Théoricien du jihadisme global, il s’est distingué par sa critique argumentée de la stratégie de l’ex-chef d’Al-Qaïda. Et il passe même, aux yeux des Américains, pour être son possible successeur.
Personne ne sait où il se trouve. Mais deux ans et demi après la mort d’Oussama Ben Laden, il dispose de nombreux atouts pour devenir le vrai patron du terrorisme post-Al-Qaïda. Libéré, dit-on, en décembre 2011 par Bachar al-Assad, Abou Moussab al-Souri aurait quitté la Syrie. Mais pour quelle destination ? On évoque le Yémen, repaire d’Al-Qaïda dans la péninsule Arabique (Aqpa). À moins qu’il ne soit resté dans son pays, nouveau ventre mou de la région. Incroyable cynisme du pouvoir de Damas qui aurait libéré à dessein un jihadiste confirmé en pleine guerre civile ? Voire.
Né en 1958 dans une famille de la petite bourgeoisie alépine, Souri, de son vrai nom Mustafa Setmariam Nasar, est un routard du jihadisme global. Étudiant ingénieur en mécanique de l’université d’Alep, il rejoint en 1980 un groupe militant émanant des Frères musulmans. Avec ses camarades, il assiste, impuissant, à la répression féroce du soulèvement armé de Hama, en 1982. Souri rumine depuis les leçons de cette défaite infligée par les troupes de Rifaat al-Assad, le frère du président syrien de l’époque. Dans ses écrits, le militant sans frontières naît à ce moment-là. Il part s’entraîner dans des camps secrets en Jordanie puis en Égypte. Ceinture noire de judo, cet homme charpenté détonne avec sa barbe et ses cheveux roux, ses yeux verts. Pratique pour se fondre dans la foule à Londres, où il a vécu au mitan des années 1990.
Auparavant, Souri était en Andalousie, terre mythique des conquérants musulmans, où il est arrivé en 1985. Il épouse Elena Moreno, une ancienne gauchiste qui se convertit à l’islam et avec qui il a quatre enfants. Dans un milieu plutôt macho, Souri cultive les attentions galantes. Un ami barbu s’en étonne. Il répond : “Nous, les Syriens, savons y faire.” Sur place, il entre en contact avec d’autres jeunes islamistes. Il rencontre le “chef d’Al-Qaïda en Espagne”, Abou Dahdah, et un certain Tayssir Allouni, futur journaliste à Al-Jazira. Naturalisé espagnol, Souri est désormais libre de ses mouvements. En 1994, il s’installe à Londres, s’impose comme l’un des leaders de la diaspora islamiste et devient l’un des responsables de la revue Al-Ansar, dirigée par le Jordanien Abou Qatada.
Mais déjà, Souri lorgne l’Asie centrale. Il a déjà voyagé au Pakistan et en Afghanistan dès 1987. Il aide à organiser des camps d’entraînement pour les moudjahidine lancés contre l’occupation soviétique, notamment ceux du Palestinien Abdallah Azzam, l’un des idéologues qui influencèrent Ben Laden. Véritable “architecte du jihad global”, selon l’ouvrage de référence que lui a consacré le chercheur norvégien Brynjar Lia, il est un “dissident, un esprit critique, un intellectuel au sein d’un courant idéologique où l’on s’attendrait à trouver plutôt de l’obéissance”. Le livre où il expose sa doctrine, Appel à la résistance islamique mondiale, publié sur internet en décembre 2004, peut être lu comme une critique argumentée de la stratégie de Ben Laden.
Une bible de jihadisme
Cette bible du jihadiste (1 600 pages) peut sembler répétitive. C’est en réalité un redoutable manuel d’endoctrinement dont se seraient inspirés des personnages aussi divers que le Jordanien Abou Moussab al-Zarqaoui, le Français Mohamed Merah ou les frères Tsarnaev, Américains d’origine tchétchène auteurs présumés de l’attentat de Boston en avril 2013, et même le Norvégien Anders Behring Breivik. Souri expose une théorie à rebours de celle d’Al-Qaïda, dont il prédisait la logique suicidaire. Dès son retour en Afghanistan en 1998, il s’était opposé à la stratégie du terrorisme spectaculaire. Dans un courriel au chef d’Al-Qaïda en 1999, retrouvé à Kaboul fin 2001 par des journalistes américains, il moque le goût affiché par Ben Laden pour les médias : “Notre frère a été contaminé par la maladie des écrans, des flashs, des fans et des applaudissements.” Piquant, quand on sait que Souri a monté plusieurs interviews du Saoudien, dont celle avec Peter Bergen, de CNN, en 1997.
Instruite par la débâcle en Afghanistan, la stratégie de Souri s’appuie, elle, sur des individus ou de petites cellules qui pourraient se former et s’armer tout en restant indépendants. Seul moyen d’échapper à la surveillance et à la lutte antiterroriste. Pas d’organisation, pas de filière, pas de capture. “L’ennemi est fort et puissant, nous sommes faibles et pauvres. La guerre sera longue. Notre seule voie est celle d’un jihad révolutionnaire au nom d’Allah”, écrit-il. Cette lutte culminant, dans ses fantasmes les plus fous, avec une guerre chimique ou des bombes à composants radioactifs sur le sol américain. “Une bombe sale pour un pays sale”, s’amusait-il.
Abou Moussab al-Souri disparaît des radars
Au même moment, les États-Unis en font l’un des terroristes les plus recherchés, offrant une récompense de 5 millions de dollars (3,7 millions d’euros) pour sa capture. Réponse de Souri : “Je prie Dieu pour que l’Amérique regrette amèrement de m’avoir provoqué et poussé à la combattre par la plume et par l’épée.” Mais c’est un homme aux abois qui écrit ces lignes. En novembre 2005, la sinistre ISI – l’agence pakistanaise de renseignements – le capture à Quetta, capitale du Baloutchistan. Emprisonné à Rawalpindi, il est rapidement livré aux Américains. Souri disparaît des radars. Son nom n’apparaît pas dans les listes des prisonniers de Guantánamo. Comme d’autres “détenus de haute valeur”, il est trimbalé entre les prisons noires de la CIA, comme la base secrète de Diego Garcia, perdue au milieu de l’océan Indien, avant d’être remis aux Syriens.
Le retour en force de ses anciens enregistrements vidéo et audio sur les forums jihadistes laisse à penser, selon les spécialistes du terrorisme, qu’il ne va pas tarder à réapparaître. Mais d’autres pensent au contraire que, après avoir passé plus de six ans entre les mains des services secrets les plus brutaux de la planète, Souri a perdu toute crédibilité aux yeux de ses anciens compagnons.
Source: Jeune Afrique