Il faut regarder la vérité en face. Aussi douloureuse soit-elle. La démocratie malienne, déjà moribonde, ne sera pas sauvée par sa classe politique.
Cette élite, censée incarner l’alternance, la défense des libertés et la continuité républicaine, est, aujourd’hui, incapable de s’unir, incapable même de s’indigner collectivement face à la confiscation du pouvoir par les militaires. Et pour cause : elle est rongée de l’intérieur, minée par la haine, les rivalités, les trahisons personnelles et une obsession pathologique du calcul électoral.
Il y a quelque chose de presque suicidaire dans l’attitude de cette classe politique. Alors que le régime militaire resserre lentement son étau sur la vie politique et civile, que les libertés reculent, que la militarisation de l’État devient la norme, les partis politiques traditionnels apparaissent comme paralysés. Non seulement, ils peinent à formuler une alternative crédible, mais ils refusent de se parler, de se réunir, de faire bloc. Chacun agit dans son coin, manœuvre à bas bruit, cultive l’ambiguïté ou pactise discrètement avec la junte.
Le ver était dans le fruit dès 1991. Si la chute du Général autocrate Moussa Traoré avait permis l’avènement d’un pluralisme formel, elle n’a jamais débouché sur une culture politique de la concertation et du compromis. Très tôt, les partis se sont mués en appareils clientélistes, centrés autour de figures tutélaires, de barons locaux, de notabilités incapables de faire émerger une pensée politique cohérente et partagée. L’ADEMA, l’URD, le RPM, et plus tard, d’autres formations plus petites, ont souvent fonctionné comme des conglomérats d’intérêts, pas comme des forces de transformation sociale.
À cela s’ajoute la personnalisation extrême du pouvoir.
Au Mali, un parti n’est rien sans son leader. Mais dès que ce leader décline, meurt ou est écarté, la structure s’effondre ou se scinde en factions. On l’a vu avec la disparition de Soumaïla Cissé. L’URD, au lieu de devenir un pilier de l’opposition face à la junte, s’est divisée dans des querelles intestines sans fin. Même chose pour l’ADEMA, rongé depuis deux décennies par des conflits internes larvés. Quant au RPM, vidé de sa substance après la chute d’IBK, il erre sans boussole.
La politique malienne souffre d’un mal profondément enraciné : la confusion entre rivalité politique et guerre personnelle. Il ne s’agit pas, ici, de divergence idéologique, car peu de partis au Mali ont une ligne idéologique structurée, mais de conflits d’ego, de rancunes historiques, de coups bas permanents. Il suffit qu’un leader propose une initiative commune pour que ses rivaux la sabotent, non pas parce qu’ils sont contre le contenu, mais parce qu’ils refusent de lui donner du crédit.
Ce phénomène a atteint un point caricatural ces dernières années. En pleine transition militaire, alors qu’un front uni aurait pu faire pression sur les autorités pour garantir un calendrier électoral crédible, la scène politique a été occupée par des disputes autour de la participation ou non au « Dialogue national », de la répartition des sièges dans les organes de transition, ou de la place de chacun dans l’architecture future du pouvoir. L’essentiel (la défense des libertés publiques, la restauration des institutions civiles, la fin de la censure et des arrestations arbitraires) est passé à la trappe.
Face à cet effondrement stratégique, la junte gouverne avec une aisance déconcertante. Elle n’a même pas besoin de réprimer massivement pour neutraliser ses opposants : il lui suffit de les regarder s’entre-déchirer. Divisés, les partis sont inoffensifs. Et plus ils sont faibles, plus le pouvoir militaire peut prétendre qu’il est seul à même de diriger le pays « dans l’intérêt du peuple ».
Les rares figures politiques qui osent encore critiquer la transition le font dans l’isolement, comme Mountaga Tall, ou dans une posture moraliste sans projet alternatif. Quant aux formations dites « de la société civile », elles sont souvent infiltrées ou contrôlées, ou alors totalement inaudibles.
La stratégie de la junte est simple : laisser la classe politique se consumer dans ses contradictions, tout en cooptant certains de ses membres pour légitimer le pouvoir militaire. Résultat : on voit des anciens ministres, des ex-députés, des leaders de partis autrefois critiques, se bousculer pour obtenir des postes dans les commissions de la transition, dans les agences de refondation ou même dans les gouvernements de façade. Peu importe que ces structures soient pilotées par le pouvoir militaire, tant qu’elles offrent des ressources, de la visibilité et un minimum de rente symbolique.
Mais comment construire une opposition sérieuse quand aucun projet commun n’existe ?
Aujourd’hui, on ne trouve aucune plateforme politique unifiée sur les questions essentielles : quelle sortie de transition ? Quel rôle pour l’armée dans les institutions ? Quelle refondation du système électoral ? Quelles réformes constitutionnelles ?
Tous ces débats sont abandonnés ou traités de manière technocratique. Les partis préfèrent attendre leur heure, dans l’illusion que la junte finira par organiser des élections dont ils pourront tirer profit. Erreur tragique !
Car le régime actuel n’a aucun intérêt à organiser un scrutin libre et compétitif tant qu’il n’a pas sécurisé un appareil politique qui lui est favorable. Et même si des élections sont organisées, rien n’indique qu’elles marqueront un retour sincère à l’ordre constitutionnel. En l’absence d’une opposition crédible, structurée, et dotée d’un projet commun, ces élections ne seront qu’un simulacre. Et les mêmes qui ont applaudi la chute d’IBK risquent de se réveiller sous un régime autoritaire durablement enraciné.
Ce qui frappe, c’est la répétition des erreurs. Le coup d’État de 2012 avait, déjà, montré à quel point les politiques étaient vulnérables face à l’offensive militaire. Le coup de 2020, puis celui de 2021, n’ont fait que confirmer l’absence totale de culture de résistance politique. Chaque fois, les partis sont pris de court, incapables de répondre collectivement, oscillant entre soutien opportuniste, silence coupable et indignation stérile.
Prenons l’exemple d’août 2020 : le M5-RFP, né dans la rue, avait réussi à fédérer un rejet populaire massif contre le régime d’IBK. Mais une fois le président déchu, ce mouvement s’est très vite divisé entre ceux qui voulaient négocier avec la junte et ceux qui espéraient récupérer le pouvoir sans compromis. La junte, habile, a exploité ces divisions pour marginaliser les figures gênantes et coopter les autres. Aujourd’hui, le M5 n’existe quasiment plus politiquement, tandis que ses anciens leaders sont soit silencieux, soit intégrés au système.
On pourrait espérer que la société civile prenne le relais. Mais elle aussi est confrontée à un problème de fragmentation et de captation. Plusieurs organisations sont instrumentalisées par le pouvoir, financées pour relayer la propagande de la transition. D’autres, plus indépendantes, manquent de moyens, de visibilité ou d’alliés politiques fiables. Dans un tel contexte, il est difficile de construire une dynamique de mobilisation durable.
Et pendant ce temps, les libertés reculent. Les arrestations d’activistes, les poursuites contre les journalistes, la censure rampante, les interdictions de manifester… tout cela devient la norme, dans une indifférence politique presque totale. Il n’y a pas de coalition pour dénoncer ces abus. Pas de front de défense des droits. Rien.
Le pire dans tout cela, c’est que l’armée apparaît, aujourd’hui, pour une frange importante de la population, comme la seule structure capable d’imposer l’ordre, de restaurer l’autorité de l’État, voire de porter un projet national. Cela ne relève pas seulement de la propagande : c’est aussi le résultat du vide abyssal laissé par les partis politiques. Faute d’alternative crédible, certains Maliens finissent par se convaincre que « le militaire vaut mieux que le politique ».
C’est une défaite idéologique majeure. Car cela signifie que la transition démocratique est désormais perçue non plus comme un espoir, mais comme une source d’instabilité, de corruption et de chaos. Et que la classe politique, au lieu d’être le moteur du renouveau, est identifiée comme l’un des principaux obstacles au redressement du pays.
Ceux qui espèrent encore un réveil des partis politiques pour sauver le Mali démocratique font preuve d’un optimisme naïf, voire dangereux. Il n’y aura pas de sursaut collectif sans une remise en cause radicale de cette élite politique. Il faut le dire sans ambages : tant que la classe politique malienne restera divisée, animée par des querelles d’égo, incapable de s’unir même face à la dictature, elle sera complice – activement ou passivement – de la consolidation du pouvoir militaire.
L’histoire est cruelle avec ceux qui se taisent quand il faut parler, qui hésitent quand il faut agir, et qui pactisent quand il faut résister.
Aujourd’hui, le peuple malien attend un courage politique qu’aucun parti ne semble prêt à incarner.
Sambou Sissoko