REPORTAGE. Alors que le président Macron se rend à Bamako pour le G5 Sahel, plongée dans une tranche de vie de soldats français et maliens en opération.
Depuis son élection en mai dernier, le voyage que le président français Emmanuel Macron va faire ce dimanche à Bamako est son deuxième au Mali, son premier ayant été réservé aux troupes françaises de l’opération Barkhane basées à Gao. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il intervient à un moment crucial où il faut remettre les montres à l’heure, c’est-à-dire conduire chaque partie, africaine, française, européenne, allemande, onusienne, à prendre sa part d’engagement nécessaire et de responsabilité.
Faire le point pour une meilleure répartition des efforts
Pour cette fois, il sera bien sûr question des forces françaises sur le terrain, mais aussi, et surtout, des voies et des moyens de constituer une force africaine régionale autour du G5 Sahel. Le sommet auquel se rend le président Macron est en fait censé faire le point sur la lutte contre les GAT (groupes armés terroristes) dans la sous-région, et plus particulièrement au Mali, où la situation sécuritaire reste très précaire avec des attaques qui se succèdent un peu partout. La dernière en date a eu lieu à Bamako le dimanche 18 juin contre le campement touristique de Kangala, qui abritait des expatriés. Bilan : cinq morts et plusieurs blessés. Au sommet, il sera donc beaucoup question d’une nouvelle force militaire africaine, qui pourrait à plus ou moins court terme prendre le relais de l’opération Barkhane lancée en août 2014. Il faut dire qu’au Mali les soldats français doivent lutter chaque jour contre un ennemi invisible qui semble les éviter, les contourner pour mieux frapper des cibles potentiellement plus fragiles réparties sur un territoire grand comme deux fois la France.
Une ambiance œcuménique
Dans la mosquée de l’immense base militaire française de Barkhane à Gao, l’aumônier imam, homme solaire et souriant, aime à répéter la 2e sourate de la vache, verset 256 du Coran. « Nulle contrainte en religion. » Un conseil judicieux à l’heure où les djihadistes tentent d’imposer leur foi par la force aux quatre coins du pays. Chaque jour, des musulmans pratiquants de l’armée française viennent le voir pour prier, lui demander conseil avant le combat. À la fin du ramadan, lors de la rupture du jeûne, les aumôniers des autres religions sont tous venus partager le repas de la fête de l’Aïd. Le président français Emmanuel Macron ne s’y est d’ailleurs pas trompé en se faisant photographier au bras des aumôniers, lors de sa visite le 19 mai dernier. Le cliché, qui a fait le tour des réseaux sociaux, a renvoyé l’image d’une armée multiconfessionnelle et multiethnique, solidaire et républicaine. C’est sans doute la première force de l’armée française dans un pays toujours sous le joug des « combattants du djihad ».
Gao, la plus grande base française hors métropole
Aujourd’hui, trois ans après le lancement de l’opération Barkhane en août 2014, l’immense base de Gao, juxtaposée à celle de la Minusma, abrite plus de 1 900 hommes. La plus grande base militaire française du monde hors métropole impressionne par son organisation labyrinthique, ses baraquements en dur, le va-et-vient incessant et assourdissant des hélicoptères Gazelle ou Puma, des Transal C160 aussi. À l’abri, légèrement dissimulés, les véhicules blindés imposent partout leur silhouette menaçante, canons pointés en l’air. À Gao, l’armée française gonfle les muscles. « Parfois, on fait des tirs de reconnaissance au canon Caesar d’une portée de 38 kilomètres, confie un artilleur, avec des projectiles éclairants en direction de nos ennemis pour leur faire bien comprendre qu’on est toujours là. »
Marché, dispensaire…
À l’intérieur de la base, restaurants, bars, tenus par des Maliens, rendent la vie du militaire moins pénible. Un vaste marché d’artisanat est même devenu l’un des premiers lieux de commerce de la ville. Pas très loin, au rôle 2, l’un des deux dispensaires militaires, on soigne régulièrement certains habitants de Gao savamment triés pour éviter les infiltrations. Parmi eux, allongé sur une civière, un soldat des Famas (Forces armées maliennes) a l’air sonné. La veille, son véhicule a sauté sur une mine près d’Ansongo, à 90 kilomètres plus au sud-est. Le chauffeur est mort, lui s’en est tiré avec des blessures légères et une profonde amnésie.
Un grand écart psychologique et logistique
Au sein du commandement de Barkhane, se rapprocher des Maliens tout en consolidant le moral des troupes est devenu la double priorité dans cette guerre d’usure dont personne aujourd’hui ne connaît vraiment l’issue. C’est aussi le leitmotiv du capitaine Nicolas, du 13e bataillon des chasseurs alpins (BCA), commandant de la base d’Ansongo. Cette ville de 30 000 habitants située à la frontière du Mali, du Burkina Faso et du Niger est la cible privilégiée de l’État islamique au Grand Sahara, fondé par Adnan Abou Oualid Al-Sahraoui en 2016. C’est aussi désormais une cible potentielle du Groupe pour le soutien de l’islam et des musulmans, fusion depuis mars 2017 des entités terroristes peuls d’Amadou Koufa au centre du Mali, et touaregs de Iyad Ag Ghali plus au nord (Ansar Din).
« Nous ne sommes pas une armée postcoloniale »
Dans cette base avancée de Barkhane aux allures de Fort Saganne, le capitaine Nicolas, aux principes républicains chevillés au corps, a gagné ses galons sur le terrain, notamment lors de missions périlleuses en RCA. « Nous n’avons rien à voir avec une armée postcoloniale comme nous accusent certains », précise ce dernier. « Nous sommes là sous mandat de l’ONU et parce que personne ne voulait y aller à notre place. Nous défendons des valeurs de liberté, d’égalité, de fraternité dont nous n’avons pas à rougir. » Deux à trois fois par mois, il organise des patrouilles communes avec les Famas dans tout le cercle. « Nous accompagnons la montée en puissance des forces maliennes sur leur territoire pour assurer la souveraineté définitive de l’État », précise-t-il encore. Les sorties sont minutieusement préparées les veilles de départ.
Des sorties périlleuses
« Notre ennemi est dans l’évitement. Les GAT (groupes armés terroristes) préfèrent frapper les Famas ou la Minusma. Alors, nous faisons du maillage, en remontant les moindres pistes, de village en village, pour obliger l’ennemi à sortir de son trou », insiste le lieutenant Rémy, en charge de la communication. Le matin, un immense convoi de 26 véhicules blindés, dont deux véhicules maliens, quitte la base pour remonter vers le Nord-Est. Parmi eux, en tête du cortège, il y a les soldats du 2e régiment étranger du génie qui ouvrent l’itinéraire.
De temps en temps, le convoi s’arrête pour permettre aux légionnaires de passer la « poêle à frire » dans les zones à fort risque de mines ou d’IED, enfouis dans le sol. Le danger est permanent et les quelques carcasses de voiture entièrement détruites qui jalonnent le chemin sont là pour le rappeler. Parfois, on entend les Mirage 2000 qui ont décollé de Niamey passer en rase-mottes juste au-dessus, prêts à intervenir en cas d’attaque-surprise contre le convoi. Serrés les uns contre les autres dans les véhicules autonomes blindés, très rarement climatisés, sous une chaleur écrasante, les soldats ne sortent que très peu, et seulement pour sécuriser leur propre véhicule, lorsque le convoi s’arrête subitement. Tempête de sable, pluie, pics de chaleur, crevaisons ralentissent l’avancée du convoi ou rendent le sommeil des soldats quasi impossible. Il faut en tout deux jours pour faire à peine 100 kilomètres et rejoindre In Delimane, un petit village déserté par l’administration centrale depuis 2013, proche de Menaka.
En face, un ennemi dans l’évitement et le camouflage
Les soldats de Barkhane arrivent déjà fatigués sur les lieux. Dans les hameaux croisés, les habitants se terrent dans un fort mutisme, quand ils n’ont pas déserté les lieux. « Nous sommes face à un ennemi invisible et versatile, qui s’adapte parfaitement au terrain », précise le colonel Didier, Repcomanfor pour Gao et tout le Mali du Nord. « Il se meut facilement et sait comment profiter de nos moindres faiblesses. Ce qui est difficile pour nous, c’est la rusticité et l’abrasivité du terrain. Mais Barkhane s’adapte à l’ennemi en le traquant désormais partout. »
Mouvement pour le salut de l’Azawad : des alliés en mode défi
À In Delimane, où l’ethnie touareg Daoussak règne en maître, des combattants du MSA (Mouvement pour le salut de l’Azawad), mouvement dissident du MNLA, attendent leurs hôtes avec un regard de défiance. Ils sont assis dans des pick-up lourdement armés, drapeau de l’Azawad au rebord du pare-brise. Le capitaine français avance avec un sourire crispé à côté du lieutenant Touré, visiblement très tendu, en direction des représentants de la ville. L’accueil est mitigé, mais le dialogue est finalement noué. On visite le marché et les puits d’eau, dont certains ont été creusés ou réhabilités par des soldats français au lendemain de l’opération Serval. Puis le groupe est dirigé par les militants du MSA vers une petite école, comme par hasard criblée de graffitis indépendantistes.*
Des échanges tendus
La négociation concernant le retour des Famas a finalement lieu dans une petite salle de classe, dont le mobilier a entièrement disparu. Des hommes enturbannés assis par terre sont méthodiquement pris en photo par un soldat malien. Un homme au chèche vissé à l’afghane sur le haut du crâne attire particulièrement l’attention, alors qu’il ne semble pas vraiment touareg. Le lieutenant Touré et le capitaine proposent un programme d’action civique et des patrouilles mixtes pour la journée du lendemain. Une tâche pas facile alors que les Famas collectionnent les maladresses à l’heure de se faire accepter par des populations méfiantes à leur égard. Le soir, à côté du bivouac français resserré sur lui-même à l’extérieur du village, les Famas allument un feu pour cuire deux chèvres, sans prévenir, ni visiblement dédommager le berger.
Un ressentiment fort est palpable
Au Mali, le ressentiment Nord-Sud vient aussi de ces petits litiges ruraux. Le terrain, le bétail, l’eau, c’est toute la richesse quand on n’a rien. Les Famas sont mal vues depuis longtemps pour ce manque de respect-là, le sentiment d’impunité autour. Plus tard dans la nuit, des motos se rapprochent, peut-être les conducteurs sont-ils les propriétaires de ces bêtes venus justement vérifier les faits. Deux coups de phare de l’armée française les font fuir. « Les Famas ont fait beaucoup de progrès, mais parfois, elles commettent de petites erreurs qui peuvent ruiner le capital confiance que nous avons réussi à rétablir ensemble », avoue un soldat français du Cimic (Civil Military Cooperation).
Le lendemain, les hommes du MSA ont disparu et ce sont des femmes entourées d’une ribambelle d’enfants qui font la queue pour se faire soigner. La plupart d’entre eux ont la peau claire. Il y a pourtant ici des Belas, les descendants d’esclaves, mais aucun ne sera ausculté. Ils ont été discrètement rayés de la liste par le MSA. « Je ne comprends pas pourquoi ils ne nous aiment pas », lâche, les yeux embués, un aide-soignant militaire d’origine bambara. Je suis venu pendant des années ici. J’ai soigné, j’ai fait avec mes propres mains des accouchements, et c’est comme s’il ne s’était rien passé. On ne me parle plus. »
Des patrouilles mixtes Famas-MSA
Dans les ruelles poussiéreuses de la ville, les militaires maliens engagent néanmoins une patrouille mixte avec les hommes du MSA, sous le regard bienveillant des soldats français juste derrière. « La tâche est immense, mais on fait de petits pas, c’est ce qui me permet de rester confiant et de croire au bien-fondé de notre mission », se réjouit le capitaine Nicolas.
Qu’en sera-t-il demain ?
À côté, le lieutenant Touré hoche de la tête. « C’est un jour important pour nous, et on remercie Barkhane. Le problème, c’est après ? Quand nous, les Famas, on va revenir seuls, est ce qu’ils vont nous accepter ? » Trois jours plus tard, le convoi pénètre à nouveau dans le petit fortin d’Ansongo. Le capitaine sourit, il n’y a eu aucun incident mortel à déplorer. Les soldats sont exténués après six jours de voyage éprouvant pour ratisser 100 kilomètres seulement. Une brindille au milieu de l’immensité du pays. Un soldat visiblement désabusé confie : « On fait plus du civilo-militaire que du combat. Le pire, c’est que, lorsqu’on rencontre nos ennemis, on a parfois ordre de ne pas tirer, car on ne sait pas si c’est du GAT ou du MSA. »
Sur le qui-vive en permanence
Plus tard, le barbecue est préparé dans un certain relâchement. Les soldats boivent quelques bières pour se détendre lorsque soudain éclate une fusillade à l’extérieur. « Dispositif ! » hurle le capitaine à ses hommes qui partent au pas de course récupérer leurs armes et leurs gilets pare-balles dans les tentes. Les légionnaires toujours armés sont déjà partis en direction des coups de feu. Pendant plusieurs minutes, des ordres résonnent au loin, dans un long suspense. Puis, soudain, le dispositif d’urgence est levé. Apparemment, des militaires maliens auraient lancé des tirs de sommation après avoir vu des hommes se rapprocher d’un peu trop près du fleuve.
La propagande mensongère, l’autre ennemi
Le lendemain, tout le camp s’amuse d’articles qui circulent sur les réseaux sociaux accusant l’armée française d’être au Mali pour ses richesses, et notamment pour son or. Sur un montage grossier, on reconnaît un soldat français allongé dans un véhicule blindé chargé de lingots d’or. « C’est bidon », s’indigne l’un d’eux. « Ils ont abusé de Photoshop pour transformer nos paquets de rations alimentaires en lingots, mais ça nous fait du mal, car certains croient à toute cette propagande qui veut nous contraindre à partir. »
Aujourd’hui, le renseignement français estime à 400 le nombre total de djihadistes encore actifs dans l’ensemble de la zone sahélo-saharienne. Et face aux attaques médiatiques contre un « bilan mitigé », le commandement militaire français à Gao préfère rappeler les dernières victoires, comme cette opération de grande envergure, l’opération « Bayard », qui a permis un peu plus à l’ouest de Gao de détruire en une nuit un campement djihadiste dans la région boisée à la frontière malienne.
Une guerre longue et coûteuse
Béret de chasseur alpin vissé sur la tête, le colonel Didier est serein. « Il ne faut jamais oublier la situation avant l’intervention militaire française en janvier 2013. Les GAT menaçaient de planter leur drapeau noir à Bamako. Or, cette menace a complètement disparu. Cette guerre sera longue, car l’ennemi se réorganise et porte encore des coups rudes. Nous sommes là pour longtemps, tranche-t-il, et même si demain une nouvelle armée du G5 venait à se constituer, elle n’aura sans doute pas vocation à nous remplacer. »
Une guerre longue qui a un coût financier et oblige à certaines économies dans l’armée française, notamment, dans la modernisation du matériel, alors que certains véhicules blindés ont plus de 30 ans. Chaque année, les « Opex » (opérations extérieures) au Sahel avoisinerait les 600 millions d’euros en moyenne.
« Si la France part, c’est tout le Sahel qui tombe »
À la base de Gao, après la visite appréciée du président Macron en mai dernier (« un bon signe »), on croise les doigts pour que la nouvelle ligne définie par le nouveau chef des armées reste la même. « Si la France part, c’est tout le Sahel qui tombe », pronostique un jeune militaire français. Impression confirmée par cette habitante de Gao qui est venue apporter une lettre recommandée pour la famille à Bamako.
Sous le hangar de l’aéroport toujours en ruine, et jamais reconstruit depuis les combats de 2013, elle discute en souriant avec des humanitaires. Sur le tarmac, les vieux hélicoptères russes MI 8 de l’ONU côtoient les Beechcraft de la Minusma dans un vacarme incessant. « Ça va quand même un peu mieux qu’en 2013, soupire-t-elle, on se sent un peu plus en sécurité, malgré les rapts, les actions terroristes, les vols, mais c’est un moindre mal. Sans Barkhane, ce serait pire. Les Famas n’ont pas les moyens de les remplacer, ni même une armée africaine. En tout cas, nous, on ne veut pas qu’ils partent. »
Au Mali, à un an de la prochaine élection présidentielle, dans un pays à deux vitesses entre Nord et Sud, l’avenir est encore fait d’incertitudes.
Publié le 01/07/2017 à 18:10 | Le Point Afrique