LOME – Parmi la multitude de réflexions que l’ex-secrétaire général de la défunte Organisation de l’Unité Africaine (OUA), actuelle Union Africaine (UA), Edem Kodjo a faites à travers les médias à l’occasion du jubilé du panafricanisme, on retiendra l’entretien qu’il a accordé à « Géopolitique Africaine », une publication qui s’intéresse aux problèmes du continent noir.
Le jubilé du panafricanisme qui a connu son apothéose le samedi 25 mai est un événement majeur ; et de ce fait, M. Kodjo qui a dirigé l’ex-OUA se révèle une des personnalités ressources éminentes et incontournables appelées à se prononcer sur les problèmes contemporains du continent.
Aussi, interrogé par Géopolitique Africaine sur sa lecture des crises, tensions et conflits qui secouent actuellement le continent, M. Kodjo estime que ces situations et crises traduisent des déséquilibres importants pour les formations et les organisations sociopolitiques africaines, mais ne doivent pas être confondues. L’occurrence des crises et des tensions répond, selon lui, à une logique interne liée à la faiblesse des systèmes démocratiques des Etats africains, à la contestation des commissions électorales et aux luttes de pouvoir au sein des partis politiques. Les crises, explique-t-il, conduisent aux tensions qui peuvent déboucher sur des conflits. Les conflits ont souvent des causes exogènes, expliquées en partie par des rébellions armées contre un Etat ou des agressions militaires d’un Etat contre un autre.
On ne peut, poursuit-il, mettre sur le même plan les crises, les tensions et les conflits. Selon lui, les conflits ont des conséquences plus déstructurantes pour les organisations sociopolitiques des pays africains que les crises et les tensions. Il pense que les conflits longs modifient les rapports géographiques et démographiques des populations sur les territoires concernés. M. Kodjo donne en exemple le conflit dans les Grands lacs, dans l’Est de la République Démocratique du Congo (RDC), qui entraîne des déplacements de populations et des comportements anti-démocratiques comme l’enrôlement des enfants soldats.
A la question de savoir si on peut parler aujourd’hui de « nouveaux conflits » qui sont caractérisés par le déplacement des populations, l’enrôlement des enfants soldats et la maltraitance des femmes, et sur l’établissement d’une ligne de partage avec des conflits plus « anciens » marqués uniquement par la contestation du pouvoir et qui souvent étaient dominés par des coups d’Etat militaires excluant la société civile, l’ex-patron de la défunte OUA réplique que la ligne de partage entre nouveaux conflits et conflits anciens est mince. « C’est le cas dans l’Est de la République démocratique du Congo. On peut, selon lui, identifier quelques aspects de cette nouvelle conflictualité qui devient visible à partir des années 1990. Les conflits anciens dans les années 70 à 80 étaient des conflits de type militaire. « Les acteurs des conflits étaient essentiellement des militaires et des politiques civils qui contestaient les pouvoirs établis », a-t-il dit.
Les nouveaux conflits actuels, de son avis, font la place à de nouveaux acteurs comme les terroristes appartenant à des bandes armées, animées d’une idéologie extrémiste politico-religieuse ( islamisme politique) qui n’a rien à voir avec la pratique religieuse normale de l’Islam.
Ces bandes armées, fait remarquer M. Kodjo, ont pour nom Boko-Haram au Nord du Nigéria qui veut faire de la « Charia » la loi unique qui gouverne les hommes et les femmes. On trouve aussi d’autres groupes rebelles au Nord du Mali : MUJAO (Mouvement unifié du djihadisme en Afrique de l’Ouest), Ansardine, et les combattants terroristes de la branche africaine d’Al Qaïda (Aqmi, Al Qaïda Maghreb islamique). A côté de ces acteurs terroristes, on trouve d’autres participants comme les touaregs du MNLA (Mouvement national de libération de l’Azawad) qui depuis de nombreuses années, revendiquent leur identité culturelle.
Abordant la cruciale question de l’instabilité des Etats africains en raison de la résurgence des coups d’Etat, malgré l’engagement dans des processus démocratiques, M. Kodjo pense que ces coups d’Etat traduisent des tensions qui peuvent déboucher sur des conflits armés, soulignant que l’Union africaine a valorisé le système de bannissement des auteurs des coups d’Etat par l’exclusion des pays victimes de coups d’Etat de ses instances de régulation, jusqu’au retour de l’ordre démocratique.
Il rappelle que « plusieurs pays ont été suspendus (de l’UA en guise de sanction) comme : Madagascar, suite à la crise politique de 2009 qui a entraîné la prise de pouvoir d’Andry Rajoelina, la Guinée-Bissau, suspendue le 17 avril 2012 suite au coup d’État militaire du 12 avril 2012, la Côte d’Ivoire, suspendue lors de la crise ivoirienne de 2010-2011, la Guinée, suspendue lors du coup d’État militaire le 23 décembre 2008, la Mauritanie, suspendue une première fois le 4 août 2005, après un coup d’État militaire, réintégrée après l’élection présidentielle de 2007 et de nouveau suspendue, pour les mêmes raisons, le 6 août 2008; le Niger, suspendu le 8 février 2010 après un coup d’État militaire, le Togo, suspendu le 25 février 2005 du fait de questionnements concernant l’élection du président. »
Il n’a pas passé sous silence le cas du Mali, suspendu le 23 mars 2012 suite au coup d’État militaire du 21-22 mars 2012, a été rétabli le 26 octobre 2012 suite à la mise en place d’un régime de transition, dans le contexte de la prise de contrôle par les milices islamistes du nord du pays. “A la fin des années 90 et années 2000, a-t-il fait remarquer, les coups d’Etat impliquent de plus en plus la société civile avec le surgissement des milices, ce qui est nouveau par rapport aux coups d’Etat traditionnels des années de l’indépendance (1960) jusqu’aux années 2000. “La présence des milices renforce les tensions. Les populations civiles dont certains membres font partie de ces milices, s’affrontent brutalement”, a-t-il noté.
Il y a, aux dires de l’ancien secrétaire général de la défunte OUA, une radicalisation des conflits et des aspects rétrogrades comme le viol des femmes, les pillages systématiques, la destruction des bâtiments publics et le déplacement des populations, des aspects rétrogrades qui, de son avis, doivent être combattus avec fermeté.
A la question de savoir s’il peut y avoir des coups d’Etat salutaires dans ce contexte africain, M. Edem Kodjo estime qu’il peut en exister « quand le coup d’Etat sert à restaurer l’ordre démocratique. “L’exemple malien en 1991 peut servir d’illustration à la question que vous posez. Le coup d’Etat militaire de Toumani Touré contre Moussa Traoré a permis au Mali de connaître deux décennies de vie démocratique marquée par des alternances politiques (Alpha Konaré/A. Toumani Touré) interrompues par le coup d’Etat du capitaine Sanogo en mars 2012.”, a-t-il ajouté.
Questionné au sujet des réponses adéquates que lui, Edem Kodjo, homme politique qui a assumé des fonctions importantes au Togo et au niveau africain (en tant que secrétaire général) peut apporter à la prévention et à la résolution des crises, des tensions et des conflits en Afrique, M. Kodjo décline plusieurs niveaux de réponses qui, selon lui, doivent être mis en oeuvre dans la complémentarité.
« L’expérience des crises actuelles a montré que la résolution des crises, des tensions et des conflits peut avoir une approche nationale, mais celle-ci devient très vite insuffisante et doit être complétée par une approche régionale. La diplomatie de la médiation a montré sa capacité à débloquer des situations considérées comme difficiles. Le principe de subsidiarité régionale doit permettre aux régions africaines institutionnellement identifiées (CEDEAO, CEMAC, CEAAC, SADC) de se substituer à la communauté internationale et surtout à l’organisation des Nations Unies, d’accélérer les procédures de résolution des conflits », a-t-il précisé.
Edem Kodjo a été secrétaire général de l’ex-OUA (1978-1983), Premier ministre togolais (1994-1996; 2005-2006).
Source: Xinhua