Le rapport Savoy-Sarr commandé par Emmanuel Macron ouvre la possibilité pour des objets collectés en Afrique durant la colonisation d’être rendus à leur pays d’origine. Mais comment opérer ces restitutions inédites et controversées ?
Comment restituer les œuvres et objets d’art du patrimoine africain pillés pendant la colonisation française ? À cette question épineuse s’attaque un long rapport de 240 pages, remis le 20 novembre au président Emmanuel Macron. Le rapport documente l’historique des collections de dizaines de milliers d’œuvres, en particulier ceux détenus par le Musée du Quai Branly, préconise une méthodologie de discussion avec les pays concernés et suggère une chronologie de restitutions. Pour quels objets, remis à qui, et dans quelles conditions ?
France 24 a épluché ce rapport écrit par Bénédicte Savoy, historienne de l’art spécialisée de l’histoire culturelle des patrimoines artistiques en Europe, professeure au Collège de France, et par Felwine Sarr, écrivain et économiste, professeur à l’université Gaston-Berger de Saint-Louis du Sénégal. Tous deux appellent sur RFI à ce que “les lignes bougent” et que le “processus historique en marche soit irréversible”.
1. Des “restitutions pérennes” ou une “circulation des objets” ?
Lors de son discours du 28 novembre 2017 à Ouagadougou, le président français annonçait sa volonté d’œuvrer à ce que “d’ici cinq ans, les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique”. Puis dans la lettre de mission adressée aux deux rapporteurs en mars 2018, Emmanuel Macron évoquait la “circulation des œuvres” allant jusqu’à de possibles “restitutions, temporaires ou définitives”. Les deux universitaires Bénédicte Savoy et Felwine Sarre ont préféré, dans leur rapport, “lever l’ambiguïté très vite”, et ne retenir que l’hypothèse d’une “restitution pérenne”.
“L’organisation d’expositions temporaires pour marquer le ‘retour’ d’œuvres qui seraient ensuite renvoyées en France en attendant que les États propriétaires soient équipés doit selon nous être évitée”, explique le rapport, qui cite “plusieurs exemples passés ayant montré l’effet délétère produit sur les publics africains par le ‘second départ’ d’œuvres qu’ils croyaient revenues”. Les universitaires évoquent l’exposition “Béhanzin, roi d’Abomey” à la Fondation Zinsou au Bénin en 2006-2007, qui avait été “prolongée en raison de son succès auprès du public béninois” et avait “eu un retentissement important sur le continent”. Une telle circulation a pourtant été “contemporaine du refus par la France d’ouvrir le débat sur la restitution des objets concernés”, rappellent Bénédicte Savoy et Felwine Sarr. Autre exemple cité : l’exposition “Ciwara, collections du musée du quai Branly” qui a voyagé au Musée national de Bamako au Mali en 2011.
Le débat n’est cependant pas clos et l’idée d’une restitution pérenne ne fait pas l’unanimité. Stéphane Martin, président du principal musée concerné, le Quai Branly, regrette que ces “propositions maximalistes” du rapport Savoy-Sarr “ouvrent un champ de ‘restituabilité’ complète”. Interrogé par l’AFP, Stéphane Martin estime que l’Élysée n’endossera pas l’idée de restitutions massives.
Effectivement, les termes du communiqué élyséen publié le 23 novembreévoquent la possibilité d’une simple circulation des œuvres. “Conformément à son engagement, le président de la République souhaite que toutes les formes possibles de circulation de ces œuvres soient considérées : restitutions, mais aussi expositions, échanges, prêts, dépôts, coopérations, etc.”, énonce le communiqué.
La restitution est cependant d’ores et déjà au programme. Dans le même communiqué, la présidence Macron décide de “restituer sans tarder 26 œuvres réclamées par les autorités du Bénin”, à savoir les prises de guerre du général Dodds dans le palais de Béhanzin, après les sanglants combats de 1892, appelés le “sac d’Abomey” : statues zoomorphes et insignes royaux ont ensuite été remis au Musée d’ethnographie du Trocadéro, dont la collection a ensuite été intégrée au Musée du Quai Branly.
2. Qui décide des restitutions ?
Bénédicte Savoy et Felwine Sarr suggèrent que le tout premier geste soit de donner à chaque pays concerné l’inventaire des œuvres spoliées. Pour que chacun sache ce que recèlent les musées français. “Rien que pour le Mali, il y a trois volumes qui pèsent trois kilos”, affirme l’historienne Bénédicte Savoy sur RFI.
Les collections du Quai Branly recèlent essentiellement des objets des anciennes colonies françaises : le Tchad est le premier de la liste, avec plus de 9 000 pièces détenues. Viennent ensuite le Cameroun (7 838 pièces), l’île de Madagascar (7 590), le Mali (6 910), la Côte d’Ivoire (3 951), le Bénin (3 157), la République du Congo (2 593), le Gabon (2 448), le Sénégal (2 281) et la Guinée (1 997).
Le rapport Savoy-Sarr préconise ensuite que la demande de restitution émane des pays concernés et concerne en premier lieu les butins collectés lors d’expéditions punitives et de sacs menés au cours d’opérations militaires. Il cite, outre les œuvres qui seront restituées au Bénin, le butin de guerre fait à Ségou au Sénégal (trésor d’El Hadj Omar Tall / Ahmadou) ou encore les objets tirés de l’expédition punitive dans Benin City au Nigeria par l’armée britannique en 1897 – leur restitution est réclamée “depuis plusieurs décennies par le Nigeria et occupe une grande place dans l’imaginaire public (plusieurs films grand public sur le sujet, existence d’un ‘Benin Dialogue Group’ international, etc.)”, rappelle le rapport.
“Aucune restitution ne se fera sans demande. Les pays concernés choisiront les œuvres importantes d’un point de vue culturel, symbolique, historique. Des commissions bipartites seront ensuite créées”, suggère Felwine Sarr sur RFI, “et les demande examinées en fonction des critères argumentés”. “Les conservateurs que nous avons rencontrés ne sont pas intéressés de tout reprendre d’un coup, ils sont intéressés par des objets à valeur symbolique. Ce n’est pas tout ou rien”, explique encore l’universitaire sénégalais.
C’est là également que se niche le désaccord avec la direction du Quai Branly. L’idée d’une “commission mixte” pour chaque demande de restitution déposée par un État déplaît à Stéphane Martin. “En droit français, ce serait une très grande innovation qu’un État étranger soit à parité avec la nation française pour déterminer ce qui est à juste titre ou pas dans son patrimoine”, relève-t-il.
3. À qui seront remises les œuvres ?
Les juristes consultés pour ce rapport “ont conseillé que les restitutions se fassent d’État à État, en ayant confiance dans le fait qu’ils redistribueront dans les communautés et les chefferies traditionnelles ce qui leur revient légitimement”, explique Bénédicte Savoy sur RFI.
Comment savoir d’où viennent les objets ? “Les mission ethnographiques et scientifiques ont documenté les lieux géographiques de provenance, parfois avec des détails fournis. On peut croiser ces documents aux savoirs des communautés de base, qui ont produit les objets”, estime encore l’historienne de l’art. Felwine Sarr cite le cas, au Mali, d’un “objet récupéré pour son rituel par une communauté, qui ensuite le ramène au musée. Quand le rituel est de nouveau nécessaire, l’objet repart. C’est un cas intéressant d’allers-retours entre les communautés et les musées”, relève l’économiste. En outre, “les objets qui peuvent être revendiqués par plusieurs communautés peuvent circuler, même de façon transfrontalière”, suggère-t-il.
Les deux rapporteurs insistent sur l’existence d’infrastructures muséales sur le continent africain. “Nos séjours dans plusieurs pays d’Afrique nous ont fait prendre la mesure des variétés de dispositifs d’accueil potentiels : de l’institution ultramoderne (comme le Musée des civilisations noires, à Dakar) à la ‘case patrimoniale’ (palais du roi de Bafoussam, au Cameroun) ; des musées de facture classique et de haute tenue (musée national du Mali, à Bamako) à des formes traditionnelles de conservation vitalisées par des architectures et des concepts novateurs (nouveau musée du palais des rois Bamoun, à Foumban, au Cameroun). Sur tout le continent africain, les lieux du patrimoine existent, ils sont nombreux dans certains pays et relèvent de typologies variées”, note le rapport Savoy-Sarr.
L’existence de 500 musées sur le continent africain reste un “impensé”, selon Felwine Sarr, qui estime qu’il n’existe “pas de problème d’infrastructure”. S’il existe certes des “lieux où il reste un travail à faire, qui présente des déficits et des manques, il ne faut pas généraliser au continent”.
4. Toutes les œuvres d’art ont-elle vocation à être restituées ?
Les circonstances violentes de l’appropriation de certains objets comme butins de guerre ne font pas de doute – l’histoire du sac d’Abomey en 1892 est documenté dans le détail, pour prendre l’exemple des œuvres réclamées par le Bénin. Toutefois, la totalité des 90 000 œuvres africaines contenues dans les collections nationales françaises, dont 70 000 rien qu’au Musée du Quai Branly, n’entrent pas dans cette catégorie. Tous les objets du patrimoine africain n’ont donc pas vocation à quitter les musées français.
“Nous avons établi une typologie fine du geste de l’appropriation patrimoniale”, entre les œuvres entrées en Europe par ‘consentement’ ou non”, explique Felwine Sarr sur RFI. Or ce consentement a souvent été “vicié”, note l’universitaire. Nombre d’œuvres ont été rassemblées en Europe au terme de collectes qui s’apparentent à des “razzias” des missions scientifiques. L’histoire coloniale ne laisse aucun doute sur le fait que “la recherche active de biens culturels et leur transfert dans les capitales européennes ont bien été au cœur – et non à la marge – de l’entreprise coloniale”, affirme le rapport.
Pour preuve, les universitaires évoquent le projet de loi qui institue au début des années 1930 en France, la célèbre “Mission ethnographique et linguistique Dakar-Djibouti”. Ce texte, rapporte Bénédicte Savoy et Felwine Sarr, “souligne l’urgence qu’il y a pour la France, dans un contexte de redoutable concurrence internationale, à ‘récolter’ systématiquement des objets susceptibles d’enrichir ses musées”. Il s’agit de “constituer méthodiquement et sur le vif des collections d’une valeur bien supérieure aux dépenses engagées et dont il ne serait plus possible, d’ici quelques années, d’enrichir nos musées, même en disposant de crédits illimités”.
Benédicte Savoy et Felwine Sarr en tirent la conclusion que “dans nos capitales du XXIe siècle, les musées ethnographiques ou dits ‘universels’, qui ont accueilli les moissons coloniales, en sont les fils plus ou moins assumés. Destruction et collection sont les faces d’une même médaille. Les grands musées d’Europe sont à la fois les conservatoires brillants de la créativité humaine et les dépositaires d’une dynamique d’appropriation souvent violente et encore trop mal connue.”
Le président du Musée du Quai Branly Stéphane Martin oppose là encore une lecture critique de ce rapport, à qui il reproche de dire que “tout ce qui a été collecté, acheté dans le cadre colonial est touché par l’impureté du crime colonial”. En somme, regrette Stéphane Martin, le rapport “met beaucoup trop les musées sur la touche au profit des spécialistes de la réparation mémorielle”.