Depuis son arrivée au pool économique de Bamako, le procureur anticorruption, Mamadou Kassongué, n’arrête pas de surprendre. De l’APCAM à la mairie de Baguinéda et la sous-préfecture de Kati au district de Bamako, les dossiers jusque-là ouverts par le procureur du tribunal de la commune III de Bamako sont les moins attendus du public malien, qui reste toujours sur sa faim, malgré la promesse du chef de l’État, Ibrahim Boubacar Keita, de ne « protéger personne ». Les Maliens se souviendront encore longtemps de cette phrase fétiche qu’il a prononcée lors de son discours de nouvel an 2014 à la nation : « Nul ne s’enrichira plus illégalement et impunément sous notre mandat, Incha’Allah ». Depuis, le public s’impatiente.
Depuis quelques années, les attentes des Maliens en matière de lutte contre la corruption et la délinquance financière deviennent grandes, celles des partenaires techniques et financiers aussi. Il s’agit d’une exigence de justice, un devoir de sacrifice pour le salut du pays et de la nation dont les racines sont ancrées dans les socles de glorieux vieux empires qui ont rayonné en Afrique.
« Je suis venu trouver un Mali à genou. Un Mali dont l’autorité de l’État a été considérablement affaiblie, minée par des années de mauvaise gouvernance. Un Mali dont les caisses étaient vides, nous laissant peu de marges de manœuvre budgétaires pour entreprendre tout de suite les formidables progrès auxquels notre peuple aspire », déclarait le président de la république en 2014, lors de son discours de nouvel an à la nation. C’est ainsi que cette même année a été décrétée celle de la lutte contre la corruption par le chef de l’État.
Autorité bafouée
« C’est pourquoi, en 2014, j’entamerai la seconde phase de mon mandat, qui sera une phase plus axée sur le redressement et le développement économique, pour le bonheur des Maliens. C’est le cap que j’ai fixé, c’est le cap que nous tiendrons Inch’Allah », a-t-il promis. Selon IBK, la gestion rigoureuse de « nos ressources passe par le contrôle de la corruption sur deux fronts : la lutte contre l’impunité et les réformes systémiques »’.
Depuis, aucune action concrète n’a été déclenchée par le gouvernement, au point que la majorité des Maliens ont commencé à perdre espoir. Les décisions et les engagements des autorités sont devenus de simples promesses en l’air qui n’émeuvent personne. Les bailleurs commencent à se fatiguer d’un pays à fort besoin sécuritaire. C’est dans cette confusion qu’est futé dans la presse un rapport faisant état 741,5 milliards de francs CFA d’irrégularités financières. Il ne s’agit, selon plusieurs témoignages que d’une compilation d’irrégularités financières publiées chaque année par le Bureau du vérificateur général (BVG), depuis 2003, chargée de dénoncer publiquement les soupçons de malversations.
« Nous avons sorti ce chiffre pour mettre la pression sur les autorités. Il y a une certaine fatigue des bailleurs par rapport au Mali. Il n’y a pas d’avancées notoires sur le plan politique et la mauvaise gouvernance persiste, alors que, paradoxalement, c’est le Mali qui concentre une grande partie des enjeux de la sous-région », glisse un diplomate en poste à Bamako.
La réticence des bailleurs
Les 741,5 milliards de francs CFA d’irrégularités financières représentent, en moyenne annuelle, 44 % de l’aide au développement allouée chaque année par les bailleurs internationaux, indiqué une source.
« On cofinance le développement, mais aussi la corruption », s’agace une chancellerie européenne.
En 2018, le Mali a perdu plus de la moitié de la tranche variable de l’aide, alors établie à 20 millions d’euros, non décaissée par l’Union européenne (UE) faute de progrès suffisants en matière de scolarisation, de lutte contre la corruption et de réforme du secteur de la sécurité. Mais d’aucuns doutent que ce moyen de pression soit efficace. Pas plus qu’une dénonciation directe.
La justice dans le viseur
Mi-juillet, Dietrich Becker, l’ambassadeur d’Allemagne au Mali, a fait une sortie publique explosive dans un entretien au quotidien malien L’Indépendant.
« Je n’encouragerais pas un Allemand à investir au Mali, vu l’état de corruption de la justice », a déclaré le diplomate qui, depuis, a été contraint de s’excuser.
La justice est de fait particulièrement pointée du doigt. Selon une enquête réalisée en avril par l’Institut de La Haye pour l’innovation du droit (HIIL), 58 % des quelque 8 300 Maliens interrogés ont qualifié cette institution de plus corrompue du pays, devant la police, les douanes et la gendarmerie.
Quant au traitement judiciaire des cas d’irrégularités financières, le rapport canadien précise que « près de la moitié des dossiers font l’objet d’un classement sans suite, donc pas de poursuites, faute d’infraction pénale ». Ce qui amène à un « niveau très bas de recouvrements de 6,5 % du montant total des irrégularités financières ». En clair, les autorités maliennes n’auraient récupéré qu’environ 48 milliards de francs CFA (73,2 millions d’euros) sur les 741,5 milliards de francs CFA d’irrégularités financières constatées par le BVG entre 2005 et 2017.
En juin, le ministère de la Justice a joué la carte de la transparence. Sur son site, il a dressé le bilan des suites judiciaires réservées aux dénonciations qui ont été faites par le Vérificateur général depuis 2013. Selon lui, sur soixante et une dénonciations, dix affaires ont été classées sans suite, cinquante seraient en cours d’enquête préliminaire ou en information, et un dossier a été jugé.
« Si on admet qu’il y a de la corruption dans la justice, M. Moumouni Guindo, le patron de l’OCLEI estime qu’il y a aussi lieu de s’interroger sur la question de l’influence qui est exercée par les corrupteurs au sein des organismes de contrôle de la corruption. Selon le patron de l’Oclei, certains ont déjà tenté de saboter, voire d’influencer, le travail des gendarmes de la corruption tels que le BVG. “Tout cela fait que la lutte contre la corruption n’avance pas. La volonté politique est présente, mais elle peut être améliorée”, avance-t-il prudemment.
Le saut dans l’inconnu
Depuis plus d’un mois, le procureur anti-corruption procède à des arrestations, des moins attendues, selon des observateurs. Cette manière de lutter contre les criminels à cols blancs en instrumentalisant le pôle économique n’est que de la manipulation politique, commentent des analystes de la situation.
Selon Sambou Sissoko, si les 18 millions de Maliens ont une priorité aujourd’hui, c’est celle de faire en sorte que l’administration publique puisse retourner partout où elle avait été chassée par les mouvements armés en complicité avec certains pays “amis” du Mali.
“Dans le but de nous divertir de cette priorité noble et salutaire qui consiste à libérer les 2/3 de notre territoire national, les stratèges politiques du régime en place sont en train d’instrumentaliser le pouvoir judiciaire à des fins politiques. En effet, la lutte contre la délinquance financière dans le contexte d’instabilité actuelle que vit notre pays vise à nous affaiblir pour que des manifestations similaires à celle du 5 avril ne puissent plus jamais se reproduire. Or, c’est de telles manifestations populaires que notre pays a justement besoin en vue de demander à la France et ses alliés de faire un choix entre l’État malien et les mercenaires ou autres narcotrafiquants venus de la Libye et de l’Algérie”, explique M. Sissoko.
Pour d’autres qui dénoncent l’inconsistance du dossier qui a conduit à l’arrestation du maire du district de Bamako, Adama Sangaré, la justice a été obligée de fouiller dans les archives pour, pour trouver le mobile de cette arrestation qui remonte à 10 ans.
“La justice doit faire face aux dossiers brûlants : affaire de Sanogo et achats des équipements militaires”, préconise un internaute.
“Il y a beaucoup de dossiers de détournement qui sont d’actualité. On n’a pas besoin de fouiller les archives”, précise un autre.
Alors que la soif de justice est de plus en plus grande, dans un pays marqué par l’insécurité et la pauvreté, la justice semble faire le choix d’un saut dans l’inconnu, en s’attaquant à des dossiers presque tombés dans les oubliettes.
Par Sidi DAO