Identifier les combats qui nous attendent et accepter les hypothèses les plus alarmantes, voilà ce qui relève de l’indispensable
Certaines vérités doivent nécessairement venir à leur heure. Enoncées trop tôt, elles sont inaudibles. Proférées à retardement, elles exaspèrent. Avec chaque jour qui passe, cette règle se vérifie dans la manière dont le monde affronte la multiplication des actes terroristes. Au cours de ces dernières semaines et à la suite des attentats de Paris, l’unanimité s’est rapidement faite autour du constat que le péril a mué, que cette évolution déroute les mécanismes de prévention actuellement en place, qu’il est devenu difficile de s’orienter dans les méandres qu’emprunte la radicalisation des exécutants et que le combat ne se gagnera pas en restant exclusivement dans une logique sécuritaire.
Mais la présence de ce socle de convictions partagées n’a pas généré une véritable mobilisation planétaire qui ferait, par exemple, que la considération portée aux menaces pesant sur le Nord serait égale à l’effort envisagé en faveur d’un Sud qui, de l’Afrique au Proche-Orient, paye le tribut le plus horrible. Elle n’a pas non plus effacé les différences fondamentales qui se constatent dans les approches géostratégiques et qui alimentent les divergences sur la démarche pour arriver à une neutralisation complète de l’Etat islamique. Elle n’a également pas convaincu pour le moment de nombreux preneurs de décisions à aller plus loin que le souci de protection de la forteresse nationale, souci qui pousse à multiplier les annonces de mesures parfois radicales, mais à l’efficacité aléatoire.
Le terrorisme ébranle donc le monde par le flot quasi continu des actions qu’il fait perpétrer depuis le 13 novembre dernier. Ses donneurs d’ordre doivent certainement suivre avec intérêt la montée des querelles nationales dans les pays qu’ils ont réussi à frapper et où règne désormais une inquiétude à fleur de peau. L’émotion populaire qui ne faiblit guère du fait de l’enchaînement et de la variété des alertes ou des attentats survenus à Bamako, Tunis, Bruxelles, San Bernadino et Londres, voire au Yémen, les révélations quasi quotidiennes sur la relative facilité avec laquelle les exécutants se sont faufilés entre les mailles du filet sécuritaire, la difficulté des dispositifs de veille à déchiffrer les signaux d’anomalies créent autant de phénomènes qui mettent sous tension de nombreuses autorités et attisent des débats citoyens parfois virulents.
UNE RADICALITÉ INTACTE. La situation qui prévaut aujourd’hui dans le monde pourrait être assimilée à un accès pernicieux de fièvre dans lequel les complications s’enchaîneraient avec une rapidité déroutante. Personne ne peut encore indiquer les séquelles que garderont les patients après en être guéris. Personne ne peut non plus prévoir jusqu’où progressera l’influence de charlatans qui font miroiter la possibilité d’une convalescence rapide.
La seule manière de limiter les dégâts aujourd’hui serait d’accepter sans rechigner les vérités sur lesquelles il serait absurde de fermer les yeux, toutes alarmantes qu’elles soient. Dans notre cas, il y a tout d’abord à admettre que les terroristes chercheront à perpétrer aussi rapidement qu’ils pourront l’organiser une action à fort retentissement médiatique. Cette probabilité résulte de la concurrence que se livre l’Etat islamique et Al Qaïda. Daech, soumis à une pression militaire pour lui inattendue et qui perturbe considérablement ses circuits de vente de pétrole, entend riposter aussi violemment qu’il le pourra. Il attend visiblement de ses adeptes (il n’y a pas d’autres termes pour qualifier ceux qui se rallient à lui) qu’ils entrent dans la confrontation et portent le combat sur leur terre de résidence.
Ces sympathisants sont susceptibles de se mettre en action sans même recevoir de consignes. C’est ce que laissent entrevoir les événements survenus à San Bernadino et dans le métro de Londres. Dans notre pays, l’Etat islamique ne possède pas de cellule dormante identifiée, mais il a un concurrent, l’AQMI. Al Qaïda qui enregistre de plus en plus de défections se voit contrainte de démontrer sa capacité opérationnelle dans les territoires où elle conserve encore une implantation notable. Le message envoyé par l’attentat au Radisson Blu et par l’attaque du camp de la MINUSMA à Kidal se veut comme le rappel d’une radicalité intacte.
L’annonce faite par l’émir Droukdel et rendue publique en fin de semaine dernière d’un rapprochement entre AQMI et Al Mourabitounes constitue donc à cet égard une donnée préoccupante. Certes, elle confirme l’affaiblissement des deux mouvements sur le territoire malien du fait de la traque lancée par les hommes de Barkhane. Mais elle indique aussi, et très clairement, que nécessité faisant loi, les deux leaders ont choisi de taire leurs dissensions passées pour préserver ce qui leur reste de pouvoir de nuisance et pour en faire la démonstration aussi souvent que cela leur sera possible.
Deuxième vérité que nous devons accepter, le règlement par paliers successifs de la question de l’insécurité et la priorité donnée à l’élaboration de l’Accord pour la paix et la sécurité ont fait provisoirement mettre entre parenthèses la lutte contre le crime organisé qui sévit au Nord du pays. Or, les phalanges terroristes sont dans le Septentrion étroitement associées aux activités des narcotrafiquants. Cela encore plus aujourd’hui qu’hier puisque la prise d’otages ne représente plus une source significative de financement. Les djihadistes, qui ont charge de préserver la prospérité de leurs bailleurs, ont donc fondamentalement intérêt à maintenir un haut degré d’insécurité dans le Nord et à tenter de multiplier les attentats dans le reste du pays.
UNE EXTRÊME POROSITÉ. Troisième vérité, il est impossible d’ignorer l’hypothèse de plus en plus ouvertement évoquée et selon laquelle Daech pourrait partiellement se délocaliser du Proche-Orient pour s’installer en Libye. Personnellement, nous ne voyons pas l’Etat islamique abandonner un territoire qu’il considère comme son berceau historique pour une terre qui lui est parfaitement étrangère. Une terre sur laquelle il aura de surcroît à se confronter à des milices tribales déterminées à juguler son implantation et qui ont infligé à ses représentants de cinglants revers. Cependant, l’organisation terroriste ayant sa logique particulière de fonctionnement, il ne faut pas écarter le scénario que redoutent certains états-majors occidentaux. Si l’improbable prenait corps, cela signifierait que le combat pour la sécurité au Sahel et dans la région méditerranéenne se transformerait alors en véritable guerre.
Quatrième vérité qui s’impose dans le contexte actuel, le cantonnement des combattants des groupes politico-militaires représente plus que jamais une urgence signalée. La disparition des confrontations directes entre la CMA et le GATIA a éloigné le spectre d’une énième déflagration dans le Septentrion. Mais il n’a fait disparaître ni ce qui est pudiquement désigné sous le vocable consacré de « banditisme résiduel », ni l’intimidation des populations par des individus armés. Un flou complet entoure la véritable identité des perturbateurs. Sont-ils d’anciens membres des groupes armés qui estiment ne pas trouver leur compte dans les mécanismes d’intégration et de réinsertion prévus dans l’Accord ? Ou est-ce des éléments djihadistes qui profitent de la liberté de déplacement que leur offre le retard accusé par la mise en application du cantonnement pour renforcer la chape de peur qui pèse sur les populations du pays profond ? Une réponse un tant soit peu réaliste intégrerait ces deux définitions en raison de l’extrême porosité entre les deux catégories.
Cinquième vérité, nous ressentons un vrai malaise à voir les mouvements armés quasiment fétichiser les avantages qui doivent leur être accordés pendant la période dite intérimaire, supposée entrer en vigueur juste après la signature de l’Accord pour la paix et la réconciliation. Dans un communiqué commun publié le 19 novembre dernier, juste à la veille de l’attentat du Radisson Blu, la CMA et le GATIA réclamaient notamment « une amélioration de la représentation des populations du Nord au sein des institutions et grands services publics, corps et administrations de l’Etat ». Après la tragédie du 20 novembre, le représentant de la CMA semblait assurer dans une interview à RFI qu’une mise en œuvre rapide de l’Accord aurait certainement augmenté les chances de prévenir ce genre de tragédie. Les deux grands regroupements affichent une hâte manifeste à se voir représentés au niveau de l’Exécutif, de la haute administration et de la diplomatie. On pourrait leur faire remarquer tout d’abord que du fait de leur intransigeance, les travaux du Comité de suivi de l’accord (CSA) se sont interminablement enlisés dans la difficulté de trancher la question de la représentativité à accorder à certains mouvements, réunis plus tard dans la COMPIS 15 et qui ont finalement échoué à obtenir leur ticket d’entrée dans le Comité.
UNE CONDAMNATION SANS ÉQUIVOQUE. On pourrait également souligner aux groupes politico-militaires que leur impatience pour motivée qu’elle soit – puisqu’elle s’appuie sur les dispositions de l’Accord – serait mieux comprise et admise par l’opinion nationale si la CMA et le GATIA démontraient de manière plus éloquente la part qu’ils prennent dans la satisfaction de la préoccupation essentielle des Maliens, celle de la sécurité. Ne serait ce que dans la partie de notre territoire qu’ils connaissent le mieux, le Nord. Face à la résurgence confirmée d’AQMI, la Coordination et la Plateforme doivent aller bien au-delà de la réaction minimale que constitue la condamnation par eux des actes terroristes. Ainsi que nous l’avions dit dans une précédente chronique, ils pourraient déjà exprimer leur disponibilité à apporter leur contribution autant dans l’amélioration du renseignement humain que dans l’organisation de la traque sur le terrain des narcotrafiquants.
Dernière vérité à prendre en compte, dans une conjoncture aussi complexe que celle que nous traversons, les jugements univoques ont plus de chances d’être compris que les sentences subtiles. Un exercice de vérité peut donc très facilement ouvrir une séquence polémique. C’est ce qui s’est produit avec l’interview accordée par l’imam Mahmoud Dicko à la radio Nyéta, interview reproduite avec une qualité méritoire de restitution par nos confrères du journal «Le Reporter ». L’initiative de l’imam avait provoqué une réaction virulente du Procureur général de la Cour d’appel de Bamako qui avait assimilé les propos tenus comme à une « apologie du terrorisme ». La charge nous paraît excessive. En effet, de nombreux passages de l’interview comportent au contraire une condamnation sans équivoque des actes de terreur.
La controverse est suscitée par la partie de l’interview où le président du HCI théorise sur les racines de l’insécurité planétaire. Selon lui, lorsque les hommes s’écartent des normes morales établies par le Tout Puissant, ils s’exposent au courroux divin. Et les calamités par lesquelles se manifestera ce courroux seront portées par des êtres insignifiants, comme le sont les auteurs des attentats qui, selon l’imam, appartiennent à une certaine « racaille ». Au terme de sa démonstration, l’imam Dicko a tenu à préciser qu’il ne justifiait en rien les actes des exécutants de l’E.I. et que « le terrorisme doit être combattu, anéanti par tous les moyens ». D’où vient alors le malentendu, car, à notre avis, c’en est un ?
Indiscutablement de l’impossibilité objective à faire cohabiter dans la même interview les deux rôles très différents que joue Mahmoud Dicko sur la scène publique malienne. En tant que personnalité religieuse, détentrice d’une autorité morale, il a le droit de proposer à ses frères en religion sa lecture d’imam sur l’origine des troubles qui secouent le monde. Mais en tant que président du Haut conseil islamique, il ne peut s’émanciper absolument d’une certaine réserve et d’une froideur d’expression inhérente à son statut de personnalité d’influence. Les médias dans la diffusion de l’intervention où s’expriment deux approches qui s’entrechoquent plus qu’elles ne se complètent ont tout logiquement privilégié la partie la plus intéressante pour eux, celle qui renferme les éléments se rapprochant du prêche.
C’est ainsi qu’est née une polémique qui n’aurait pas atteint un tel niveau de passion si tous les protagonistes avaient pris le temps de relire l’intégralité de l’interview. Cet embrasement des positions a fait oublier que depuis 2013 Mahmoud Dicko s’efforce de tenir une difficile ligne d’équilibre qui lui fait alterner fermeté dans les mises en garde publiques et esprit de compromis dans la gestion des frictions dans le monde musulman malien. Mais pour la première fois sans doute, celui qui à sa manière est un fin politique a mésestimé l’inflammabilité des humeurs locales.
G. DRABO
source : Essor