Verdun ou des Flandres… », écrit l’ancien capitaine.
Trente-quatre rescapés
Le temps est mauvais, les marins savent qu’au sortir du fleuve, ce sera pire. Le 10 janvier au matin, L’Afrique atteint la mer, déjà grosse. À 10 heures, le chef mécanicien demande au capitaine de ralentir l’allure en raison de la présence d’eau dans la chaufferie. Antoine Le Dû obtempère, tandis qu’on cherche l’origine de la fuite. Le temps forcit, les pompes fonctionnent jusqu’à ce que des résidus de combustion du charbon viennent boucher les tuyaux d’aspiration. Au soir du 10 janvier, le navire commence à donner de la bande. Vers minuit, le commandant décide de dérouter, mais virer de bord s’avère impossible par manque de vitesse.
Antoine Le Dû lance un appel au secours par télégraphie sans fil (TSF) le 11 janvier, à 7 heures du matin. Le Cèdre et La Victoire, deux remorqueurs basés à Rochefort, reçoivent l’ordre de se préparer, tandis que Le Ceylan, autre paquebot de la CCR, se déroute à 8 h 20 pour porter secours à L’Afrique.
Le paquebot, privé d’énergie électrique, dérive dans le noir. Le Ceylan, qui ne peut prendre le risque de toucher le plateau de Rochebonne, doit s’éloigner. Vers 22 heures, L’Afrique heurte le bateau-feu en acier indiquant le haut-fond. Une nouvelle voie d’eau s’ouvre dans sa coque. Peu après trois heures du matin, ce 12 janvier 1920, le navire pique de l’avant et sombre.
Le lendemain matin, le Ceylan récupère neuf membres d’équipage et treize Sénégalais sur un radeau. L’un d’eux, Mamadou N’Diaye, décédera peu après. Il n’y aura en tout que 34 rescapés.
Sacrifice imposé des soldats « indigènes »
Dans les journaux, une certaine émotion… qui s’estompe vite avec la victoire surprise de Paul Deschanel sur Georges Clemenceau à l’élection présidentielle. Bien entendu, une enquête est aussitôt diligentée auprès des survivants et des experts pour établir les causes du drame. Des demandes d’interpellation sont déposées à l’Assemblée nationale et mises à l’ordre du jour, le 18 mars 1920, débouchant sur de longs débats – en particulier sur la responsabilité de la CCR et sur celle de la société de classification Veritas.
Dans les années qui suivent, entre 1923 et 1930, la CCR sera plusieurs fois assignée en justice par les familles des passagers – définitivement déboutées en juillet 1931. Seules celles des membres d’équipage ont, vraisemblablement, été indemnisées. Le mystère entourant la première voie d’eau ne sera jamais élucidé. Pour Roland Mornet, elle serait le fait d’une épave « tueuse » non répertoriée de l’estuaire qui aurait percé la carène de L’Afrique.
Nous attendons que la France, par la voix de son président peut-être, prononce officiellement leurs noms, à haute et intelligible voix
L’épave gît aujourd’hui par 45 mètres de fond au nord du plateau de Rochebonne. La France, ingrate, a oublié les passagers de L’Afrique et le sacrifice imposé de ses soldats « indigènes ». En mémoire du drame, la Côte d’Ivoire a émis un timbre, en 1990. Mornet a lui-même bataillé pour l’installation d’une stèle, aux Sables-d’Olonne, en mémoire des naufragés, où leur mémoire sera honorée les 11 et 12 janvier prochain. Il en existerait une autre dans le cimetière de Conakry, à la mémoire des tirailleurs.
Mémoire
Est-ce suffisant ? Non. Dans cette tragédie, le destin des tirailleurs sénégalais qui rentraient chez eux interroge un pan complexe de l’histoire de France, puissance coloniale qui s’accapara les richesses et les chairs d’un continent. Les héros africains qui disparurent en cette nuit de janvier 1920, tout comme les rares qui survécurent, ont des noms. Lai Sako, Gore N’Diaye, Birame Sassoune, Amadou Diop… et nous n’écrirons pas « etc » : nous attendons que la France, par la voix de son président peut-être, prononce officiellement leurs noms, à haute et intelligible voix. Nous avons une dette envers eux.
Interpellé en 2016 par l’association Mémoires & Partages, qui a réalisé la seule exposition sur le naufrage et lancé un « plaidoyer pour les tirailleurs naufragés », le président François Hollande avait transmis le dossier à Jean-Marc Todeschini, Secrétaire d’État chargé des anciens combattants et de la mémoire. Depuis, le silence est pesant et il n’y a plus de Secrétaire d’État chargé des anciens combattants et de la mémoire.
Le vivre-ensemble n’est pourtant possible qu’en retrouvant la mémoire de certains moments de notre passé. L’occasion se présente aujourd’hui, 100 ans plus tard. La France et les États africains ont en ce sens une obligation. Les 192 tirailleurs attendent depuis trop longtemps.
Karfa Sira Diallo, auteur, fondateur de Mémoires & Partages
Nicolas Michel, journaliste, romancier
LE COMBAT