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Me Alifa Habib Koné à propos de la Corruption au Mali : ‘’Faute pour les pouvoirs publics d’initier le débat, la rue l’impose ’’

Dans l’essai d’analyse qui suit Me Alifa Habib Koné, auditeur et avocat au Barreau, fait le lien entre l’incapacité des régimes successifs à lutter contre la corruption et l’enrichissement illicite et la crise multidimensionnelle qui secoue le pays. 

 

«Confiné dans ce rôle d’observateur dans lequel je me complaisais, comme beaucoup d’intellectuels, l’actualité m’oblige un tant soit peu à fournir l’effort d’une analyse qui pourra peut-être nous permettre d’éviter un piège d’une mal gouvernance qui a finalement été depuis des années la cause principale d’une crise endémique. Cet échec des politiques de gouvernance mises en place dans notre pays est très certainement en lien direct avec la crise multidimensionnelle que nous vivons.

La convoitise des finances publiques au cœur du jeu politique

Dans son livre, «la gangrène de la corruption», Aminata Dramane TRAORE affirme «… les finances publiques constituent le butin dont la convoitise est au cœur du jeu politique. Le choix ou la répartition des postes ministériels, entre les partis politiques au sein du gouvernement, donne lieu à des débats houleux et souvent explosifs, précisément parce que la conquête du pouvoir, au lieu d’être motivée par un idéal de société, rime avec l’accès facile aux deniers publics».

La trilogie des études successives réalisées par le Projet Canadien JUPREC sur la corruption de façon générale, celle en milieu jeune et, enfin, dans le milieu de la justice, révèle une corruption généralisée presque systémique qui n’épargne point le système politique.

Plus malade de la corruption… d’un déficit de justice que de la Covid-19.

La dernière étude menée par HILL et intitulée «Besoins et satisfaction en matière de justice au Mali 2018 ; Problèmes juridiques dans la vie quotidienne» ainsi que le «Rapport d’étude sur l’étiologie de l’enrichissement illicite dans l’Administration Malienne» rédigé par l’Office Centrale de lutte contre l’Enrichissement Illicite (OCLEI) ont fini de convaincre que le Mali est plus malade de la corruption, de l’enrichissement illicite et d’un déficit de justice que de la Covid-19.

Lorsqu’en qualité d’expert, j’ai été sollicité, en décembre 2019, par la mouvance présidentielle (EPM, pour un exposé sur la lutte contre la Corruption au Mali, au cours du dialogue politique), j’ai ardemment félicité les initiateurs en leur expliquant que, faute pour les pouvoirs publics d’initier le débat, la rue le leur imposerait. J’aurais bien exulté si l’histoire ne m’avait pas donné raison. Mais, hélas… !

En vérité, c’est son incapacité à mener une lutte implacable contre la corruption qui va très certainement perdre ce régime que la série de scandales financiers a finalement affaibli.

Les initiatives de lutte contre la corruption au Mali sont bientôt séculaires

Tous les régimes successifs du Mali indépendant ont pris des initiatives de croisade contre la corruption avec plus moins de succès qui se sont matérialisées par un dispositif législatif et règlementaire nouveau et spécifique.

En 1967, la jeunesse de l’US-RDA et les syndicalistes de l’UNTM vont réclamer un assainissement des structures économiques et une épuration politique. A la suite, les municipalités dont la gestion était contestée sont dissoutes et le Conseil National des Jeunes va déclencher “l’opération taxi” et “l’opération villa’’ enclenchées le 28 juillet 1967, à la suite des incidents occasionnées par la dévaluation du franc malien.

La lutte s’impose à Modibo Keïta sous la 1ère République, puisque les gens commençaient à ne plus «avoir honte». Les premières réformes ont été matérialisées par le décret n°060/PG-RM du 29 mai 1965 portant organisation du service de l’Inspection Générale de l’Administration (IGA) qui visait à renforcer le contrôle dans la gestion des ressources humaines et matérielles des régions, cercles et arrondissements qui venaient d’être créés.

Ensuite viendront, entre autres les :

  • Loi n°66-20 ANRM du 13 juillet 1966 portant répression des atteintes aux biens publics du 19 juillet 1966 ;
  • Loi n°67-41 AN RM portant additif à la Loi n°66-20 ANRM du 13 juillet 1966 portant répression des atteintes aux biens publics (décret de promulgation n°012 P.G du 21 juillet 1967) ;
  • Loi n°68-16 AN RM portant additif à la Loi n°101 AN-RM du 18 août 1961 portant CPCCS fixant la durée de la contrainte par corps des condamnés pour atteintes aux biens publics

Moussa Traoré cherchela solution dans la politiquede la répression

Sous ce régime, comme affirmait le patriarche, feu Seydou Badian, les gens avaient peur en raison du dispositif de répression mis sur place à travers par le régime de Moussa TRAORE, notamment :

  • Ordonnance n°6-CMLN du 13 février 1974 portant répression des atteintes aux biens publics ;
  • Ordonnance n°76-23 portant qualification de crimes d’atteintes à la sûreté intérieure de l’Etat
  • Loi 82-89 du 20 février 1982 portant répression du crime d’enrichissement illicite ;
  • Loi 82-40/AN-RM du 26 mars 1982 portant répression du crime de corruption.

Ce processus a été stoppé par l’Ordonnance n°91-068/P-CTSP du 1er octobre 1991 portant abrogation des lois portant création de la Cour Spéciale de Sûreté de l’Etat et de la Commission Spéciale d’enquête sur les crimes d’enrichissement illicite et de corruption.

Cependant, au cours de la transition, le Contrôle Général d’Etat a été transformé en département ministériel et l’on a assisté à la nomination des premiers responsables des entreprises publiques suite à des appels à candidature.

Le réveil tardif d’AlphaOumar Konaré

Le régime d’Alpha Oumar Konaré se réveillera avec l’évaluation du programme national par la Banque Mondiale. Le rapport des experts de la Banque Mondiale, sollicités en 1995 sur l’état de la corruption au Mali et les «manques à gagner» pour le budget national pour constater que le «Kokadjè » qu’il avait promis avait plutôt donné lieu au plus grand festin de détournements et d’enrichissements illicites que certains ont même osé nommer «le festival des brigands», sous ses 5 premières années de gouvernance, concrétisé par les quartiers ACI qui continuent à traduire le mieux les propriétés immobilières issues du blanchiment de fonds publics.

Ce rapport assénait. «La corruption au Mali est systémique et pernicieuse en raison du système de clientélisme politique, qui fait que les postes officiels sont attribués à ceux qui produisent des rentes pour leur patron, pour le parti politique ou pour eux-mêmes. Les carences des systèmes de contrôle permettent aux agents de l’Etat de voler des biens et des fonds, ou de monnayer l’influence de l’Etat.». Aussi, ce régime se verra t-il dans l’obligation de prendre le phénomène à bras le corps par des textes qui donneront les résultats mitigés que nous connaissons :

  • Loi n°98-012 du 19 janvier 1998, régissant les relations entre l’Administration et les usagers du Service Public.
  • Décret n°99-0324/P-RM du 08 octobre 1999 portant création d’une Commission ad hoc chargée de l’Etude des rapports de contrôle de l’administration,
  • Décret n°590/P-RM du 28 novembre 2001 portant création de la Cellule d’Appui aux Structures de Contrôle de l’Administration (CASCA) ;
  • Décret n°02-310/P-RM du 04 juin 2002 fixant l’organisation et les modalités de fonctionnement du Pole économique et financier créé par la Loi n°01-080 du 20 août 2001 portant Code de Procédure Pénale.
  • Loi n°01-079 du 20 août 2001 portant Code pénal, avec la création de nouvelles infractions, notamment les atteintes à la réglementation des marchés publics, le trafic d’influence, les fraudes aux examens et concours,
  • la restructuration et la création d’inspections ministérielles et la création du Contrôle général des services publics

La pédagogie de concertation inclusive d’ATT n’a pas étésuivie de sanctions

A l’arrivée du président Amadou Toumani TOURE, le Conseil des Ministres du 18 septembre 2002 examinait un rapport relatif au renforcement du programme anti-corruption au Mali, dressé par un Comité Ad hoc de 30 membres représentant l’Administration, le secteur privé et la société civile et réuni du 08 au 13 août 2002, dans la poursuite de la volonté de lutte contre la corruption et la délinquance financière.

Une des principales innovations du régime dans la lutte contre la corruption était, sans conteste, la création du Bureau de Vérificateur Général par la Loi n°03-30 du 25 août 2003, modifiée par la Loi n°2012-009 du 08 février 2012.

C’est dans cette suite que le Premier Ministre, Modibo SIDIBE, a signé le Décret n°08-304/PMRM du 28 mai 2008 portant création, organisation et modalités de fonctionnement du Comité préparatoire des Etats Généraux sur la Corruption et la Délinquance Financière et procédé à la nomination de ses membres par Décret n°08-316/PM-RM le 03 juin 2008 ;

Tenue du 25 au 28 novembre 2008, les Etats Généraux sur la corruption et la délinquance financière ont abouti à 104 mesures adoptées par les représentants de la société civile, des organisations socioprofessionnelles, du secteur privé, des administrations d’État, des partis politiques (dans les 8 régions et le District de Bamako). Ces recommandations, assorties de propositions d’un mécanisme de suivi-évaluation, ont été remises au Premier Ministre en décembre 2008.

Sous la Transition du Gl SANOGO le Gouvernement, à travers le ministre de la Justice, Malick Coulibaly, initie la nouvelle loi portant prévention et répression de l’enrichissement illicite qui ne sera finalement adoptée qu’en 2014, sous Ibrahim Boubacar KEITA, avec des amendements.

Sous IBK, beaucoup d’incantations, peu d’actions concrètes

Le dispositif nouveau de lutte contre le phénomène a pris corps avec la Loi n°2014-015 portant prévention et répression de l’enrichissement illicite du 27 mai 2014, qui avait été initiée par Malick Coulibaly sous la transition.

La communauté jubilait, convaincue que nous étions que le pays venait, sans nul doute, de monter la charpente qui manquait jusqu’alors au dispositif de lutte contre la corruption et la délinquance financière avec la création de l’Office Centrale de lutte contre l’Enrichissement Illicite (OCLEI).

Loin s’en faut !

L’année 2014 a été déclarée «année de lutte contre la corruption» mais a été cependant pauvre en résultats, pour finalement devenir année des présumés détournements à la pelle avec le scandale de l’avion présidentiel et des équipements militaires, notamment.

Au lieu de tirer les véritables leçons des constatations de 2 structures de contrôles des plus importantes sur les mêmes missions, à savoir le BVG et la Section des Comptes de la Cour Suprême, l’on a plutôt choisi de revêtir les détournements au sein de la grande muette qu’est l’armée du sceau du secret, par la prise du Décret n°2014-0764/P-RM fixant le régime des marchés de travaux, fournitures et services exclus du champ d’application du Décret n°08-485/PRM du 11 août 2008 portant procédures de passation, d’exécution et de règlement des marchés publics et des délégations de service public, pour tenter de soustraire la vérification des transactions de l’armée aux structures civiles de contrôle des finances publiques.

L’abdication par la suspension des activités publiques de l’OCLEI a été bien dommageable !

La Loi n°2014-015 portant prévention et répression de l’enrichissement illicite du 27 mai 2014 avait suscité tous les espoirs. Cependant, à l’application, nous sommes restés sur notre faim :

Par simple PV de conciliation en date du 03 novembre 2017, le Président de la République, sous la pression d’une centrale syndicale, décidait de suspendre l’application de la loi, ce que ses prérogatives ne lui confèrent point ; l’OCLEI était forcé de raser les murs, parce que les syndicats clamaient que cette autorité administrative indépendante créée sur les recommandations des «Etats généraux sur la corruption» avait été suspendue.

Le vivier des agents publics astreints à la déclaration des biens a été érodé au point où la liste est devenue une coquille vide constituée que de magistrats et d’administrateurs civils. Tenez-vous bien : ni un directeur régional de la douane, ni celui des impôts encore moins un haut cadre du Trésor Public n’est astreint à cette obligation édictée par la loi puisque, dans un semblant de précision, cette formalité a été vidée de tout son sens et réduite à quelques postes.

Les fonctionnaires «menacées» par l’application de cette loi prétexteront qu’elle est rétroactive et serait même contraire à «notre culture». Pourtant, tenter d’assimiler l’obligation citoyenne de dénonciation de l’enrichissement illicite à de la délation prétendument contraire à «nos coutumes» est un faux- fuyant puisque les vraies valeurs n’ont jamais fait l’apologie du vol.

Les soupçons de corruption ont entamé la confiance dans tous les domaines publics. A ce jour, des signes tangibles dans tous les secteurs de la vie publique trahissent une gangrène généralisée qui, à défaut d’être prouvée, trahit tout de même un malaise réel non étranger à la crise :

  • La Cour Constitutionnelle a fait l’objet de soupçon de corruption qui a donné lieu à un procès en diffamation contre les auteurs de l’affirmation ;
  • L’association de Lutte contre la Corruption et la délinquance financière met en lumière un détournement massif des primes et indemnités au niveau de l’armée, par la pratique de doubles bulletins et qui remonterait à une période lointaine ;
  • La même association dénonce une mafia dans le processus de répartition des logements sociaux ;
  • La société civile claque, avec fracas, la porte du Comité de Pilotage de l’Initiative pour la Transparence dans les Industries extractives (ITIE), en raison d’un manque de transparence total et de l’incapacité du Mali à produire un rapport depuis celui portant sur l’exercice 2016.

Le Mali, spécieux champion en adhésion et ratification des instruments internationaux de lutte contre la corruption

Le Mali a adhéré ou a ratifié pourtant l’essentiel des instruments internationaux lui permettant de lutter contre la corruption :

  • La Convention des Nations Unies de lutte contre la corruption (Convention de Mérida), adoptée par son Assemblée Générale le 31 octobre 2003, ratifiée par la Loi n°05-043 du 02 avril 2005 ;
  • Le Protocole de la CEDEAO sur la lutte contre la corruption, adopté à Dakar, le 21 décembre 2001 et ratifié le 20 décembre 2002 ;
  • La Convention de l’Union Africaine sur la prévention et la lutte contre la corruption, adoptée à sa deuxième session ordinaire de l’assemblée Générale, le 11 juillet 2003 à Maputo (Mozambique) et ratifiée par l’Ordonnance n°07-090/PR du 04 mars 2005 ;
  • La Charte de la plateforme judiciaire régionale des 4 pays du Sahel (Mali, Burkina Faso, Niger et Mauritanie) qui se sont réunis à Bamako, du 22 au 24 juin 2010, à travers leurs ministres de la Justice, avec le soutien de l’Office des nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) et qui vise le renforcement de la coopération judiciaire en matière pénale entre les Etats du Sahel, notamment par la nomination de points focaux chargés de la coordination des demandes d’extradition et d’entraide judiciaire en matière pénale.

Perspective de redressement par une amélioration de la gouvernance vertueuse

Feu Karamoko KANE, économiste malien, tirait la sonnette d’alarme en déclarant qu’il n’y a pas eu de progression spectaculaire en Afrique au cours des dix dernières années mais, en revanche, «les opinions publiques sont de plus en plus sensibilisées à ce phénomène. Le premier instrument de lutte contre la corruption, c’est la mobilisation. A contrario, une société qui célèbre les escrocs constituera un terreau favorable».

Le retour de l’initiateur de loi portant prévention et répression de l’enrichissement illicite avait suscité espoirs, notamment depuis la nomination par ses soins de Mamoudou KASSOGUE, Procureur de la République, en charge du Pôle économique et financier de Bamako. De timides tentatives de reprises en main ont semblé butter sur une volonté politique sélective au plus haut niveau. La machine semble de nouveau en panne, butant régulièrement sur les privilèges et autres immunités, qu’elles soient légales ou de facto.

Aussi, dans ce contexte de crise qui prévaut et qui impose un changement de paradigme, les orientations suivantes seront certainement utiles pour le gouvernement à venir, surtout si la situation devrait aboutir à une remise en cause par la mise en place d’une transition chargée de remettre le pays en état de marche :

  • L’évaluation de l’efficience des structures de contrôles pour les rendre plus efficaces et efficientes ;
  • La relecture des textes de l’Assemblée Nationale pour imposer un contrôle biannuel, suivi d’un rapport public de la gestion de la Questure par la Section des comptes ou le Bureau du vérificateur Général ;
  • La relecture de La loi n°2014-015 portant prévention et répression de l’enrichissement illicite du 27 mai 2014, pour élargir l’obligation de déclaration des biens aux députés et aux enfants et conjoints du Président de la République et du Premier Ministre ;
  • L’adoption d’une loi spéciale provisoire portant obligation de dénonciation par les banquiers à l’OCLEI des comptes de tous les fonctionnaires détenant plus de 20 millions dans leurs comptes bancaires pendant une période à fixer ;
  • La publication du rapport du contrôle physique ou la reprise de l’opération de contrôle physique des agents publics ;
  • La stricte mise en conformité du bassin des personnes soumises à l’obligation de déclaration des biens avec la Loi portant prévention et répression de l’enrichissement illicite du 27 mai 2014 ;
  • La résiliation des contrats de bradages des immeubles de l’Etat ;
  • La vérification financière et de performance de l’armée par une mission conjointe de l’Inspection Générale des Armées, le Bureau du Vérificateur Général et de la Section des Comptes de la Cour suprême en mettant l’accent sur l’exécution de la Loi de programmation militaire ;
  • La régularisation de la procédure d’adoption du Code minier et son renvoi devant l’Assemblée Nationale et l’audit de l’ensemble des conventions minières ;
  • La vérification du fonds Covid-19 ;
  • La bancarisation des soldes des forces armées et de sécurité ;
  • Le retour à la procédure d’appel à candidature pour certains postes de responsabilité ;
  • La convocation de nouveaux Etats Généraux sur la Corruption et la Délinquance financière pour élaborer un nouveau Plan d’actions.

Ces quelques dispositions urgentes permettront d’amoindrir la délinquance financière qui corrompt tous les systèmes, y compris le milieu politique et fausse la compétition électorale».

 

Bamako, le 10 juillet 2020

Par Maître Alifa Habib KONE

Auditeur, Ancien chef de mission au Bureau du Vérificateur Général, Avocat inscrit au

 Barreau du Mali, 

Source : Le Challenger

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