“Cinquième et dernier élément de trouble de celui qui arrive, assuré de son propre savoir européen ou forgé de l’université en France, sur des terrains qui ne sont pas les siens… C’est une expérience un peu limite, particulière, que l’on a vécue lorsqu’on s’est trouvé embarqués dans un moment particulier : le vingtième anniversaire du génocide des Tutsis du Rwanda.
On se retrouve dans un bus, c’était un voyage organisé par des historiens et historiennes français, Hélène Dumas, ou encore Stéphane Audoin-Rouzeau… Il y avait là des spécialistes des massacres staliniens, de la Shoah, de la Première Guerre mondiale, du Cambodge… de tous les grands massacres et génocides du XXe siècle. On était aussi accompagnés de survivants. On se trouve là confrontés à autre chose : une communauté humaine en déplacement, avec des liens qui se tissent entre les uns et les autres. Nous sommes français et ils sont rwandais, rwandaises, nous sommes des gens supposés être du côté de la science et de la discipline historique, eux et elles sont des témoins de l’histoire vécue dans leur chair… et tout ça se met en place, en rythme, pendant les dix jours de notre voyage d’études. Nous parlons le matin, le midi, le soir, de crimes de masse, de génocides, de meurtres de masse en comparant, en tentant de comprendre ce qui était spécifique à ce génocide rwandais. Et on est touché au plus profond quand on se retrouve dans un endroit où on est en train de vider une fosse commune datant de vingt ans plus tôt. On nettoie les ossements des uns et des autres, des femmes brossent les os pour enlever les lambeaux de chair qui restent encore dessus… on est dans un moment très particulier, de confiance, de discussions qui permet de dépasser cette question de la méfiance vis-à-vis des témoignages, de la façon dont on réfléchit en ne mélangeant pas les registres. On se retrouve embarqués, presque “embedded”, comme disent les journalistes de guerre, avec des survivants d’un génocide comme celui-ci, tout en gardant notre libre arbitre, en évitant de nous laisser piéger par l’émotion. Mais elle est là, forcément, et à un certain moment, elle vient nous dépasser, nous submerger. Je me souviens d’un moment où Emilienne Mukansoro, qui était l’une des survivantes, nous emmène dans la maison de ses parents qui a été détruite. On se retrouve avec une pluie qui se déclenche sur nos têtes, on l’écoute parler de la disparition de sa famille et de sa volonté de reconstruire cette maison, qui a été redétruite plusieurs fois par les voisins… Et ce moment-là, qui est une sorte d’acmé de cette rencontre, on le garde très profondément dans notre cœur, la réalisatrice Séverine Cassar, et moi-même. Il est devenu un moment très particulier de notre propre histoire de médiateurs d’histoire.”
Source: franceculture