Filmé en immersion à Montfermeil, dans la banlieue parisienne, honoré au Festival de Cannes avec le prix du Jury, choisi pour présenter la France aux Oscars, déjà vendu dans plus d’une cinquantaine de pays, ce mercredi 20 novembre, «Les Misérables » de Ladj Ly sort enfin en salles, comme un manifeste universel contre la misère sociale.
Il a passé son enfance et sa jeunesse à Clichy-Montfermeil, là où Victor Hugo a situé une partie de ses Misérables. Aujourd’hui, Ladj Ly, réalisateur français d’origine malienne, renouvelle avec son premier long métrage le genre des films de banlieue, 24 ans après La Haine de Mathieu Kassovitz. À l’époque, le film donnait un nouveau souffle au cinéma français, mais ne changeait en rien le sort des banlieusards.
« L’homme à la caméra »
Quatorze ans après les émeutes de 2005 qui ont boosté son envie de devenir « l’homme à la caméra », Ladj Ly a filmé donc à son tour la violence et la misère, mais surtout les êtres humains dans la cité des Bosquets, à Montfermeil, un quartier difficile en banlieue. Et depuis son succès au Festival de Cannes, en mai, le réalisateur n’arrête pas à répéter à toute occasion : « Oui, ce film est un cri d’alarme. Depuis les émeutes de 2005, les choses n’ont pas vraiment évolué ».
La première scène des Misérables montre un pays en liesse : drapé dans un drapeau bleu blanc rouge, un jeune banlieusard sort à Paris pour fêter la victoire des Bleus à la Coupe du Monde. Ce jour, tout le monde est d’abord français et fier d’être Français, il n’y a plus de couleur de peau ou classes sociales…
Le jour après, retour à la réalité. On voit Stéphane (Damien Bonnard) arriver dans le quartier. Le jeune policier vient d’être muté de Cherbourg aux Bosquets pour être près de sa famille. Mais il n’a aucune idée que, en intégrant la fameuse BAC, la Brigade anticriminalité de Montfermeil, dans le 93, il va vivre la pire journée de sa vie…
Ladj Ly, un enfant de Montfermeil
Les Misérables, le titre du film, « c’est un clin d’œil pour dire : un siècle plus tard, la misère est toujours là sur ce territoire », remarque Ladj Ly. Le quartier des Bosquets lui sert depuis longtemps comme un studio à ciel ouvert. Pendant des années, il filmait ici les policiers pendant leurs interventions. Puiser dans la réalité, c’est la force inouïe du film. Car à l’origine du scénario, se trouve une réelle interpellation violente que le réalisateur a lui-même filmée avec sa caméra en octobre 2008 et postée ensuite sur Internet. Cette bavure policière où des flics frappent un jeune menotté des Bosquets sera la première où des policiers seront condamnés suite à une vidéo. Ladj Ly devient alors une vedette au-delà de ses quartiers.
Après des centaines de vidéos tournées dans son quartier en s’exposant aux foudres des policiers, Ladj Ly s’est donné le temps nécessaire pour capter cet environnement resté presque invisible au cinéma. Mieux encore, il réussit à le montrer d’une manière nouvelle et à le transmettre avec une vision à 360 degrés et pas seulement à cause des drones employés qui survolent la cité. Là où la plupart des médias n’osent pas entrer avec leur caméra, lui, il est à la maison, depuis 38 ans. À Montfermeil, il a tout appris sur le cinéma. Des vidéos « cop watch » en mini-caméra, il est aujourd’hui arrivé au sommet du septième art et prié de représenter la France aux Oscars.
« La vraie vie »
Ses comédiens disent de ne pas avoir le sentiment de jouer un personnage : « cela ressemble beaucoup à la vraie vie » confiait le jeune Al-Hassan Ly alias Buzz dans le film. Pour Ladj Ly, la banlieue, c’est ce patchwork qu’on aperçoit quand il fait voler son drone au-dessus de la cité : le gris des tours devient alors un paysage coloré, les bâtiments dégradés se transforment en briques Lego, à composer et à recomposer à volonté. C’est son terrain de jeu pour sa caméra. Avec lui et son drone, on prend de la hauteur sur la banlieue. En immersion totale, il ausculte tout : du toit jusqu’à la cave, en passant par les cages d’escalier, les appartements, jusqu’au Kebab tenu par un frère musulman, aussi radical que rempli de sagesse coranique, et censé de tenir le quartier.
Ladj Ly ne montre pas seulement ces espaces souvent invisibles, il les fait vivre avec toute la diversité de ce quartier peuplé des misérables d’aujourd’hui. Apparaissent alors sur des images d’une densité et expression incroyables, de jeunes enfants en errance, une bande de filles tenant tête au geek-voyeur, des dealers rendant service aux autorités, les prostitués bon marché, des frères musulmans pacifiant le quartier, « l’Obama à nous » en maillot de foot siglé « Maire 93 », une mère qui ne se laisse pas faire, mais surtout les trois « bacqueux », des policiers au bout des nerfs toujours à un doigt de la bavure…
Imposer sa loi
C’est avec Stéphane, le brigadier à cheveux gras surnommé Pento, novice aux Bosquets, qu’on va découvrir le quartier, ses mœurs et surtout ses dérives. Avec ses coéquipiers Chris (Alexis Manenti), policier surexcité et raciste, et Gwada (Djebril Zonga), flic noir traité de traître, il apprend vite que la BAC n’est pas tout à fait une police ordinaire. À l’image de ce territoire abandonné, composé de beaucoup de clans où chacun essaie de faire la police et d’imposer sa loi et son autorité sur les autres.
Après une bavure de trop, le quartier s’enflamme. Étonnamment, malgré une violence inouïe à l’écran qui va jusqu’à un face-à-face entre un cocktail Molotov d’un jeune et l’arme d’un policier, le film se termine de façon presque consensuelle en citant Victor Hugo : « Mes amis, retenez ceci, il n’y a ni mauvaises herbes ni mauvais hommes. Il n’y a que de mauvais cultivateurs. » Le réalisateur ne juge personne en suscitant de la compréhension pour tout un chacun. À la fin, tout le monde peut se reconnaître dans le portrait dressé par Ladj Ly.
« Cop watch » ou qui regarde qui ?
En revanche, en renvoyant toutes les parties dos à dos, il donne raison à tout le monde. Là réside peut-être la seule faiblesse de ce film extraordinaire : en choisissant résolument la voie du milieu, le cinéaste rend finalement le propos du film aussi universel qu’inoffensif. L’avenir nous dira, si Les Misérables, galvanisé par les ovations du monde du cinéma et déjà acheté par Amazon pour les États-Unis, aidera plus aux banlieusards de se faire respecter que la petite vidéo « cop watch » mise en ligne par Ladj Ly, il y a dix ans.
RFI