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La visite mouvementée à Paris de Siaka Touré, Commandant des camps de la mort, à Paris

Extrait du livre de Nadine Bari, Grain de sable. Les combats d’une femme de disparu. Je l’ai repris pour illustrer la duplicité de Siaka Touré et comment qui combat pour le respect des droits humains se trouve souvent seul. La France souvent décriée par le tyran Sékou Touré a finalement joué le jeu que ce dictateur voulait même envers les ressortissantes françaises mariées à des victimes de ses purges, souvent séparées de leurs enfants. 

J’ai repris cette partie aussi pour illustrer le combat de Nadine Bari et pour lui rendre hommage.

Le livre entier est disponible sur le site du Mémorial campboiro.org.

Paris, 23-25 mars 1981

C’est le séjour de quarante-huit heures, désormais mensuel des représentants de l’Association à Paris. Itinéraire devenu classique: Elysée (“les pouvoirs publics sont inopérants en l’espèce”, avoue M. Kirsch), Quai d’Orsay pour tenir et se garder informés, quelques portes où tel ou tel leur a conseillé de frapper. Bref, presque la routine.

Non! un coup de fil à un cousin de Djibril libéré depuis deux ans apprend à Nine que Siaka Touré, neveu de Sékou, Commissaire de la Révolution, chef du Deuxième Bureau et surtout ex-Commandant des camps de détention en Guinée, est à Paris pour quinze jours. Et que fait-il à Paris, cet homme des camps de la mort? Comme il est aussi chef de la police secrète, il vient installer un réseau de renseignements dans les grandes capitales occidentales. C’est déjà chose faite, ou presque, à Bruxelles et Genève. L’araignée Touré continue de tisser sa toile en Europe.
— Et où opère cet homme si précieux? demande Nine.
— Il a une suite à l’hôtel Concorde-Lafayette.
La Révolution (ou serait-ce la France?) entretient bien ses fils préférés : un quatre-étoiles-luxe dont le vaste hall s’enorgueillit d’une copie gigantesque de la victoire de Samothrace. A la réception, Nine et Jean-Michel demandent un client nommé Siaka Touré.
— Oui, madame, monsieur, répond un impeccable uniforme. M. Touré est chez nous, mais on ne peut pas le voir. On peut seulement lui écrire.
— Bon, dit Nine. Alors voudriez-vous nous donner du papier à lettres et nous prêter une machine à écrire pour quelques instants?
— Volontiers, madame. Veuillez vous installer dans le petit salon derrière cette porte.
Et sur l’élégant papier imprimé du Concorde-Lafayette, ils composent la lettre suivante pour M. le Commandant des camps :

« L’Association des familles françaises de prisonniers politiques en Guinée exprime le désir de vous rencontrer par l’intermédiaire de sa présidente, elle-même épouse de détenu, et de son secrétaire. En effet, l’Association, qui regroupe huit familles françaises sans nouvelles de leurs maris ou pères depuis dix ans, saisit l’occasion de votre passage à Paris pour s’adresser à l’ancien Commandant des camps et à l’actuel Commissaire de la Révolution susceptible d’apporter une réponse aux objectifs de l’Association : la libération des survivants ou la délivrance d’actes de décès. Nous souhaiterions un entretien avec vous… »

Mais lorsqu’ils veulent remettre le pli à la réception pour le faire porter à son destinataire :
— Non, monsieur. C’est impossible.
— Mais vous nous avez dit qu’on peut écrire à M. Touré. Par la poste, monsieur. Par le courrier habituel.
— Vous ne pouvez pas faire porter cette lettre à la chambre de M. Touré?
— Non, monsieur. C’est impossible. D’ailleurs, aucun chasseur n’est disponible pour le moment.
Jean-Michel se retourne et compte au moins cinq petits grooms désoeuvrés dans la galerie. Furieux, il se dirige vers l’un d’eux et lui glisse un gros pourboire dans la main :
— Pourriez-vous monter à l’appartement de M. Touré lui remettre cette lettre et attendre qu’il la lise pour nous communiquer sa réponse?
— Avec plaisir, monsieur.
Quelques minutes plus tard, le chasseur est de retour :
M. Touré fait dire à Mme Bari de laisser un numéro de téléphone où il pourrait la joindre dans Paris.
Quoi? Donner le numéro de téléphone de Claudine au chef de la police secrète de Sékou Touré!
— Demande à lui parler au téléphone, conseille Jean-Michel.
Nine se dirige à nouveau vers la réception:
— M. Touré demande que je lui parle au téléphone, ditelle avec aplomb.
— Alors, faites tel numéro de poste sur cet appareil, dit l’employé sans même consulter sa liste de clients (ce numéro est sûrement un morceau de choix).
— Qui demande M. Touré? interroge une voix africaine.
— Mme Nine Bari. M. Touré vient de lire ma lettre et me demande un complément d’information.
— Ne quittez pas, je vous prie.
Conciliabule, puis une nouvelle voix, toujours africaine:
— Voudriez-vous répéter votre nom, madame? Et la raison de votre appel?
Nine s’arme de patience pendant que le commis aux écritures fait son travail d’enregistrement.
— Ne quittez pas, je vous passe M. Touré.
Grésillements. Nine retient son souffle. Puis, une voix joviale :
— Bonjour, madame Bari! Comment allez-vous? Et les enfants? Mais je vous croyais à Strasbourg?
Nine en a la chair de poule. Elle n’a jamais rencontré cet homme mais elle sait qu’il est très puissant, qu’il a beaucoup d’entregent, un aplomb extraordinaire et surtout des registres, fort bien tenus dit-on, dans chaque camp de Guinée. A deux reprises, elle lui a écrit pour demander l’autorisation de correspondre avec son mari prisonnier. Il n’a pas répondu. Dans les colis qu’elle a envoyés pendant des années à Conakry « aux bons soins du Commandant Siaka Touré », elle mettait tous les articles en double pour que le Commandant ou ses subordonnés puissent se servir sans léser le prisonnier. Une fois, elle avait même ajouté un flacon d’un parfum parisien très coûteux car, lui assurait-on, Mme Siaka Touré en raffole et seuls les colis qui en contiennent ont quelque chance d’arriver jusqu’aux détenus.

Ce qui est certain, c’est que l’ambassadeur de France, André Lewin, faisait porter ou portait lui-même à Siaka les paquets que Nine envoyait pour Djibril par son intermédiaire. Le Commandant remettait à l’Ambassadeur un récépissé en bonne et due forme, mais sans faire de commentaires. Une seule fois, en 1978, avant le voyage de Valéry Giscard d’Estaing, il déclara: « Le colis parviendra sans faute et rapidement à Bari. » Comme c’était la première fois, André Lewin avait tenu à en faire part tout de suite à Nine, sans vouloir toutefois lui « donner une fois de plus de fausses joies ou des espoirs illusoires 1. »

Nine frissonne en répondant à M. Touré, d’une voix qu’elle espère ingénue:
— Monsieur Touré, vous me posez un problème: en effet, je loge à Paris chez une amie qui n’a pas le téléphone.
— Ah! bah! hésite le Commandant qui n’avait pas prévu ce genre de conversation avec la femme du prisonnier. Mais il y a bien un téléphone à proximité, allons! allons!
— Non, M. Touré. Mais puisque je vous ai au bout du fil, le plus simple est que nous nous voyions maintenant. Si vous le voulez bien, je monte avec le secrétaire de l’Association. Nous ne vous prendrons que quelques minutes.
— Ah! non. C’est totalement impossible maintenant. Je dois sortir. — Demain matin alors?
— J’ai un calendrier très chargé. Mais, téléphonez-moi demain, disons après midi.
Le lendemain, ne sachant pas si le Commandant a voulu dire « après midi » ou « dans l’après-midi », Nine opte pour la précision et choisit d’appeler l’homme des camps à 12 h 05. Elle quitte les journalistes avec lesquels Jean-Michel et elle partagent le repas pour descendre téléphoner au sous-sol du restaurant. Toujours les deux voix africaines avant celle du Commandant.
— Bonjour, monsieur Touré. Vous m’aviez dit de rappeler aujourd’hui après midi. Pouvons-nous convenir d’un rendez-vous pour la soirée? — Ah! madame Bari. Aujourd’hui, cela m’est absolument impossible, mais rappelez-moi demain après midi.
— Écoutez, monsieur Touré. J’ai prolongé d’une journée mon séjour à Paris quand j’ai su que vous y étiez aussi. Mais j’ai un travail et quatre enfants qui m’attendent à Strasbourg. Il faut absolument que je reparte demain en début d’après-midi.
— Bon, alors venez me voir demain matin à 10 heures, à mon hôtel.
— D’accord. A demain, monsieur Touré!
De retour à la table des journalistes :
— Voilà. J’ai eu Siaka Touré au téléphone. Il nous a fixé rendez-vous pour demain 10 heures, dit-elle triomphante.
— Quoi! dit un journaliste malgache. Vous venez de parler au commandant Siaka Touré? Mais je le croyais reparti: il m’avait donné rendez-vous ce matin à 10 heures pour une interview et quand je l’ai demandé à son hôtel, on m’a dit qu’il avait dû quitter Paris en toute hâte.
— Le matin à 10 heures, c’est peut-être l’heure où le Commandant a coutume de poser ses lapins, commente Jean-Michel d’un air songeur.
Le lendemain, à 9 h 50, les deux visiteurs demandent à voir M. Touré. Trois employés de l’hôtel disent en même temps :
— Il vient juste de partir pour l’aéroport. Son Président l’a appelé d’urgence en consultation.
— Et où est-il parti? demande Nine.
— Il a pris l’avion pour La Mecque.
Avant de repartir pour Strasbourg, Nine appelle au Quai d’Orsay les deux hauts fonctionnaires qui disent « suivre » son affaire.
— Le Commandant des camps de détention en Guinée est à Paris, à l’hôtel Concorde-Lafayette où les ministres guinéens ont l’habitude de descendre lorsqu’ils viennent à Paris. Il sait ce que sont devenus les maris de Françaises. Pouvez-vous lui demander les informations nécessaires?
— Je vais essayer de le joindre, lui répond le premier interlocuteur.
— Cela me sera facile, dit le deuxième, André Lewin. Je dois justement dîner avec lui demain soir.
— Demandez-lui aussi si son séjour à La Mecque n’aura pas été trop court, ajoute Nine amèrement.

Il n’y aura pas de réponse du Quai d’Orsay. Deux journaux seulement 2 relateront la visite d’un « Guinéen bien sous tous rapports et qui en sait long. Familier de Sékou Touré, il est ministre et Commissaire général de la Révolution. Jusqu’à une date récente, il officiait comme chef des camps de la mort, où l’on a liquidé, ces dernières années, entre trois mille et quatre mille citoyens guinéens “non conformes”. Siaka Touré sait très bien ce que sont devenus les maris de Françaises. Il a refusé de répondre à celles qui ont essayé de le joindre à son hôtel. Mais pourquoi donc, de l’Élysée, personne ne téléphone pour lui poser la question 3 ? »
Ces quelques lignes acerbes donneront-elles des idées à M. le Commandant? Toujours est-il qu’il quittera Paris, quelques jours plus tôt que prévu « parce qu’il avait reçu des menaces de mort à son hôte 4 ».
De retour à Strasbourg, Nine recevra plusieurs appels!
— Le bruit court que des Françaises épouses de prisonniers sont venues à l’hôtel pour tuer le Commandant!
— Tuer Siaka? s’écrie Nine en riant. Ah! non, sa peau ne nous intéresse pas. Ce sont ses registres qu’il nous faut.

Notes
1. Lettre d’André Lewin du 2 octobre 1978.
2. Le Bien Public et Le Nouvel Observateur.
3. Extrait de l’article paru dans Le Nouvel Observateur — 3 mars-5 avril 1981.
4. Nine apprendra plus tard que le commandant Touré s’était plaint aux services de sécurité français que des femmes françaises étaient venues l’importuner. Ses homologues l’ont rassuré en disant qu’ils surveillaient les allées et venues de tous ses visiteurs.

 

Source: konakryexpress

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