Comment la presse africaine voit-elle le procès de Hissène Habré devant le Tribunal spécial de Dakar ? En écho à celui de Gbagbo devant la CPI, au moins un symbole mais pas seulement.
Pas une parole, pas un signe ne s’échapperont de cet homme drapé de blanc. Tel une statue, Hissène Habré s’est enfermé dans le mutisme dès l’ouverture de la deuxième phase de son procès, lundi, devant un tribunal spécial à Dakar. Le procureur Mbacké Fall a beau pointer, au troisième jour d’audience, ce silence qu’il qualifie de « circonstance aggravante », l’ancien président tchadien, poursuivi pour “crimes contre l’humanité, crimes de guerre et crimes de torture” demeure impassible. La veille, raconte le journal sénégalais Le Quotidien, c’est l’avocat des parties civiles Me Yaré Fall qui a tonné contre cet accusé taiseux : « Au nom de quoi Hissène Habré s’enturbanne, met des lunettes fumées et traite les Chambres africaines extraordinaires (CAE) de « chambres administratives » ? Comment peut-il manquer de respect à l’ « institution », au caractère « équitable du procès », au Sénégal qui « l’a accueilli et hébergé pendant plus de 25 ans », s’indigne encore l’avocat, qui brandit l’argument de la « Téranga ». Face à cet accusé résolu à boycotter son procès depuis son ouverture le 20 juillet 2015, à dénier la légitimité des CAE, – juridiction créée en vertu d’un accord entre le Sénégal et l’Union africaine (UA)- et à refuser de se défendre, acculant ainsi ses avocats à dérouler leur plaidoirie non dans le prétoire mais sur un site dédié, le quotidien burkinabéL’Observateur invite à regarder le verre à moitié plein. L’homme peut bien se réfugier dans son « mutisme hautain », écrit H. Marie Ouedraogo dans son édito intitulé « Procès Habré : la dernière ligne droite », « ce procès aura permis à ses victimes d’obliger le dictateur à se faire conter l’indicible quotidien », et ainsi, conclut-il, « il n’aura eu d’autre choix que de les entendre et de croiser leur regard, même dissimulé derrière ses verres noirs. »
Les charges s’alourdissent contre Hissène Habré
Cette semaine, c’est d’abord aux plaidoiries des quinze avocats des parties civiles que l’ancien homme fort de N’djamena a assisté. Le Quotidien en rapporte des extraits dans un article intitulé « Crimes commis au Tchad entre 1982 et 1990 : chronique d’un carnage organisé par Habré ». Selon Me Weiner, l’implication d’Hissène Habré dans les milliers de crimes commis durant son mandat « ne souffre aucune contestation ». Il invoque les témoignages d’agents de la DDS (Direction de la documentation et de la sécurité), la police politique créée par Habré « pour éliminer et neutraliser ses ennemis ». L’un d’eux affirme que chaque fiche sur les personnes inquiétées « remontaient à la présidence », et revenaient ensuite annotées, avec, par exemple, la lettre « E » pour « exécution ». « Il a donné des ordres qui ont abouti à des crimes », conclut l’avocat cité par Le Quotidien. Le Soleil, quant à lui, insiste sur les diverses cibles de la répression, qu’il s’agisse des Zaghawa et des Hadjaraïs, des communautés ethniques alliées au régime avant d’être persécutées, sur fond de conflit avec la Libye, ou du sort de la « condition féminine » dans les prisons et les camps. « Les femmes comme l’argent étaient sa possession et celle de ses troupes. Il a mutilé, excisé, violé », martèle quant à lui Me Beauthier, dont les propos sont rapportés par Rewmi. Au fil de l’instruction, les langues féminines se sont déliées, et les crimes sexuels sont venus alourdir les charges pesant contre l’ancien président tchadien. Ces éléments auront-ils valeur de preuve pour le tribunal spécial, dont le verdict est attendu le 30 mai prochain ? Le témoignage le plus accablant reste celui d’une ancienne prisonnière, Khadija Hassan Zidane, qui a révélé mi-octobre avoir été violée à de multiples reprises par des gardes, des responsables militaires, mais aussi, à quatre reprises, par Hissène Habré.
Prison à perpétuité requise, la défense entre en scène
Mercredi, à l’issue d’un réquisitoire de près de sept heures, le parquet a réclamé la condamnation à perpétuité d’Hissène Habré. « Les faits restent têtus », a notamment déclaré le procureur spécial Mbacké Fall : « tortures, traitements inhumains, viols, exécutions sommaires, enlèvements suivis de disparitions. L’accusé ne peut pas nier avoir créé ses propres prisons ». Il a de fait insisté sur l’appareil répressif mis en place à l’intérieur même du système carcéral officiel – des lieux de « concentration, pas de détention » -, et dont le chef de l’Etat, a-t-il soutenu, était aussi le « chef de service ». La défense, représentée par trois avocats commis d’office, a quant à elle demandé l’acquittement.
Mounir Balal, l’un des conseils d’Hissène Habré, a mis en exergue « l’homme d’Etat », le « patriote » le « profond nationaliste », comme le rapporte le compte-rendu d’audience de l’Agence de presse sénégalaise. Son client est accusé d’avoir encouragé le parti unique ? Mais quel pays africain faisait la promotion du multipartisme dans les années 1980, argue l’avocat. On l’accuse encore de crime ethnique ? Il invoque la légitime défense, doublée d’une « culture des armes » : « C’est une réaction à des rébellions. Quoi de plus normal ? », interroge Mounir Balal, rappelant qu’un des emblèmes du parti d’Idriss Deby Itno (MPS), au pouvoir, est une arme. Sans Hissène Habré, a renchéri Me Mbaye Sene, dernier avocat commis d’office à prendre la parole jeudi, « le Tchad serait aujourd’hui une province de la Libye ».
Controverses sur l’indépendance d’une justice pénale internationale africaine
Si la presse sénégalaise, aux premières loges, a largement relayé le procès d’Hissène Habré dans ses colonnes, le retentissement de cet événement judiciaire est moindre dans la presse tchadienne.
Les CAE sont-elles vraiment indépendantes ? La question est débattue sur les réseaux sociaux et dans les médias. Les avocats d’Hissène Habré ont dénoncé à plusieurs reprises une « mascarade », un « faux procès » financé par le président tchadien Idriss Deby Itno, ou encore une justice sous la tutelle du ministre de l’intérieur sénégalais, comme l’a déclaré Me Ibrahima Diawara sur la chaine sénégalaise TFM. Quoi qu’il en soit, ce procès est le premier au monde dans lequel un ancien chef d’Etat est traduit devant une juridiction d’un autre pays pour violations présumées des droits de l’Homme. 13 ans après la naissance de la CPI, les institutions africaines se dotent d’instruments pour juger sur le Continent les crimes les plus graves. Pour le quotidien béninois La Nouvelle Tribune, ce procès est un « défi » et son déroulement, mu par un souci d’équité, donne des « lueurs d’espoir ». Les profanes, conclue l’article d’Eyangoh Ekolle, devront donner leur assentiment au verdict, afin que, « pour une fois, on entende l’opinion dire que la justice africaine a marqué des points. Elle qui a souvent brillé par des procès iniques et éhontés. La réussite du procès actuel, pourra constituer un message pour les autres dirigeants africains. »
Source: lepoint