L’ancien ambassadeur de France au Mali (2002-2006), son Excellence Nicolas Normand nous a reçus le samedi 3 décembre dans ses appartements à Paris. L’ancien diplomate, très attaché au Mali, s’est longuement entretenu sur la crise post-transition et la transition actuelle, en exprimant de manière ouverte ses positions sur les périples que traverse actuellement le Mali et les solutions qui pourraient y être apportées.
LE SOIR DE BAMAKO : Les nouvelles têtes du gouvernement viennent d’être dévoilées (Goita, Bah, Ouane), vous avez félicité la nomination du président de la transition ainsi que du premier ministre. Pensez-vous que ce « triumvirat » au pouvoir pourra réussir ?
NICOLAS NORMAND : J’observe que le CNSP a agi avec habileté et a fait beaucoup de consultations. Le choix du président, Bah N’Daw, est une personnalité respectée, bien acceptée par la communauté du Mali. Le colonel Bah est une personnalité neutre, ce n’est pas un politicien : il a été ministre de la défense pendant une période assez courte et c’est un ancien colonel, un homme connu pour sa rigueur et son intégrité et c’est l’essentiel. Et c’est un non politique puisqu’il ne porte pas la voix d’un parti. De la même façon, le premier ministre est un non politique : c’est un diplomate de carrière discret et qui n’est pas connu pour une activité politique ou militante particulière, en revanche, il est connu lui aussi pour sa rigueur et son intégrité. Moctar One est un bon choix car il va défendre le Mali contre les risques des ingérences extérieures, notamment à travers l’accord d’Alger (sur « la paix et la réconciliation au Mali) car il est parfaitement conscient des risques d’une volonté de l’Algérie de dominer le septentrion Malien à travers l’accord d’Alger. Il fera son possible à son niveau pour surveiller cette question, bien que son pouvoir soit limité par la médiation algérienne. Il a un autre avantage important : il saura parler aux partenaires extérieurs du Mali et il a une analyse juste de la situation : il faut faire de la pédagogie face aux partenaires internationaux sur l’accord d’Alger, pour défendre l’intérêt de Bamako. Et le seul à pouvoir le faire c’est Moctar Ouane, il connaît les dessous des cartes et est fondamentalement attaché à l’intégrité du territoire.
«Moctar Ouane est un bon choix car il va défendre le Mali…il est parfaitement conscient des risques d’une volonté de l’Algérie de dominer le septentrion Malien à travers l’accord d’Alger»
Ce sont des personnalités neutres. Je pense que c’est une bonne chose pour une transition de n’être pas partisane et on attend la nomination du gouvernement, je pense que ce sera un nouveau corps essentiellement composé de technocrate, c’est du moins ce qui paraît souhaitable : le moment n’est pas celui de la politique, mais celui d’une transition qui doit préparer le retour à une vie politique normale et donc, il n’y a pas de raison de faire bénéficier tel ou tel politicien de cette situation de transition. Il faut en plus, réaliser un travail technique de préparation aux prochaines élections présidentielles et du code électorale, peut-être aussi d’un certains nombres de dispositions au niveau de la Constitution, cela doit se faire en concertation avec les partis politiques et la société civile, mais il vaut mieux rester au-dessus de la mêlée et c’est ce que le CNSP a compris.
LE S.B : Quelles sont vos pronostics pour la composition du gouvernement à venir ?
N.N : La lenteur de la formation du gouvernement indique qu’il y a peut-être des discussions difficiles entre le premier ministre, le président et le colonel Goita. S’ils étaient sur la même longueur d’onde, ils auraient déjà sorti la liste du gouvernement. Le patron maintenant, c’est le président Bah, il n’a de compte immédiat à rendre à personne. Le point commun aux trois, est qu’ils devraient arriver à mettre en place une liste de technocrates c’est-à-dire des gens réputés pour leurs compétences. Il faut le dire aussi, ce qui retarderait la liste pourrait être des enquêtes sur l’intégrité des ministres : on veut éviter de nommer des ministres dont on découvrirait après des casseroles.
LE S.B : Malgré la nomination du président et du vice-président, la CEDEAO maintient l’embargo tant que plusieurs zones d’ombre dans la gestion de cette transition ne sont pas levées. Elle pose donc trois conditions restantes pour la levée des sanctions:
1- Clarification du rôle du vice-président,
2- Libération des détenus politiques,
3- Dissolution pure et simple du CNSP.
Qu’en pensez-vous ?
N.N : Il semble que les deux premières conditions ne soient plus une obligation, c’est du moins ce que laissent entendre les dernières déclarations, il y a une ambiguïté sur les détenus à l’heure où l’on parle. Elles peuvent être levées contre des assurances : la CEDEAO veut s’assurer qu’il y a un processus régulier, que la justice se prononce si ces détenus doivent être sanctionnés et que la détention arbitraire ne soit plus de rigueur. Concernant le rôle du CNSP il est logique qu’il soit dissous, je ne comprendrais pas qu’il soit maintenu, le CNSP a fait son temps : les cinq colonels ont assuré le départ de l’ex-chef d’état Ibrahim Boubacar Keita et le début de la transition, ils ont terminé leur rôle et restent représentés dans cette « troïka » avec par le vice-président.
Le vice-président suffit pour veiller à la neutralité donc une fois que le pouvoir a été transféré au président de la transition le CNSP n’a pas à avoir être un contre-pouvoir par rapport au président, ce n’est pas comme ça que la charte de la transition est prévue, ce n’est pas comme ça que la constitution de 1992 qui n’a pas été abolie est prévue et donc les pouvoirs appartiennent maintenant au président et c’est à lui, ainsi qu’à son premier ministre et à son gouvernement de donner la directive et de guider la transition. Le CNSP n’a plus de rôle à jouer.
«Il est logique que le CNSP soit dissous…il n’a plus de rôle à jouer»
Il faut absolument éviter la situation de 2012 avec Dionkounda Traoré, Cheick Modibo Diarra et en même temps il y avait le capitaine Sanogo avec sa junte restée à Kati qui continuait à tirer les ficelles, on s’en souvient très bien, de la manière brutale dont Cheick Modibo Diarra a été brutalement démis de ses fonctions…Afin de lever l’ambiguïté, il faut dissoudre le CNSP. On a levé une ambiguïté sur le rôle du vice-président à la demande de la CEDEAO, qui réclame maintenant la dissolution de la junte et si ce n’est pas fait, ça créera une ambiguïté. Le CNSP doit sortir par la grande porte.
LE S.B : La France s’est montrée silencieuse avant, pendant et après le coup d’État, prenant « acte » des événements. Les relations Mali-France sont-elles à bout de souffle ?
N.N : Le coup d’État contre IBK est une affaire malienne. En aucun cas, la France n’avait à s’ingérer dans cette affaire strictement malienne. De plus, la France n’avait pas été silencieuse puisque le président Emmanuel Macron avait demandé, dans son discours annoncé à New York lors de l’assemblée générale par visioconférence, un retour à la vie civile rapidement. Il a été très clair sur le fait que pour que se poursuive la coopération militaire française, c’est-à-dire la présence de Barkhane au Mali, il fallait que revienne un gouvernement civil. Il a été très clair sur ça. Cela étant, c’est une bonne chose que la France n’ait pas faite de commentaire au jour le jour parce que toutes les déclarations de la France sont généralement mal accueillies, mal interprétées.
La France est un observateur relativement passif dans cette crise récente, vous avez bien vu par exemple, que Barkhane s’est tenu à l’écart du coup d’État, fort heureusement ! La France n’était liée à aucun élément concernant la chute d’Ibk ni à aucune répression qui a eu lieu au mois de juillet.
En revanche c’était une question entre Maliens, entre le M5 et IBK et ensuite entre le M5 et la junte et d’autre part c’était une question entre les acteurs maliens et la CEDEAO.C’était un jeu purement Mali – CEDEAO. La France n’avait pas à commenter les évènements.
LE S.B : Le M5 RFP étant le mouvement qui s’est battu durant des mois, se voit relégué au second plan, il a même été déclaré « mort » par le porte-parole Issa Kaou Djim. Pensez-vous que l’attitude du CNSP envers le M5 pourrait conduire à de nouvelles manifestations ?
N.N : Le M5 est sans doute mort comme mouvement, mais les personnes qui l’ont formées ne sont pas mortes et ils veulent et ils le disent, « revendiquer le fruit de leurs actions », ils affirment que c’est grâce à eux le départ de IBK ce qui est vrai et donc peuvent demander « leur part du gâteau » ce que veut dire le partage du pouvoir, ce qui peut retarder la formation du gouvernement parce qu’il y a un clivage entre ceux qui veulent des technocrates et ceux qui veulent des gens du M5 au risque de refaire des manifestations. L’imam Dicko est sage s’il pense que le M5 a fait son temps en accomplissant le départ de IBK et que partager le pouvoir de la transition maintenant n’était pas l’objectif déclaré du M5. Ce jeu interviendra à la fin de la transition car il y aura des élections législatives et présidentielle et peut-être un référendum sur la constitution. Il serait mieux selon moi que la revendication se fasse après la transition.
LE S.B : La politique d’action du CNSP reste encore inconnue. Le fait que des militaires soient à la tête du pays peut-il ramener la paix dans le Sahel ?
N.N : Les militaires ne sont plus au pouvoir, ils ont fait leur temps, la transition est désormais civile. Quand bien même ils auraient été au pouvoir, cela n’aurait rien changé parce que personne ne peut faire la paix au Sahel et au Mali rapidement. C’est un travail de très longue haleine qui suppose un ensemble de mesures notamment militaires, mais elles ne seront pas à même d’avoir une victoire définitive sur les groupes armés. On a l’expérience sur de nombreux pays telle que l’Algérie qui est parvenue plus ou moins à ce résultat, mais ils ont une armée de 500.000 hommes et un budget de cinq milliards de dollars comparés à quelques centaines de millions pour le Mali et moins de 20.000 hommes. Donc l’armée malienne, y compris avec l’aide des 5.000 hommes de Barkhane n’a pas de supériorité militaire écrasante comme il y en avait en Algérie.
Ce processus n’est pas militairement à la portée de Bamako. Il faut se défendre mais il faut aussi réfléchir aux causes du djihadisme : zones de non présences des institutions de l’état, absence d’espoir pour les jeunes, absence de culture et de perspective, sentiment d’abandon des populations du Nord, volonté de certains chefs de groupes armés de s’ériger en chef de guerre…or la seule limite à la violence, lorsqu’il n’y a pas de gendarme et de police, c’est sa propre culture. Et la religion peut jouer ce rôle: les autorité religieuse doivent être assez actives pour condamner les prérogatives de Hamadoun Koufa, pour expliquer que les djihadiste ont une version complètement déviante de la religion. II y a un travail des Oulémas pour dénoncer la violence et les déviances.
«Le M5 est sans doute mort comme mouvement, mais les personnes qui l’ont formées ne sont pas mortes»
LE S.B : Concernant le rôle des religieux, l’imam Dicko bénéficie d’une très grande popularité au Mali, peut-il être dans les temps à venir, une tête d’affiche aux élections ?
N.N : C’est aux Maliens de décider cela, pas à moi. Néanmoins, si Mahmoud Dicko devait être élu président, alors le Mali ne serait plus dans un état laïque, sauf si l’imam lui-même en personne vient à être un laïque en oubliant sa fonction d’imam. Je pense qu’il n’a pas cette ambition car c’est un religieux, « je rentre dans la mosquée » il a dit cela, je le prends au mot.
Lors de la crise, il n’a pas mis en avant son appartenance wahhabite, il a été plus politique que religieux parce qu’il a évité tout ce qui était clivant et s’est axé sur tout ce qui est rassemblant, c’est un bon politicien. Reste à la population malienne de choisir ce statut, entre la laïcité, qui respecte toutes les croyances et n’impose pas une foi et une république islamique.
LE S.B : A la suite du DNI, nombreux sont les Maliens qui souhaitent une relecture de l’accord de paix. Une requête qui est contestée au Nord. Pensez-vous que l’accord de paix doit être revu pour l’intérêt de la souveraineté du Mali ?
N.N : L’accord d’Alger est un point d’entrée en quelque sorte, de la communauté internationale (sur la question malienne), parce que d’abord il a un parrain algérien de cet accord et que c’est le président de la médiation et ça donne un droit de regard de l’Algérie sur des affaires internes au Mali et deuxièmement c’est également un accord qui est un petit peu sous la tutelle du conseil de sécurité de l’ONU et donc de ses cinq membres permanents dont la France. En d’autres termes, l’accord d’Alger introduit une restriction à la souveraineté du Mali, il faut le reconnaître. Le Mali n’est plus entièrement libre de faire ce qu’il veut dans le Nord, non seulement parce qu’il a signé un accord avec la CMA et la Plateforme, mais aussi parce qu’il y a un droit de regard de la médiation internationale qui continue de veiller, disent-ils, « à la bonne application de cet accord » et on voit bien qu’ils font régulièrement pression sur la mise en oeuvre de cet accord, en particulier l’Algérie mais aussi le conseil de sécurité en général et la France aussi à l’occasion. L’accord est consenti par le Mali, dès lors qu’il a été signé en 2015, on peut difficilement revenir là dessus maintenant. Il faut rappeler que le Mali avait accepté cet accord en position de faiblesse : l’armée avait été battue en 2012 puis en 2014. De mon point de vue l’accord est assez déséquilibré puisque les groupes armées sont mis au même niveau que l’état et ensuite, dans l’évolution de l’application de cet accord on voit bien que la CMA a pris le dessus sur la plateforme et donc, les ex-séparatistes qui sont en principes autonomistes ont quand même le vent en poupe…
«Il y a une volonté algérienne de contrôler le nord Mali…le septentrion Malien est pratiquement livré aux groupes armés»
J’ajoute à cela qu’avec le régime d’IBK il y a eu une interprétation de l’accord d’Alger qui pose problème, qui va plus loin dans le sens des groupes armées que le texte lui-même. Dans l’accord d’Alger il est dit que ,dans le Nord, il doit y avoir une redéploiement de l’armée et ça s’appelle de ce fait l’armée reconstituée. Et il est précisé dans cet accord qu’elle doit inclure des personnes du Nord, y compris à des postes de responsabilités.Écrit comme cela ça peut paraître anodin, mais tel que ça a été appliqué par les comités techniques qui ont mis en œuvre l’accord ça donne quelque chose de tout à fait choquant de mon point de vue : nous avons deux armées, les FAMAS au sud et au nord quelque chose de différent que l’on appelle armée reconstituée, composé aux deux tiers de groupes armés et à un tiers des FAMAs. Et dans ce un tiers des FAMAS, c’est souvent d’ailleurs un officier. Et dans ce un tiers des FAMAs, c’est souvent d’ailleurs un officier le plus gradé qui vient du nord. Avec cette disposition, cela veut dire en pratique que le septentrion Malien est pratiquement livré aux groupes armés.
Je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas revenir là-dessus pour avoir une lecture différente de l’accord d’Alger, sans ce critère ethnique assez fâcheux qui n’apparaissait pas auparavant dans la gouvernance malienne et surtout sans donner la majorité aux groupes armés. Il y a d’autres critères problématiques tels que l’élection directe au suffrage universel des présidents des régions, la multiplication du nombre des entités administratives qui sera coûteuse pour les finances publiques et qui n’est pas forcément justifiée; le problème de la réintégration dans l’armée des ex-rebelle ont a vu que c’était une chose qui avait été prévue dans l’accord de 1992 et qui a fait qu’une partie de l’armée en 2012 a déserté, c’était justement souvent les gens qui avaient été intégrés par l’accord précédent, donc il faut éviter ce genre d’erreur et il faut se servir de l’histoire africaine similaire tel que l’exemple de la RDC, pour éviter cette répétition. La CMA et l’Algérie tiennent à l’accord d’Alger car ils en sont les bénéficiaires. On voit bien aujourd’hui que ça permet à des groupes armées qui n’ont aucune légitimité démocratique d’avoir des postes importants et ça c’est un problème fondamental.
Comme l’a dit Moussa Mara, ces groupes armés ont tendance à “caporaliser” les populations en n’ayant d’autres légitimités que leurs armes…L’autre contrainte concernant l’accord d’Alger, c’est que le septentrion malien passe sous une tutelle non officielle de l’Algérie, qui a tout à gagner à avoir un état tampon à son sud. En tant que diplomate, il me paraît clair qu’il y a une volonté algérienne de contrôler le nord Mali.
On a vu récemment la réaction du président de l’Algérie dévoiler sa position quand il a dit regretter de n’avoir pas été consulté pour la transition en rappelant que « la solution du septentrion malien est une affaire à 90% algérienne ». Il a retiré le masque en disant tout haut ce que pensent les autre tout bas.
« La captivité (de Soumaila Cissé) l’a préservé des tumultes du M5 et de l’accusation d’avoir voulu rompre avec la règle démocratique, de respecter l’échéance des cinq ans du président démocratiquement élu…»
LE S.B : Des rumeurs se profilent sur la potentielle libération de Soumaïla Cissé, le gouvernement malien avait accepté de libérer des centaines de djihadistes en échange de sa libération.
N.N : J’espère comme tous les Maliens que Soumaïla Cissé va être libéré de ces geôliers djihadistes sans faire des négociations où on libérera tous les djihadistes prisonniers. À ce moment-là je pense qu’il aura beaucoup de chance d’être élu et populaire, à la fin de transition. C’est quand même l’homme politique malien qui semble le mieux placé. À la limite, sa captivité l’a préservé des tumultes du M5 et de l’accusation d’avoir voulu rompre avec la règle démocratique, de respecter l’échéance des cinq ans du président démocratiquement élu. On ne pourra pas l’accuser de cela, il sera “pur” et il reste le chef de l’opposition. Sa libération peut faire basculer le jeu politique présidentiel.
Source : le soir de Bamako