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Tiken Jah Fakoly : « le Mali a montré qu’une nation africaine pouvait dire NON »

Le Mali, en turbulences diplomatiques avec l’Occident, notamment la France, est vu par certains Africains au travers du prisme de l’anticolonialisme. De ce fait, la situation du pays attise les réactions de ceux qui se déclarent panafricanistes, dont le reggaeman Tiken Jah Fakoly, qui y vit depuis 20 ans. Dans cette interview, il nous livre sa vision de la transition malienne, du colonel Assimi Goïta, de la CEDEAO, de la France et de la recrudescence des coup d’États en Afrique de l’Ouest…

 

En avril dernier, vous avez appelé la génération « consciente » de l’Afrique à prêter attention au Mali. Qu’est-ce qui a motivé cette déclaration ? Et pourquoi maintenant ? Ce qui a motivé cette déclaration, c’est que le Mali a décidé de mener sa guerre. Le fait que ce soit un pays africain qui ait décidé de se défendre a fait penser que Babylone (l’Occident) allait empêcher cela. Parce qu’ils ont besoin de nous tenir en laisse et de montrer que ce sont eux qui savent faire les choses à notre place. Quand il y a eu cette histoire de bavure à Moura et que j’ai vu les images de l’ORTM, que j’ai comparées à celles des chaînes de télévisions internationales, j’ai vu une nuance. Sur l’ORTM, les populations de Moura ont témoigné et dit que l’armée malienne était venue les sauver, alors que sur les chaînes occidentales c’était autre chose. Ainsi j’ai compris qu’il y avait un matraquage pour salir le Mali, qui a décidé de se sauver. Dans la guerre qu’il mène, le Mali a besoin de toute la jeunesse africaine. C’était important pour moi d’attirer l’attention de cette jeunesse pour lui dire qu’il y avait de la manipulation à l’encontre du Mali, qui a décidé de prendre son destin en main. Que les jeunes Africains suivent et analysent les choses de près. Nous ne devons pas suivre à l’aveuglette.

Le Mali est dans une phase transitoire depuis août 2020. Quel regard portez-vous sur cette transition ?

L’objectif principal de la transition menée par les militaires est de libérer le pays. Personne ne peut donner de leçons de démocratie au Mali. En Côte d’Ivoire, le père du multipartisme, c’est Laurent Gbagbo, en Guinée, celui du multipartisme et de la démocratie, on peut dire que c’est Alpha Condé, au Sénégal, c’est Abdoulaye Wade. Mais au Mali aucun parti politique ne peut dire que c’est lui qui a lutté pour l’avènement de la démocratie. C’est le peuple malien qui l’a fait. Donc si ce peuple dit aujourd’hui dans sa majorité qu’il faut d’abord libérer le territoire avant d’aller aux élections, j’y crois. Je pense que l’objectif n’est pas de soutenir les militaires, mais de les encourager à libérer le territoire avant d’organiser les élections. Maintenant, on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs. Il y a peut-être moins de liberté d’expression et aussi des choses qui ne sont peut-être plus comme avant, mais je pense que c’est comme cela dans tout pays en guerre. Certes, tout n’est pas permis, je suis contre certains choses, mais c’est une transition, une situation d’exception. Donc je me dis que lorsqu’on aura les élections et qu’un président sera élu démocratiquement, les libertés acquises vont être remises en place.

Que pensez-vous du colonel Assimi Goïta ?

C’est quelqu’un de très courageux. La dernière fois qu’un pays africain a dit non à l’ancien colonisateur, c’était sous Sékou Touré, en 1958. Après, il y a eu Thomas Sankara, dans les années 80. Et à chaque fois qu’un chef d’État africain dit non, nous retrouvons un peu de dignité. L’impression qu’on a aujourd’hui, ce que l’on ressent en tant qu’Africain, en tant que Malien, c’est que l’on a retrouvé notre dignité avec Assimi Goïta. Je sais qu’il ne veut pas s’accrocher au pouvoir, parce qu’il connaît les Maliens. Le Malien, quand il est d’accord, il est d’accord. Mais le jour où il ne l’est plus, on ne peut plus le maîtriser. Donc, il n’ira pas à l’encontre de ce que veulent les Maliens. Aujourd’hui, certes, il y a des gens qui sont contre la transition, mais je pense que la majorité des Maliens a accepté de mener la lutte avec elle. C’est pourquoi elle continue son chemin. Si Assimi Goïta continue de la mener à bien et organise les élections, il va entrer dans l’histoire.

« Aucun pays africain ne s’en sortira seul », avez-vous l’habitude de dire. Le Mali, aujourd’hui confronté à plusieurs crises, semble être envers et contre tout. S’en sortira-t-il ?

Même si le Mali ne s’en sort pas seul, le pays aura prouvé, à travers ce qui se passe en ce moment, que la liberté à un prix et que si on paye ce prix on peut trouver un chemin. Le fait qu’aujourd’hui le Mali décide d’aller où il veut, n’est pas une liberté donnée à tous les pays africains. Quand un incendie menace votre maison, vous ne choisissez pas entre l’eau de mer et l’eau du fleuve pour l’éteindre. Vous cherchez de l’eau, c’est tout. Le Mali est aujourd’hui dans une période où il cherche de l’eau pour éteindre l’incendie, par tous les moyens. Évidemment, ça ne plaît pas à tous les pays, ce qui rendra bien sûr le chemin difficile pour lui. Ce qui est particulier ici, c’est que c’est le peuple qui a le pouvoir. Ce ne sont pas Assimi Goïta et ses camarades, c’est le peuple lui-même. C’est lui qui a décidé de la situation actuelle. Donc le Mali va avoir du mal à s’en sortir, parce qu’effectivement aucun pays africain ne peut s’en sortir seul, mais il a montré qu’une nation africaine pouvait dire non. En soi, c’est déjà une avancée.

Crise diplomatique avec l’Occident, notamment la France, et embargo de la CEDEAO, est-ce le « Prix à payer » par le pays pour accéder au paradis dont vous parlez dans une chanson ?

Oui ! C’est le prix à payer pour obtenir la liberté. Parce que les pays occidentaux et la CEDEAO veulent faire rentrer le Mali dans les rangs. Que quand on dit à gauche il aille à gauche et que quand on dit à droite il aille à droite. C’est ce dont ils ont envie pour le Mali, parce que tous les autres pays sont dans le rang. Ils sont tous obligés de respecter les règles en place. Tous sont nourris par le biberon du FMI, de la Banque mondiale, etc. Celui qui te donne à manger te donne les ordres. Oui, effectivement, je pense que le Mali est en train de payer le prix de son combat pour la liberté.

Vous vous réclamez Africain tout court, parlant de votre nationalité. Mais on a l’impression que vous vous engagez plus à dénoncer les entraves à la démocratie ivoirienne qu’à la malienne. Pourquoi ?

Quand je parle de la Côte d’Ivoire, je parle de tous États africains, parce qu’ils vivent les mêmes réalités. « Le pays va mal » par exemple, parle de la Côte d’Ivoire, mais c’est une chanson qui s’adapte à d’autres pays. Quand il y a une crise à Madagascar, les manifestants vont jouer « Le pays va mal ». Quand il y a une crise au Togo, au Sénégal… les gens vont jouer « Quitte le pouvoir », etc. Mes morceaux sont adaptés aux pays africains, pas seulement à la Côte d’Ivoire.

Vous dites que le salut de l’Afrique passera par l’Éducation. Vous-même avez construit des écoles. Mais au Mali de milliers d’enfants sont privés d’école à cause de la crise…

C’est l’Éducation qui va réveiller et sauver l’Afrique. C’est pourquoi il faut se battre pour libérer le Mali, pour que ces enfants puissent aller à l’école dans ces zones. C’est le combat qui est en train d’être mené par la transition. Depuis 2013, les Occidentaux sont venus nous aider. On les a accueillis à bras ouverts, on a dansé, on a même brandi le drapeau de la France, mais cela n’a pas empêché les terroristes de gagner du terrain et les enfants d’être privés d’école. Alors que les pays qui sont venus nous aider ont toutes les technologies de combat.

Il y a une recrudescence de coups d’États en Afrique de l’Ouest. Qu’est-ce qui explique cela ?

C’est la mauvaise gouvernance. C’est la démocratie piétinée par ceux qui se sont battus pour elle. Mais les cas sont différents. En Guinée, il y a eu un coup d’État parce qu’il y avait un déficit démocratique, au Mali, il y a eu un coup d’État parce que le pouvoir était faible et n’arrivait pas à combattre les terroristes. Le cas du Burkina Faso ressemble à celui du Mali. Je pense que le fait que la démocratie soit malmenée et que les pouvoirs en place n’arrivent pas à lutter contre le terrorisme fait qu’il y a des coups d’États.

Que pensez-vous des institutions sous-régionales (CEDEAO, UEMOA) et continentale (UA) ?

Je pense que ce sont des institutions qui ne sont plus crédibles.

Pourquoi ?

Parce qu’elles n’ont pas su prendre position dans certaines situations en Afrique à des moments précis.

Quelles situations, plus précisément ?

Par exemple les histoires de troisième mandat. La CEDEAO doit aujourd’hui convoquer une réunion et mettre fin définitivement aux troisièmes mandats, que la jeunesse africaine rejette d’ailleurs. Cela lui donnera plus de crédibilité. Sinon un peu de crédibilité, parce qu’aujourd’hui les peuples africains de l’Ouest ne se sentent plus concernés par elle.

Malgré le temps et l’âge, vous ne vous lassez toujours pas de vous engager dans les combats africains et mondiaux, dont celui contre le changement climatique. Qu’est-ce qui vous motive ? 

Je suis en mission avec le reggae. C’est une musique qui est différente de tout ce que l’on écoute aujourd’hui. Une musique de combat, de revendication, d’éveil des consciences. Je suis en mission et tant que les luttes ne seront pas terminées le reggae doit continuer à combattre.

Ce 11 mai 2022, les Rastas ont commémoré le 41ème anniversaire de la mort de Bob Marley. Que reste-t-il aujourd’hui de l’esprit du Rastafarisme ?

L’esprit du Rastafarisme existe. La preuve, on continue à commémorer la disparition de Bob Marley. Aujourd’hui, qui sont les gens que l’on commémore ? Le Prophète Mahomet (PSL), Jésus Christ (PSL)… Cela veut dire que le Rastafarisme est toujours en place. Cela veut dire que le combat que Bob Marley a commencé continue avec les reggaemen d’Afrique 41 ans après.

Si vous veniez à disparaître aujourd’hui, que voudriez-vous que les gens retiennent de vous ?

Que j’ai fait ce que je pouvais pour changer les mentalités sur mon continent. Que j’ai fait tout ce que je pouvais pour éveiller les consciences, parce que personne ne viendra changer l’Afrique à notre place. Si elle doit changer, cela passera par nous. C’est à ce combat que j’ai consacré ma vie.

Propos recueillis par Aly Asmane ASCOFARÉ

Source : Journal du Mali

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