Le record est peu enviable : celui des prises d’otages français en Afrique. En quinze ans, 94 captures (moins les quatre d’Areva, libérés le mardi 29 octobre), contre 48 pour l’ensemble des ressortissants d’autres pays. La France — en dépit de la doctrine officielle de refus de s’acquitter de rançons — a la réputation, notamment en Afrique, d’être « un Etat qui paie ». A tous égards…
- Sans équivalent
- Bases et points d’appui
- Navigation à vue
- Retrait différé
- Vrai régal
La centaine de milliers de résidents sur ce continent — qui représentent moins de 8 % des Français de l’étranger — sont les plus exposés aux risques d’enlèvements, comme en témoignent le nombre croissant de zones rouges « fortement déconseillées », sur les fiches-conseils aux voyageurs du ministère français des Affaires étrangères.
C’est ce que rappelle, entre autres (485 pages !), le rapport d’information présenté le 29 octobre également par les sénateurs Jean-Marie Bockel et Jeanny Lorgeoux, sous le titre : « L’Afrique est notre avenir ».
Les membres du groupe de travail sénatorial relèvent que la France en Afrique de l’Ouest est particulièrement exposée, suite à l’intervention militaire au Mali et aux promesses de « vengeance » qui l’ont suivie. Plusieurs attentats ou tentatives contre des ambassades (comme en Mauritanie, en Libye) prouvent que la France est devenue une des cibles privilégiées de certains mouvements rebelles.
Sans équivalent
Sur le plan sécuritaire, le groupe de travail du Sénat — initialement constitué sur le thème de « la présence de la France dans une Afrique convoitée » — estime que « l’intervention exemplaire au Mali ne doit pas faire illusion ». Il note que, « si la France s’interroge depuis quinze ans sur le sens de sa relation avec les pays africains et sur ses modalités, elle y maintient une présence sans équivalent parmi les pays occidentaux, avec plus de la moitié de ses forces militaires hors hexagone ». Soit :
- un effectif en 2013 d’une dizaine de milliers d’hommes (5 000 « prépositionnés » en permanence, et 5 000 au titre d’opérations dites « extérieures », en principe limitées dans le temps) ;
- répartis sur 8 bases ou points d’appui (dont le Livre blanc de 2008, sous M. Nicolas Sarkozy, avait préconisé la réduction — tout en en ouvrant une nouvelle à Abou Dhabi, aux Emirats arabes unis),
- dans le cadre de 24 accords de défense (renégociés ces dernières années, dans un souci de les rendre moins contraignants) ou de coopération militaire ;
- avec le support d’un réseau d’une cinquantaine d’attachés de défense (auprès des ambassadeurs) ;
- et d’un dispositif de formation et de coopération (qui touche chaque année, à des degrés divers, une trentaine de milliers de stagiaires) ;
- le tout consommant 70 % des crédits militaires liés à une présence ou à des opérations hors du territoire national (pour un coût annuel de plus d’un milliard d’euros).
Bases et points d’appui
Alors qu’il est fortement question, dans le cadre des économies prévues par la Loi de programmation militaire en cours d’adoption, de réduire à nouveau ce dispositif, les sénateurs préconisent au contraire le maintien — « en accord avec les Etats concernés » — des points d’appui militaires français actuellement existants en Afrique, pour les forces déployées dans la bande sahélo-saharienne (Mali, Niger, Burkina Faso) et sur les façades est (Ndjamena, Bangui, Djibouti, Ile de la Réunion) et ouest africaines (Dakar, Libreville, Abidjan). Le groupe de travail considère ce dispositif « encore trop coûteux et rigide, politiquement peu lisible et militairement déséquilibré par rapport aux intérêts français », au moment où les menaces se multiplient au nord et à l’ouest du continent. Nul n’ignore que la diminution programmée des effectifs des forces prépositionnées et des crédits consacrés aux « opex » (opérations extérieures) va « nécessairement réduire la présence militaire en Afrique ».
Les sénateurs proposent, dans le but de « donner un sens africain à la présence militaire française en Afrique », et « d’ afficher clairement la volonté française de participer à l’architecture de sécurité africaine », de spécialiser quatre de ces implantations dans la coopération avec les grandes organisations sous-régionales du continent, responsables de la mise sur pied progressive de brigades dites « en attente », chargées de la prévention des conflits, qui opèreront sous le drapeau de l’Union africaine. Ces pôles français de coopération militaire régionale (Libreville, Dakar, Djibouti, La Réunion) devraient, selon les sénateurs, être ouverts à des participations de partenaires européens ou internationaux, à l’instar de ce qui a été fait dans le cadre de la vingtaine d’écoles nationales à vocation régionale (ENVR) [1].
Navigation à vue
Sur un plan plus politique, les rapporteurs mettent l’accent sur ce qu’ils considèrent comme un « paradoxe » : « Au moment même où une partie de l’Afrique subsaharienne connaît une croissance et une transformation sans précédent, la présence de la France est en recul … Après avoir été un des seuls pays à avoir poursuivi, après les indépendances, une politique africaine — elle semble être dépourvue de stratégie à long terme sur ce continent, alors que les Chinois, les Indiens, les Brésiliens, les Américains, les Marocains ont défini des stratégies africaines qu’ils mettent méthodiquement en œuvre. La France, faute de savoir ce qu’elle veut et ce qu’elle peut sur ce continent qu’elle connaît pourtant bien, semble naviguer à vue ».
C’est aussi un 29 octobre que le mouvement Attac-France a pris position — une fois n’est pas coutume — sur la Loi de programmation militaire actuellement en discussion, dénonçant la « sanctuarisation du nucléaire … la privatisation des industries d’armement … le cadre de l’OTAN toujours dominant … la surveillance renforcée … l’impunité des militaires » (on y reviendra sur ce blog), et évoquant en ces termes les interventions militaires à l’étranger : « Le projet prévoit un montant de 450 M € pour la dotation prévisionnelle annuelle au titre des opérations extérieures. Les surcoûts nets non couverts par cette dotation [2] qui viendraient à être constatés feront l’objet d’un financement interministériel… En moyenne, trois opérations sont prévues, dont une en tant que contributeur majeur, ce qui laisse prévoir une poursuite de la politique d’interventions extérieures, la “protection des intérêts stratégiques” de la France se confondant, hélas, souvent avec les intérêts des multinationales françaises ».
Retrait différé
Voilà qui ramène aux débats surgis ces derniers jours en marge de la libération (heureuse) des quatre otages d’Arlit, le site minier d’Areva au Niger :
- la question des rançons « dont on parle toujours et qu’on ne voit jamais », comme l’ont rappelé plusieurs des experts en terrorisme convoqués dans les médias, et qui d’ailleurs peuvent prendre les formes les plus diverses (compensations financières, arrangements politiques, livraisons d’armes ou autres équipements, etc) ;
- et celle du lien éventuel entre cette libération et les négociations ouvertes entre Areva (c’est-à-dire, dans la pratique, l’Etat français) et le Niger pour le renouvellement des permis d’extraction du minerai d’uranium (qui couvre un tiers des besoins français, ce qui fait du Niger un objectif stratégique pour la France, et des employés d’Areva bien sûr une cible toute désignée).
Il n’est pas impossible que l’opération militaire « Hydre », déployée fin octobre au Nord et au Sud de la Boucle du Niger, au Mali — avec mille cinq cents soldats français, maliens et africains — ait aussi servi de « parapluie » sécuritaire, ou de diversion, à l’entreprise de libération des otages d’Areva. « Hydre » se voulait officiellement une opération de « nettoyage » et de dissuasion après une série d’attentats.
Tout cela prouve que la guerre n’est pas finie au Mali. Le contingent militaire français — actuellement plus de 3 000 hommes — qui devait être rapatrié en grande majorité dès juillet dernier, devra patienter au moins jusqu’en décembre. A partir du début 2014, il devrait être progressivement réduit à un millier d’hommes, mais très en retard sur les engagements pris par l’exécutif parisien. Un retrait d’autant plus lent que la MINUSMA, la force des Nations unies appelée à prendre le relais des Français, n’est qu’à moitié constituée, et reste très mal équipée.
Le général Bernard Barrera, ancien commandant de l’opération Serval, estime que « les attentats récents ne sont pas des surprises. Les djihadistes ont pris une raclée, mais il reste des éléments qui vont tenter de mener des combats asymétriques à forte résonance médiatique ».
Vrai régal
Tout juste nommé porte-parole adjoint du ministère de la défense, le général livrait quelques commentaires en forme de « retex » (retours d’expériences) devant l’Association des journalistes de défense (AJD) (le 30 septembre 2013) :
— « La mission politique était claire. C’est un vrai régal pour un militaire : trouver et détruire les terroristes, avec acceptation des pertes, dans une campagne à risques ».
— « La brigade était surtout animée par un esprit de victoire. On y allait pour leur casser la figure. »
— « Avec tous ces gens avec leurs drapeaux français sur le bord de la route, c’était un peu la libération de la France. Ce n’était pas une guerre religieuse, une croisade ; il s’agissait de libérer un pays… ».
— « On a fait preuve d’imagination, en allant plus vite et plus loin qu’eux, en créant la surprise. Ce fut une très belle opération, car on ne s’est pas bridés ».
— « Un seul hélico fait basculer le rapport de force. La clim, le VBCI (véhicule blindé de combat de l’infanterie), avec sa tourelle puissante, ça cartonnait… ».
— « Le Caesar expédiait des feux une heure après son arrivée ; avec les canons, on avant de quoi mener la guerre… ».
— « Nous avons retrouvé des passeports égyptiens, canadiens… C’était un peu le Woodstock du terrorisme ».
— « En Afghanistan, on nous tirait de loin comme des lapins. Là, ils venaient sur nous, sans peur. Des rideaux qui se sacrifiaient. Ca s’est fini [parfois] à 10 m au pistolet ».
— « Ce n’était pas tous des chefs de guerre ou de grands combattants : beaucoup de petits mercenaires sont repartis chez eux, car ils n’étaient plus payés ni commandés… ».
— « On ne s’attendait pas à se retrouver face à des enfants soldats. Je ne connais pas d’exemples de soldats français ayant tiré sur un enfant soldat, mais ça s’est parfois joué à une seconde ».
Lire « Images propres, guerres sales », Le Monde diplomatique, octobre 2013
L’opération Serval, déclenchée le 11 janvier 2013, a mobilisé jusqu’à 4 500 hommes (au Mali et hors Mali). Sept militaires français ont perdu la vie, 20 autres ont été blessés lors « d’actions cinétiques » (c’est-à-dire : au combat). « Des centaines » de rebelles, sans plus de précision, ou « de 600 à 1 000 » selon le général Barrera, ont été tués. 220 tonnes de munitions ont été saisies, dont une trentaine aussitôt reversées aux forces armées maliennes (FAMA) : dans le détail, 1 300 grenades, 1 000 roquettes, 7 700 obus (dont 500 de mortiers), 20 bombes et 200 mines et engins explosifs improvisés (IED) ont été récupérés. Côté armement, la force Serval a mis la main sur 100 fusils, 150 mitrailleuses, 30 lance-roquettes, 20 mortiers, 20 canons et 3 missiles sol-air SA-7. Plus de 12 tonnes de nitrate d’ammonium (produit qui permet de réaliser des bombes artisanales) ont été saisies, de même que 9 000 litres de gasoil et d’essence et 200 « moyens de communication ». Le surcoût de l’opération « Serval » au Mali est le plus souvent évalué à 700 millions d’euros pour l’année 2013.
Le prochain objectif, pour les forces française en Afrique, reste la République centrafricaine.