On savait Michel Onfray capable de prononcer des avis définitifs sur un grand nombre de sujets, mais on ignorait que sa compétence s’étendait aux questions stratégiques. Or voici, qu’il nous propose de dépasser l’horizon napoléonien de la pensée de Clausewitz en nous invitant à effectuer un prodigieux bond épistémologique qui nous permettra, dans un même élan, d’abandonner la Françafrique, la guerre froide et nos vieilles lubies militaristes. Il nous suffit pour cela de lire L’Iliade et Sun Tze. Pour nous en convaincre, Michel Onfray nous livre une leçon de stratégie, qui ressemble à un CD de musique New Age acheté dans un magasin de bricolage.
Il faudrait, nous explique-t-il avec aplomb, s’inspirer de ce que Clausewitz appelle la « petite guerre, autrement dit la guerre des petits ». Il faut rappeler que Clausewitz n’est en rien l’inventeur de l’expression « petite guerre », que l’on trouve employée dès le XVIe siècle et théorisée au milieu du XVIIIe. Mais surtout, la « petite guerre »n’est en rien la guerre des petits. Elle regroupe, à l’époque de Clausewitz, un ensemble d’opérations militaires (reconnaissance, raids, fourrage, attaques de postes, etc.) menées par des unités légères et mobiles. Le premier stratège français à en faire un usage systématique et à l’institutionnaliser fut Louis XIV qui créa, à cet effet, des régiments de dragons et de hussards. Louis XIV n’est pas précisément ce que l’on appelle un « petit », encore moins un adepte de Sun Tze. Peut-être Michel Onfray a-t-il confondu la notion de « petite guerre » avec celle de« guerre asymétrique »…
Tout aussi hasardeuse est la convocation de l’exemple de Dien Bien Phu. Le pilonnage massif et systématique de la position française par l’artillerie Viêt-Minh n’appartient pas précisément au registre de la « petite guerre ». Quant à Giap, qui remporta à Dien Bien Phu une victoire de la plus pure tradition clausewitzienne, il s’amuserait sûrement de se voir enrôlé dans le camp de Sun Tze. Peut-être Michel Onfray pense-t-il que tous les orientaux partagent cette sagesse séculaire qui n’a pas été pervertie par la philosophie socratique.
La guerre menée au Mali n’a rien d’une grande. La France y a déployé, au maximum 4 500 soldats, c’est-à-dire 20 fois moins que les effectifs d’une seule bataille napoléonienne. S’il avait fallu avec cet effectif affronter les troupes du pacte de Varsovie, celles-ci auraient campé à Brest (pas Litovsk) au premier soir du conflit. Bref, le Mali n’a rien à voir avec le référent napoléonien (sauf peut-être l’idée de manœuvre sur les arrières, mais ce serait entrer dans des considérations d’ordre opératif pour lesquelles la lecture de L’Iliade ne serait d’aucun secours à Michel Onfray) et encore moins avec la guerre froide.
La guerre menée là-bas est bien une « petite guerre », qui ne s’est absolument pas arrêtée au pied des forteresses naturelles et pour laquelle la supériorité technologique constitue un avantage décisif. Les « petits » ont beau porter des tongs, lorsqu’ils conduisent leurs pick-up, ils ne s’en font pas moins repérer par les systèmes de détection thermique et détruire par une frappe aérienne déclenchée en quelques minutes : c’est aussi cela la ruse que les Grecs appelaient métis…
On pourra pardonner à Michel Onfray quelques approximations, même si elles confinent au contresens. On lui pardonnera moins facilement d’écrire n’importe quoi. La France ne dispose pas d’avion furtif et possède pour toute « noria de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins » quatre bâtiments en service. Quant àattribuer à nos armées des « effectifs pléthoriques », cela a dû bien faire rire dans les Etats Majors qui n’ont pourtant pas le cœur à la gaudriole en ce moment…
Mais trêve de plaisanterie. Le festival d’approximations dont nous gratifie Michel Onfray traduit l’indigence du débat public sur les questions stratégiques. Les discussions sur la politique de défense restent l’affaire de quelques spécialistes, qui ne parviennent pas à nourrir le débat politique. L’armée, pourtant, est l’instrument de la nation. Michel Onfray a sans doute raison de rappeler que les questions militaires constituent un enjeu politique. Machiavel, en son temps, l’avait démontré. Mais il avait, lui, écrit un art de la guerre.
Le Monde.fr | 24.04.2013 à 11h39