Spécialiste en paix et sécurité et commissaire à la Commission Vérité, Justice et Réconciliation, Mohamed El Moctar Ag Mohamedoun vient de publier un mémoire de fin de cycle sur la mise en œuvre du processus Désarmement, Démobilisation, Réinsertion au Mali. Dans une interview à Mondafrique, il décrit les nombreux blocages et incompréhensions qui ont retardé sa mise en œuvre mais reste optimiste, dans le contexte de la transition.
Paraphés en plusieurs salves, du 15 mai au 20 juin 2015, par le gouvernement malien et les mouvements armés signataires, l’accord d’Alger n’a presque pas progressé depuis lors. Au contraire, les retards ont pesé sur les rapports de force sur le terrain à l’avantage des groupes djihadistes, faisant reculer un peu plus les solutions promises pour ramener durablement la paix au Mali.
Mondafrique : Où en est l’accord d’Alger ? Qu’est-ce qui a pu être mis en œuvre ? Qu’est-ce qui est en panne ?
M.E.M.A.M : L’accord a rencontré beaucoup de problèmes et fait l’objet, depuis sa signature, de négociations perpétuelles, du fait d’un manque de volonté politique des acteurs. La méfiance s’est installée. Le gouvernement se focalise sur les questions de défense et de sécurité tandis que les mouvements se focalisent surtout sur les questions politiques et institutionnelles. La période intérimaire, qui devait débuter juste après la signature, n’a commencé qu’en 2017 et les nouvelles autorités ne sont opérationnelles ni au niveau régional, ni au niveau des cercles et encore moins au niveau communal. Les questions politiques et institutionnelles n’ont connu aucune avancée. Les tentatives de découpage administratif et de révision constitutionnelle ont avorté à deux reprises. La conférence d’entente nationale a également été un échec, car la charte pour la paix n’a pas été reconnue par l’une des parties.
Sur les questions de défense et de sécurité, on enregistre quelques petites avancées mais encore de vrais blocages, qui piègent le processus DDR et l’opérationnalisation de l’embryon d’armée reconstituée. La tribalisation des groupes armés, leur fragmentation, la création de milices ethniques et la montée en puissance des groupes djihadistes ont rendu impossibles le DDR comme le Mécanisme Opérationnel de Coordination, future armée « mixte ». Finalement, en novembre 2018, au nom de la souplesse, il a été décidé de trouver une alternative au MOC et au cantonnement afin d’accélérer le processus initial pour permettre la mise en place de l’embryon de l’armée reconstituée, qui ne compte encore que 1840 des 74 918 combattants enregistrés en septembre 2018. Cependant, le DDR dit « accéléré »devient de plus en plus lent. Cela s’explique là encore par la méfiance : les groupes armés ne sont pas prêts à désarmer tant que les réformes politiques et institutionnelles ne sont pas réalisées. Car les quatre aspects de l’accord sont interdépendants et sensés être mis en œuvre simultanément.
Sur les questions de développement, tout est resté sur le papier. Le Fonds de Développement durable n’est toujours pas opérationnel. Et en matière de justice et réconciliation, à l’exception de la Commission Vérité et Justice et Réconciliation (CVJR), qui n’est qu’un mécanisme non judiciaire de justice transitionnelle, il ne s’est rien passé non plus. Le mandat de la Commission d’Enquête Internationale créée par le Conseil de Sécurité n’a couvert que la période 2012-2018 et son rapport n’est toujours pas publié. Les réfugiés ne sont pas revenus et les déplacés internes (PDI) se sont multipliés.
Mondafrique : En quoi la montée en puissance des djihadistes a-t-elle pesé sur l’accord ? En a-t-elle modifié les contours ?
M.E.M.A.M C’est l’une des grandes difficultés qui ont pesé sur la mise en œuvre de l’accord. Les djihadistes ont gagné du terrain, mené beaucoup d’attaques et d’enlèvements, proféré des menaces sur le terrain et sur les réseaux sociaux. Ils se sont renforcés en s’approvisionnant en matériel lors des attaques contre les camps de l’armée. Ils ont même attaqué le quartier général du G5 Sahel à Sévaré, l’obligeant à se délocaliser à Bamako. Ils se sont répandus au nord et au centre, fragilisant l’armée malienne mais aussi les mouvements armés. C’est une nouvelle puissance de feu qui s’impose à tous.
Ils menacent tous ceux qui sont impliqués dans la mise en œuvre de l’accord, surtout dans le processus DDR. Ils ont envoyé un kamikaze avec une voiture piégée contre le MOC de Gao le 18 janvier 2017, faisant environ une centaine de morts, en majorité des combattants des groupes armés. Cet attentat et d’autres enlèvements font partie des raisons pour lesquelles le MOC a été complètement remis en question. Les 10 sites construits pour le cantonnement ont été abandonnés faute de sécurité. Tel qu’il a été planifié, le MOC ne répond plus aux exigences sécuritaires. Dans la première vague de combattants intégrés aux forces armées maliennes, plusieurs ont été enlevés ou assassinés.
Depuis la conférence d’entente nationale, les Maliens ont demandé un dialogue avec les djihadistes maliens parce qu’ils constatent que l’armée ne peut pas leur faire face. Le dialogue national inclusif a réitéré ce souhait. Finalement, en février 2020, le Président, Ibrahim Boubacar Keïta a annoncé l’ouverture d’un dialogue avec les chefs djihadistes Iyad Ag Ghaly et Amadou Koufa. Les Maliens, dans leur majorité, y sont favorables. Les Algériens aussi. Il n’y a que la France, parmi les principaux acteurs, qui y est hostile pour le moment.
Mondafrique : vous décrivez également l’apparition de dissidences voire de retournements d’alliance. A quoi sont-ils dus ?
M.E.M.A.M: C’est une vielle habitude des différents régimes dans la gestion du conflit ! Ils créent des milices pour faire face à la rébellion et à la fin, ils en perdent le contrôle et ça attise les conflits intercommunautaires. En 1994, ça commencé avec la milice Gandakoye, qui s’en est prise aux populations blanches, poussant les rebelles à s’en prendre aux populations noires. Iyad a lui-même été tour à tour soutenu, en 1994, puis combattu, en 2006, dans la même logique. De 2014 à 2016, certaines milices communautaires loyalistes membres de la Plateforme se sont plus ou moins substituées aux forces armées dans certaines zones. Deux à trois ans plus tard, malgré la signature de l’accord dans l’intervalle, les affrontements meurtriers entre ces groupes persistent et dégénèrent. Fin 2016, d’autres nouvelles dissidences tribalistes et régionalistes apparaissent comme le MSA-D de la communauté Daoussahak de Ménaka, le MSA-C de la communauté Chaman Amass de Gao, le CJA de la communauté kel Ansar de Tombouctou etc. La Plateforme a éclaté en deux tendances farouchement opposées et s’est vidée de ses mouvements soutenant l’inclusivité. Les acteurs se sont multipliés et sont en proie à des dissensions et des conflits intercommunautaires qui ont bouleversé le paysage. Les listes du DDR sont désormais caduques.
Mondafrique : Combien de soldats compte désormais l’armée reconstituée ? Cette voie reste-t-elle possible ?
M.E.M.A.M : L’embryon de l’armée est composé de trois bataillons (à Tombouctou, Gao et Kidal) et d’une compagnie à Ménaka. Le nombre des ex-combattants devant intégrer cette force s’élève à 1840 éléments dont seulement 1325 incorporés pour le moment. Cette armée reconstituée est, pour moi, l’un des plus grands espoirs de paix durable. Elle représente une vraie réforme du secteur de la sécurité en dotant le Mali d’une armée qui reflète sa diversité.
Mais là encore, il reste beaucoup d’incompréhensions de part et d’autre, que ce soit sur les missions, les effectifs ou la composition de cette armée. Pour la partie gouvernementale, il s’agit d’intégrer les ex combattants à l’armée et pour les mouvements armés, il s’agit de refonder complètement l’armée et de permettre leur intégration à tous les niveaux : stratégique, opérationnel et tactique. Pour créer ce premier embryon, certains compromis ont été consentis. Mais les engagements pris ne sont pas toujours tenus parce que, pour l’état-major général des armées, ces hommes sont devenus des soldats comme les autres, dont il dispose comme il veut. Tandis que les mouvements réclament les deux tiers des postes de commandement (1/3 à la CMA,1/3 à la Plateforme), le troisième tiers revenant au gouvernement.
De même, en ce qui concerne le redéploiement, l’état-major a voulu muter ces éléments un peu partout au Mali alors qu’il était prévu de les envoyer dans les régions du nord pour sécuriser le processus DDR et les autorités intérimaires. Les visites médicales et les critères d’aptitude physique ont constitué le troisième problème, une bonne partie des combattants, souvent parmi les plus aguerris, étant déclarés inaptes par les médecins militaires, tandis que les mouvements refusent les critères d’un recrutement ordinaire. Les combattants présentés n’ayant pas pu tous être intégrés, les mouvements ont bloqué, de leur côté, l’opérationnalisation de cette force sur le terrain, en attendant une contrevisite de ceux qui ont été déclarés inaptes par des médecins de l’armée et des mouvements signataires.
Mondafrique : En quoi la transition peut-elle être une opportunité pour accélérer la mise en œuvre de l’accord et sur quels points ?
M.E.M.A.M. Dans son premier communiqué, le soir du 18 août 2020, le Comité national pour le salut du Peuple a annoncé son attachement à l’accord pour la paix et la réconciliation. La participation des mouvements aux consultations ayant abouti au choix du Président de la transition, puis leur participation au gouvernement sont des indices que les parties se comprennent et affichent une volonté politique commune de mettre en œuvre l’accord. Les autorités de la transition ont quand-même le mérite, il faut le reconnaître, d’avoir convaincu les mouvements de participer au gouvernement, ce que le régime précédent n’a pas pu faire pendant cinq ans. Des progrès rapides sont forts probables. Nous voyons aussi que dans la charte de la transition, la mise en œuvre de l’accord fait partie des priorités et les réformes politiques et institutionnelles occupent une bonne place. Un ministère de la Refondation de l’Etat a été créé à cet effet. Donc nous espérons des avancées significatives avec ce nouveau gouvernement.
Mondafrique : Faut-il négocier avec les djihadistes ?
M.E.M.A.M Cela fait partie de nos recommandations. Je pense que si l’on arrive à ouvrir le dialogue avec les djihadistes maliens, nous trouverons un terrain d’entente et un compromis gagnant/gagnant sera possible. Cela réduira leur impact sur le processus de paix et nous permettra de nous défendre contre les djihadistes étrangers. Après tout, les Etats-Unis ne sont-ils pas en train de négocier avec les talibans ?
Mondafrique : Vous dites que les accords de paix non appliqués engendrent d’autres rébellions. Dans la situation compliquée du Mali aujourd’hui, êtes-vous plutôt optimiste ou pessimiste ?
M.E.M.A.M : Nous avons connu au Mali quatre rébellions suivies de cinq accords de paix qui n’ont jamais abouti, soit parce qu’ils ne répondaient pas aux causes profondes du conflit, soit parce qu’ils n’étaient pas intégralement appliqués. Aujourd’hui, cet accord est sensé répondre aux causes profondes de toutes ces rébellions et il faut l’appliquer. Il y a eu neuf mois de négociations acharnées, avec toute l’intelligence de toutes les parties qui se sont entendues sur cet accord. Il est basé sur 4 piliers : les questions politiques et institutionnelles, un pilier défense et sécurité, un pilier développement économique, social et culturel et un pilier justice, réconciliation et questions humanitaires. Si cet accord est intégralement appliqué, on aura la chance et l’espoir que les rébellions ne reviennent plus jamais. Nous aurons également des institutions fortes et les coups d’Etat ne seront plus possibles. Mais s’il ne l’est pas, d’autres rébellions, plus compliquées encore, risquent de surgir à nouveau.
Si je regarde ces cinq dernières années, je suis pessimiste. Mais si les acteurs sont, cette fois, animés de bonne volonté et de sincérité, il y a des chances que l’accord soit appliqué et qu’on ne retombe plus dans la violence. Tout va dépendre de cette transition. Du fait de la volonté politique qu’elle affiche, je suis un peu optimiste pour le moment.
Mais attention, la question de la relecture de l’accord pourrait vraiment devenir une boite de Pandore !
Le mémoire de fin d’étude de Mohamed El Moctar Ag Mohamedoun a été produit dans le cadre d’un double master de maintien de la paix à l’Ecole de maintien de la paix Alioune Blondin Beyede Bamako et de reconstruction de l’Etat dans des contextes post-conflit à l’Institut de Sciences Politiques de Grenoble.
Source: MondAfrique