Le Sankarani, un affluent du fleuve Niger, était mal gardé, à cause des émeutes qui avaient lieu dans le pays et particulièrement à Bamako. Sory profitait de cette espèce de trêve accordée pour étendre ses tentacules. Depuis la mort de son frère lors des échanges de coups de feu avec une escouade de douaniers, il n’avait pas voulu rentrer au village. Il en résultait que le paysan avec lequel il faisait des affaires était venu habiter avec lui près du camp militaire où il disposait d’un petit entrepôt et où il trouvait refuge. C’est un métier qui rapporte beaucoup que celui de contrebandier, pourvu qu’on soit doué d’une certaine intelligence secondé par quelque rigueur. Les voyages devenaient de plus en plus fréquents, de plus en plus fructueux. Les cartons de cigarettes et de médicaments de contrefaçon chargés en Guinée voisine et qui transitaient sur le bras de fleuve étaient vendus comme des petits pains au Mali. Les instants de tristesse que Sory éprouvaient depuis la perte de son frère était balayés par la joie que lui procurait les montagnes de gains tirés de ce trafic. La seconde épouse du sergent-chef Abdou, Ami, se révélait au fil des jours la pièce maîtresse de la chaîne de distribution, réalisant elle aussi un gros chiffre d’affaires.
Un entrepôt qui n’ouvrait que nuitamment avait tiqué le sergent- chef Abdou, un lève tôt du fait de sa déformation professionnelle de chef cuisinier du camp militaire. Doué d’un flair hors pair, ce solide gaillard d’une quarantaine d’années surprenait tard dans la nuit les contrebandiers. En lieu et place d’une dénonciation, il donnait des gages de son assistance, de sa discrétion contre son implication.
Une nuit, l’orage menaçait depuis une heure, puis éclatait. On entendait gronder le tonnerre dans le lointain. Encore une fois, il prêtait main forte à Sory et son ami qui déchargeaient les marchandises cachées dans le double fond de la pirogue. Il continuait d’avoir pour eux tous les petits soins d’un grand-frère bienveillant, lui d’ordinaire si quinteux. Il profitait du premier répit que la tempête donnait pour suggérer aux deux autres de renouveler les énergies au moyen de viande grillée qu’il se proposait d’aller acheter. Sory lui tendait un billet de 10.000 F CFA.
Liberté bien payée
On était dans la seconde moitié du mois de septembre, le vent soufflait un peu fort, un peu de lune pâle, et voilée à chaque instant par de gros nuages qui glissaient rapidement au ciel, mais on ne pouvait percer l’obscurité de ces arbres touffus sous lesquels une femme s’était cachée sans crainte qu’on ne l’aperçût. Mais les aboiements d’un chien errant attiré par le maigre reste du repas attiraient l’attention des trois hommes. Le sous-officier, arme au poing, voulait en avoir le cœur net. La jeune femme restait immobile sans haleine. Elle l’avait perdu de vue. Soudain, elle sentait le bout du canon de l’arme posé sur sa tempe gauche. Une voix rauque brisait le silence : « Qui es-tu ? Pour qui travailles-tu ? » Elle tremblait de tout son corps, mais réussissait à garder sa lucidité en laissant échapper : « Hawa, indic de la douane. Ne me tue pas. Je te serai d’une grande utilité, puisque la zone est infestée de douaniers. » Abdou sentait en lui un battement de cœur, puis baissait son arme.
Préférant mille fois la compromission à la mort, Hawa accomplissait des choses étonnantes. Quiconque avait pris cette résolution sentait décupler son envie de tout cracher. Le sous-officier prêtait l’oreille aux paroles de cette pauvre femme et l’accordait l’air qu’elle désirait, et la liberté qu’elle offrait de payer si cher.
Les jours s’écoulaient, puis les semaines. Toujours corvéable et taillade à merci, elle se pliait aux plaisirs charnels de son braqueur et lui fournissait tous les renseignements utiles au mouvement des gabelous qui souvent la tête posée sur l’oreiller se faisaient tirer le ver du nez. Elle avait retourné des marabouts de douaniers, sans éveiller les moindres soupçons de ces derniers. Abdou voyait en elle l’oiseau rare tant recherchée, la perle précieuse. Hawa espérait qu’il allait lui rendre l’ascenseur. La suite des événements s’est chargée de combler les espérances, puisqu’ils nourrissaient le désir de s’unir bientôt.
Demoiselle à l’élégance sure
Cet après-midi, Abdou et Hawa faisaient une longue promenade à la Place CAN afin d’échapper à l’atmosphère tendue qui régnait sur la ville de Bamako depuis la tuerie des manifestants opposés au régime en place, au lieu de se prélasser sur les bords de piscine d’hôtel ou de jouer aux cartes et de boire du jus de fruits.
Abdou qui avait un faible pour les jolies demoiselles bien habillées, la sienne âgée de 24 ans devait s’élever au dessus de la moyenne. Son salaire de sous-officier ajouté aux produits alimentaires soustrait de la cuisine du camp militaire et ses « extras » de contrebandier assuraient l’habillement de sa dulcinée et son loyer. Etant responsable de l’abandon de son activité d’indicateur de la douane bien rémunérée, il se devait de pourvoir à ses besoins essentiels. Qu’à cela ne tienne, il ne s’est pas privé d’en discuter avec ses autres comparses qui se montraient très réceptifs à sa suggestion.
Enthousiasmée, elle partageait au moins trois à quatre fois par semaine son lit avec son amant. Silhouette élancée, elle était une belle demoiselle à l’élégance sûre. Son nez, légèrement retroussé, donnait au visage une expression de gaité permanente. L’intonation de sa voie, son sourire, faisaient chavirer les cœurs les plus endurcis. Elle avait tout ce qu’Abdou pouvait admirer d’une femme. Tout pour hâter les fiançailles, sinon quelqu’un d’autre allait franchir le pas le premier.
Un mois plus tard, le mariage était célébré en grande pompe. Hawa devenait ainsi la troisième épouse du sous-officier contrebandier.
A suivre
Georges François
Source: L’Informateur