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La grande interview d’ATT dans le Contrat n°20 du jeudi 7 juin 2007 : “J’ai foi en ce que je fais et aussi à la confiance que mes compatriotes ont en moi”

A travers cet entretien dont certains pans sont inédits, Amadou Toumani Touré nous permet de faire une incursion jusque dans certains aspects peu connus de sa vie. L’approche est innovante, conviviale, à la limite intimiste, et a le mérite de fixer le lecteur sur l’action de l’homme qui est faite de continuité dans le temps et l’espace.

Monsieur le président, vos journées de travail sont très longues. Encore à 20 h et parfois à 21 h et même au-delà, vous êtes encore au bureau. Qu’est-ce qui fait que vous êtes si endurant ?

Par la grâce de Dieu, je dois être endurant au plan physique. Mais je crois aussi qu’il y a une question de tempérament. Et aussi une question d’habitude. En tant qu’instructeur commando-para, ce n’est pas l’activité physique qui m’a manqué dans la vie. Et pour bien le faire, il faut avoir l’aptitude physique, mais aussi l’aptitude morale. Pour instruire des gens sur le para, le parachutisme de combat, le commando, il faut beaucoup de ressources.

Je vais vous raconter une anecdote. Il y a quelques années, je fus contacté par l’Organisation internationale de la Francophonie pour faire un plaidoyer portant sur les mines anti-personnel. Pour les besoins de la cause, j’ai dû parcourir plusieurs pays africains et même que je me suis rendu en dehors du continent. A un moment, j’ai dû dire lors de mes conférences que moi-même je suis instructeur spécialisé en explosifs et artifices et que pendant de longues années, j’ai eu à former des gens sur ces engins. J’en ai formé tellement que je ne connais même plus leur nombre. Lorsque, par la suite, on me charge d’aller dire aux autres que tout ça c’est mauvais, vous comprenez un peu ma gêne et mon embarras.

Je pense aussi que ça tient à la foi que j’ai foi en ce que je fais et aussi à la confiance que mes compatriotes ont en moi. Chaque jour, je me dis qu’il faut que je fasse davantage pour ne pas décevoir cette confiance. Mais il faut savoir aussi que le vieux soldat que je suis s’entretient beaucoup.

En effet, j’ai la chance de disposer d’une salle de sport ici que le président Modibo Kéita a fait construire. On m’a dit qu’il était un grand sportif. Cette salle, je l’ai reprise et trois fois par semaine, les mardi, jeudi et samedi, pendant une heure, je fais un peu de course, de marche et des exercices au sol.

Monsieur le président, vous êtes un grand sportif. On dit que vous avez joué dans une grande équipe de Mopti.

Mon sport préféré, c’était le football. Mais j’excellais surtout en tant qu’athlète dans les courses de demi-fond et de vitesse. Mais le football restait la grande passion et j’ai tapé dans le ballon aussi bien à Mopti qu’à l’Ecole normale secondaire. Savez-vous que mon père était le président du Bani Club, le rival du club dans lequel je suis finalement allé ? Un jour, je viens voir mon père et je lui annonce que beaucoup de mes camarades étaient sous licence avec le Bani. Alors, pourquoi pas moi, lui demandai-je ? Peut-être que le Bani n’a pas besoin de toi, m’a-t-il répondu. Ah bon ! Par défi, je suis donc allé signer au Sagan Club, adversaire du club de mon père.

Et c’est là que j’ai donné un peu la mesure de mon talent. J’étais attaquant jouant au poste d’ailier droit. Et si je devais retenir quelque chose de mes performances, je crois que j’avais une pointe de vitesse et aussi le sens du but. Aujourd’hui encore, je suis un grand fan du football et je m’intéresse aux différents championnat national et européens, au football continental ainsi qu’aux grandes compétitions internationales.

Le dimanche soir par exemple, je ne rate jamais l’émission de foot de Canal+. Je suis avec beaucoup d’intérêt le parcours des Aigles du Mali et leur souhaite beaucoup de réussite. Vu le potentiel dont nous disposons, nous ne devrions pas nous faire de souci. Mais, malheureusement, il y a ce déclic qui nous manque et je souhaite vivement qu’il arrive enfin au cours des matches qui nous séparent de la qualification.

Monsieur le président, on vous a toujours entendu “égratigner” vos cousins les Coulibaly, Maïga, Kéita, Sissoko… Que vous ont-ils fait pour mériter un tel traitement ?

Vous savez, je suis né dans un milieu où la parenté à plaisanterie a une dimension culturelle et sociale très prononcée. Chez nous, à Mopti, il y a plusieurs types de cousinage. Il y a celui qui porte sur les patronymes, mais il y a aussi cette autre forme de cousinage qui se fonde sur les liens de sang. Mieux, il y a même une journée consacrée au cousinage à Mopti. Ce jour-là, vos cousins les plus âgés vous ligotent et exigent une “rançon” pour vous délivrer.

Moi j’ai grandi dans cette ambiance. C’est une valeur fondamentale qu’on rencontre rarement ailleurs et que nous devons transmettre à la postérité. Dans nos contrées, le cousinage a une telle ampleur qu’il mérite qu’on lui accorde de l’importance. Tout président de la République que je suis, quand j’arrive dans certaines localités, je me fais interpeller par des chefs de village. “Touré ni, i tè na né fo wa” (Petit Touré, tu viens pas me saluer).

Pas besoin de faire une enquête pour savoir que l’auteur d’une telle interpellation est un Coulibaly. Voyez-vous, le cousinage tel que nous le pratiquons au Mali, est un puissant trait d’union entre les individus et les communautés. Mais c’est surtout une stratégie imparable de prévention et de gestion des conflits. Et pendant ces cinq ans, moi j’ai sorti la grosse artillerie pour taper sur mes cousins Coulibaly. Je leur ai notamment exigé de voter pour moi, et au regard de mon score, je peux dire qu’ils l’ont fait. Maintenant, il va falloir que je trouve d’autres cibles pour la période qui s’ouvre. Mais, mon petit doigt me dit que ça risque d’être la fête aux Maïga.

La raison est que les Kéita sont rentrés dans mes bonnes grâces en épousant ma première fille, et les Sissoko, pour leur part, sont mes oncles (la mère d’ATT est Sissoko). Reste donc les Maïga pour essuyer mes foudres ! Figurez-vous qu’à chacun de mes voyages à l’intérieur, je reviens avec 60 à 100 kg de haricot, “la chose des cousins”. Le rituel est devenu si rodé qu’à l’accueil, il y a toujours l’eau de bienvenue, la cola et l’“affaire”, à savoir le haricot.

Je peux vous dire qu’en cinq ans, j’en ai ramené de mes voyages à l’intérieur du pays au bas mot une tonne. Pourtant, le haricot n’est pas la céréale la moins chère dans notre pays ! Pour tout dire, la parenté à plaisanterie facilite les contacts humains, contribue à détendre les rapports et surtout ramène le pouvoir à une dimension humaine.

Je me suis laissé aller à ce jeu, et mes cousins m’ont prouvé qu’eux aussi ont le sens de la repartie. Quand je traverse la région de Ségou, et jusqu’à Koutiala, les chefs de village et notables que je rencontre me donnent du “Coulibaly”. Avouez que c’est très sympathique !

Monsieur le président, vos compatriotes vous désignent majoritairement par vos trois initiales, ATT. D’où vous vient cette appellation devenue si célèbre au point de se transformer en une vraie marque déposée ?

Les initiales ATT, faut pas aller chercher loin, me viennent de l’Armée. L’Armée, vous ne le savez peut être pas, est une entité qui affectionne les initiales et les abréviations. Pour dire Régiment de para-commando, on dira simplement RPC. De la même manière, on dira RA pour Régiment d’artillerie ; FSA pour fusil semi-automatique ; PA pour pistolet automatique ; FM pour fusil mitrailleur…

Je crois qu’il y avait deux Amadou Touré dans ma promotion : l’actuel gouverneur de Gao et moi-même. Cela créait une très charmante confusion. Lorsque quelqu’un appelle Touré, nous répondions tous deux en chœur. Qu’une autre personne dise Amadou, encore nous répondions dans un bel ensemble. Pour remédier à cette situation, c’est le général Souleymane Sidibé, l’actuel directeur de l’Ecole de maintien de la paix, qui a trouvé la parade en fabriquant pratiquement le label ATT. Et depuis lors, ces trois initiales me sont restées collées.

L’appellation a d’abord prospéré au sein de notre promotion de l’Ecole militaire. Puis, au lendemain des événements de mars 1991, les initiales sont devenues une marque déposée. Tout le monde me désigne par ATT y compris certains chefs d’Etat. Pour la petite histoire, m’adressant un jour au président Chirac, je lui dis “Monsieur le Président”. D’étonnement, il me dit : “Qu’est-ce qui t’arrive Monsieur le Président ? Tu ne veux plus que je t’appelle ATT ? D’habitude, tu m’appelles Jacques”.

C’est vous dire si le surnom ATT va bien au-delà des frontières du Mali. On vient de me présenter un enfant qui serait né en 2002, précisément le jour du second tour de l’élection présidentielle. Son père m’a confié qu’il a quitté la maternité pour se rendre à son bureau de vote. Cet enfant voulait coûte que coûte me voir, et moi aussi, j’étais heureux de faire sa connaissance.

Aucun enfant ne m’appelle Tonton ou Papa, tous préfèrent de loin ATT. Mes propres enfants, jusqu’à un certain âge disaient, elles aussi, ATT. Mon petit-fils qui parle à peine ne peut dire ATT ; il réussit à peine à articuler “TT”. Pour le moquer, je lui dis : “TT, c’est pas moi, c’est mon père !”. Au fond, ATT, ça fait plus intime et affectueux. Je m’en accommode sans réfléchir.

Monsieur le président, comment expliquez-vous le grand amour entre vous et les enfants ?

Très jeune, à Mopti, j’ai toujours vécu dans les classes d’âge. Aujourd’hui encore, je garde des contacts étroits avec les amis de ma classe d’âge, qu’ils soient à la retraite, qu’ils soient maçons ou pêcheurs, qu’ils soient menuisiers ou chômeurs. On se rencontre chaque semaine pour revivre cette atmosphère. Et lorsque je vais à Mopti, c’est la même chose.

Par exemple, j’ai un ami avec lequel j’ai partagé le lit pendant 10 à 15 ans ; il est chanteur dans l’orchestre de Mopti, le Kanaga. Il s’appelle Sékou et il continue à chanter. Depuis le jeune âge, j’ai toujours rassemblé les enfants. Je me suis occupé d’eux en équipe de football. Je les aime bien. Ils sont si spontanés. Je vois des enfants qui peuvent à peine dire un mot, ils prononcent ATT. Partout où je vais, au Mali, en Afrique ou ailleurs, les enfants viennent à moi. Il y a aussi cet élan qui me porte vers eux. C’est très fort et on saurait difficilement expliquer cela de façon rationnelle.

Si les enfants devaient voter, je suis convaincu qu’il n’y aurait pas d’élection au Mali car je gagnerais à tous les coups. Moi-même, à un certain moment, il faut que je prenne le temps de consulter un marabout Coulibaly ou Kéita (rires) afin qu’il m’explique la raison profonde de l’attachement des enfants à ma personne.

On m’a raconté une histoire très amusante relative à la dernière élection présidentielle. Des enfants étaient à proximité d’un bureau de vote et suppliaient les électeurs de voter ATT au motif que ATT est leur ami.

Entre les enfants et moi, il y a autant de la complicité que de l’affection partagée. Et mon père me disait très souvent que l’enfant aime celui qui l’aime. C’est aussi simple que ça ! Je leur dois tant que tout ce qui les touche ou touche leurs mères est prioritaire pour moi.

Monsieur le président, dans votre parcours, il y a des lieux, des endroits, des places qui sont si chargés de signification pour vous. Si vous le permettez, nous allons évoquer quelques-uns de ces lieux, en commençant par Mopti. Qu’est-ce que Mopti pour vous ?

Mopti, c’est d’abord la ville de mon enfance. C’est là qu’il y a la majeure partie de mes souvenirs d’enfance. Mopti, c’est aussi la ville du Pagai (la rivière) et du Mayo (le grand fleuve). Mopti, pour moi, c’est aussi la ville des petits métiers. Savez-vous que j’ai été apprenti tailleur ? Pendant les vacances, les enfants pouvaient s’inscrire dans le corps de métier de leur choix, et moi, j’avais choisi la couture. Mon patron vit toujours à Mopti et chaque fois que je m’y rends, je vais le voir.

Mais ne me demandez pas de vous coudre une chemise car je suis convaincu que vous ne pourrez pas la porter. Mopti, également, c’est là où je suis né et c’est aussi là que j’ai grandi, que je suis allé à l’école, c’est là qu’il y a mes parents, mes amis… Mopti me rappelle les travaux champêtres. Enfant, on partait au champ ; on a labouré, planté du riz, désherbé, transporté du riz dans le grenier familial. A Mopti, j’ai fait la pêche collective et la pêche individuelle à la ligne. Dans mon quartier, le Premier Quartier, il y avait beaucoup de Bozos et de Somonos.

Certains sont même mes parents… Quand j’évoque Mopti, je trouve les racines profondes de mon attachement à la terre et aux autres activités du secteur primaire. Sofara, à moins de 100 km de Mopti, complète mon histoire avec Mopti. J’y ai de nombreux amis, beaucoup de souvenirs des lieux de jeux… A Sofara, j’étais plutôt éleveur. J’avais des amis des villages environnants qui étaient bergers d’occasion, je les accompagnais au pâturage, on se promenait dans la brousse. En outre, chaque jour, je devais aller au parc pour chercher l’abonnement familial de lait qui était de 2 litres. J’avais plaisir à regarder le berger traire les vaches et à boire le lait tout chaud recueilli dans la petite calebasse. Pour tout dire, l’élevage m’a beaucoup marqué. D’autre part, je suis petit-fils et fils d’opérateur économique. Moi-même, j’en connais un bout des ficelles du négoce.

De Sofara, nous allions très souvent, à pied, au bord de la route bitumée. C’est un parcours de 4km, sur une route latéritique. Naturellement, nous nous cachions. A notre retour de cette randonnée pédestre, on devait aller directement à la rivière pour nous laver proprement les pieds. Il fallait éviter, à tout prix, que mon oncle sache que j’étais allé au bord de la grande route pour regarder les gros camions en partance pour San.

Vous ne pouvez pas imaginer combien j’étais heureux le jour où je suis retourné à Sofara pour donner le premier coup de pioche pour le bitumage de cette bretelle de 4 km. Si quelque chose préoccupait les populations de Sofara, c’était bien le bitumage de cette bretelle. Lorsque je me retrouve président de la République, en train de réaliser ce vœu vieux de 30, 40 ans, cela fait particulièrement chaud au cœur. Et je me suis dit : “Tiens, j’ai relevé un défi de mon enfance”.

Bandiagara ?

Mon grand-père est de Bandiagara ; il s’appelle Boubou Sissoko. Son père s’appelait Famory dont nous reparlerons plus tard. Ma mère est de Bandiagara. Il y a une très grande famille de mes oncles et de mes tantes à Bandiagara. Je n’ai pas connu ma maman ; je l’ai perdue très tôt tout comme mes deux sœurs. D’elles, je n’ai que des images floues. Maman a été inhumée à Bandiagara. Plus tard, on m’a raconté que lorsque sa maladie a atteint un certain stade, on l’a amenée à Doucombo, près de Bandiagara, pour essayer des thérapies locales.

Vous savez, mon père et moi, nous étions très proches et il me racontait beaucoup de choses. Mais, il s’est toujours refusé de me parler de ma mère et de mes deux sœurs. Quand il a perdu ma mère et mes deux sœurs, ça dû être une épreuve dont il ne s’est jamais remis. Je n’ai jamais voulu lui faire de la peine en lui exigeant de me parler de ces trois personnes. Surtout que j’ai eu, entre-temps, une autre maman qui a été particulièrement à la hauteur.

C’est au courant de la première semaine d’avril 1991, alors que je venais d’arriver aux affaires, que j’ai décidé d’aller à Bandiagara voir la tombe de ma mère. Sur le chemin, j’ai averti mon père de mon projet. Je me suis rendu chez mes oncles qui m’ont accompagné sur la tombe de ma mère.

Mes oncles et mes tantes m’ont souvent rappelé que lorsque mon père a senti la disparition prochaine de sa femme, il a fait un voyage à Bandiagara au cours duquel je l’ai accompagné. De ce voyage, je n’ai aucun souvenir. Il parait que pendant ce voyage j’ai commis un acte terrible. Le chauffeur qui nous a embarqué, Mamadou Coulibaly, conduisait un gros camion de marque T45. J’étais installé entre mon père et le conducteur. Celui-ci effectuait des arrêts fréquents pour tirer sur des pintades. Il y en avait tellement à cette époque. A un moment du trajet, semble-t-il, le fusil chargé était resté coincé entre le conducteur et moi, et tout occupé à conduire, celui-ci ne s’est pas aperçu que j’avais pressé sur la détente. Et le coup est parti ! Il parait que ce bon monsieur Coulibaly a crié : “Mais Toumani, prends ton enfant sinon il va nous tuer”.

De cet incident aussi, je n’ai aucun souvenir. Mais le plus important, c’est que nous sommes partis à Bandiagara. Ma mère m’a vu, m’a touché et on s’est séparés. Ce fut la dernière fois que je l’ai vue. Depuis, chaque fois que je suis dans les environs, je fais un pèlerinage sur sa tombe que certains de mes amis sur place ont aménagée. J’y vais maintenant une fois par an. Souvent, j’y vais en famille. Pour être complet sur Bandiagara, il faut rappeler l’épopée de Famory Sissoko, le grand-père de ma mère. C’était un résistant enrôlé très jeune dans l’armée d’El hadj Omar Tall.

Aux dires de ceux qui l’ont connu, c’était une personne très impétueuse, de l’âge de certains enfants d’El hadj Omar. Il venait de Logo Sabouciré, dans la région de Kayes. Logo Sabouciré, il faut le rappeler, est très célèbre dans l’histoire de la conquête coloniale du Soudan pour être la porte d’entrée des troupes françaises vers 1878. Le père de Famory a été tué lors des tout premiers affrontements entre les troupes coloniales et celles de la résistance. Par reconnaissance ou par amitié pour El hadj Omar Tall, le jeune Famory a été confié au grand résistant.

Il a gravi tous les échelons de l’armée toucouleur jusqu’à atteindre le grade de général. Famory est le fondateur de la lignée de mes oncles à Bandiagara. Un jour, je vais à Bandiagara. J’étais ancien chef d’Etat engagé dans la lutte contre la dracunculose. Une équipe japonaise arrive pour faire des forages dans la zone de Bandiagara. Un village est choisi au hasard pour accueillir le premier forage.

J’arrive et embarque mon oncle pour aller sur les chantiers. On est dans un petit village à environ 5 – 6 km de Bandiagara. Moi-même, j’inaugure le forage. A un moment, mon oncle me prend de côté et me dit : “Sais-tu où nous sommes ?”. Non ! “Ici, c’est Saré Famory, me dit-il, le village de Famory. C’est là qu’il y avait le poste avancé de l’Etat-major de Famory, en charge de l’une des quatre grandes portes qui assuraient la sécurité de Bandiagara”. Mon oncle me demande aussi comment se fait-il que j’ai choisi ce village. Je lui réponds que c’est pur hasard et que dans cette affaire, je n’avais strictement rien décidé. On a chahuté ensuite et on est repartis. C’est dire que parfois, tout ne peut être pur hasard, il y a souvent la main du destin.

Tombouctou ?

A un certain moment de mon enfance, il semble que mon père me choyait un peu trop. On peut le comprendre, c’est humain qu’il porte beaucoup d’affection sur moi suite à la disparition de ma mère et de mes deux sœurs. Mes oncles et mes tantes en ont pris conscience et se sont dit : “Si nous ne séparons pas Amadou et Toumani, celui-ci ne sera rien dans la vie”. C’est ainsi que mon oncle Amadou Sissoko, instituteur de son état, est venu me chercher pour Tombouctou. Aujourd’hui, j’ai beaucoup d’amis à Tombouctou tels l’imam de la mosquée de Djingareber, Tidiane Ascofaré, et bien d’autres. Pour tout vous dire, la plupart des notables de cette ville sont mes amis d’enfance. Pour la petite histoire, lors d’un de mes voyages à Tombouctou, en tant que président de la République, j’ai retrouvé ma classe et la place que j’occupais à l’Ecole Régionale. Par contre, je ne suis pas sûr que le table-banc était le même. Ce jour-là, par coïncidence, il y avait une opération de restauration de l’école et vous imaginez bien que j’étais heureux de participer à l’opération en apportant ma modeste contribution.

Tombouctou, c’était l’adolescence. On était à la fin des années cinquante. Le commandant de cercle était français. Il y avait un camp militaire et des unités coloniales françaises sur place. La mosquée de Djingareber séparait notre maison du camp. L’une de mes attractions, c’était d’aller au camp. Pour ce faire, je me suis même débrouillé pour avoir des amis parmi les enfants de militaires. J’y allais donc régulièrement. L’allure du camp exerçait sur moi une grande fascination. Les soldats étaient des gens biens habillés, costauds et aimant l’ordre. Chaque fois que je le pouvais, j’assistais à la relève de la garde. A partir de là s’est forgée une vocation, celle du métier des armes. Tombouctou, dans ma vie d’adolescence, m’a laissé une grande marque d’amitié. En plus, c’est là aussi que j’ai appris à parler la langue sonrhaï.

Riazan ?

Riazan est une étape importante dans ma formation militaire. J’étais au Bataillon de commando-para à Djicoroni et il a été décidé que j’aille faire un cours supérieur à Riazan. C’est une des plus grandes écoles de parachutisme au monde. Le général Lebed et la plupart des généraux soviétiques sont des produits de Riazan. Là, j’ai fait un cours supérieur de commandant de compagnie, de chef de bataillon et aussi, tout naturellement, de saut en parachute. Je suis resté deux années. L’hiver y est particulièrement rude et nous pratiquions le ski. Je reste très lié à cette école. D’ailleurs, chaque fois qu’une délégation russe arrive au Mali, l’école de Riazan s’arrange toujours pour m’envoyer un petit souvenir. Une fois, une télévision russe est même venue à Bamako pour s’entretenir avec moi sur mon passage à Riazan.

Pratiquez que vous le russe ?

Pas bien, j’avoue ! Je n’ai pas l’occasion de pratiquer très souvent et forcément j’oublie. Mais quand on parle russe à côté, je comprends. Les jours où je suis inspiré, je peux même aligner quelques mots. Pour la petite histoire, lorsque j’ai rencontré la secrétaire d’Etat américaine, Condoleezza Rice, nous avons échangé quelques mots en anglais, mais ça n’a pas franchement marché. Mais dès qu’on a essayé le russe, alors là, on s’est compris tout de suite. Je parle mieux le russe que l’anglais. A Riazan, j’ai rencontré beaucoup d’officiers venant d’Iran, d’Irak, du Viêt-Nam, de la Chine, du Congo, de l’Angola, de l’Ouganda… L’Union soviétique, il faut le dire, a joué un rôle de premier plan dans la formation des cadres militaires et civils de nos pays. Chaque fois que je rencontre une délégation russe, je ne manque pas de lui dire combien ce beau pays nous a rendu service. Prenons le conseil des ministres du Mali et voyons autour de la table le nombre d’anciens de l’Union soviétique. Et même dans mon propre cabinet. C’est impressionnant !

Bangui, en Centrafrique, vous a aussi laissé des souvenirs forts ?

Tout à fait ! J’étais parti pour deux semaines, mais je suis resté deux années. Au milieu des années 90, la RCA a été plongée dans une grave crise militaire. Rien qu’en 1996, la Centrafrique a connu trois mutineries en trois mois. Il y a avait un blocage institutionnel sans précédent. Suite à un Sommet des chefs d’Etat de France et d’Afrique, il a été décidé de dépêcher quatre chefs d’Etat en Centrafrique. Il s’agit des présidents Bongo, Compaoré, Deby et Konaré. Il convient de saluer leur courage, car ils sont arrivés à Bangui sous protection des véhicules blindés. La ville était à feu et à sang. La ville était coupée en deux : une partie sous contrôle des mutins notamment autour du Camp Kassaï et l’autre partie aux mains des soldats loyalistes.

Comment je me suis retrouvé en Centrafrique ? Un dimanche matin, le président Konaré m’a appelé pour me dire ceci : “Prépare-toi, il se peut que tu ailles à Bangui. Entre chefs d’Etat, nous avons discuté. Mais nous avons aussi discuté avec les mutins. Tout le monde est d’accord pour que tu viennes aider à sortir du bourbier dans lequel la RCA est enlisée”. Donc je suis parti en Centrafrique sous l’égide du président Bongo.

Plus tard, j’ai été rejoint par des troupes mises à disposition par les armées malienne, gabonaise, sénégalaise, tchadienne et togolaise. Avec ces forces, nous avons constitué la Misab (Mission inter africaine de surveillance des accords de Bangui). A Bangui, j’ai réussi une prouesse, celle de me rendre régulièrement dans les deux parties de la ville. Même quand il y avait du feu, il suffisait que j’appelle les protagonistes pour leur dire que j’arrive, et automatiquement, ils arrêtaient les tirs. Parfois, les mutins passaient la nuit à tirer. Le matin, je venais les voir pour discuter avec eux. Quand je leur demande pourquoi ils n’arrêtent pas de tirer au mortier de 120mm, ils répondent : “Mon général, c’est pour vous empêcher de dormir et vous rappeler que nous sommes là”.

Quelle drôle de façon ! Bangui a occupé une place importante dans ma vie d’homme et de soldat. On y a fait du bon travail. Au moment où nous remettions le commandement aux forces des Nations unies, la ville était calme. Un gouvernement d’unité nationale venait d’être mis en place et la vie avait repris son cours normal. Même si, par la suite, après le départ des casques bleus, les choses se sont quelques fois dégradées. Ce qui arrivait très souvent.

Une fois, j’étais au Mali pour quelques jours quand j’ai appris sur une radio internationale que des combats opposaient les forces de la Misab aux mutins. Tout de suite, je prends la décision de retourner sur place et le président Bongo m’envoie un avion. Je transite par Libreville où je rencontre le président Bongo pour évoquer la situation. Mon arrivée à Bangui s’opère dans des conditions extrêmement difficiles car la ville était en état de guerre. Aussitôt, j’ai une séance de travail avec les autorités centrafricaines qui me présentent un feuillet tiré du dernier bulletin des renseignements. Là-dedans, il est écrit que les mutins projettent de m’assassiner à mon retour à Bangui.

Nullement inquiété, je leur explique le sens que j’ai de mon devoir. Si je dois y laisser la vie, c’est tant pis. Mais comme je vous l’ai dit plus haut, j’étais le seul à pouvoir me mouvoir dans un camp comme dans l’autre. Je me rends chez les mutins pour les entretenir de la teneur du document des renseignements. Ils tombent des nues.

“Mon Général, c’est eux, au contraire, qui veulent vous tuer pour nous faire porter le chapeau”. Les populations civiles centrafricaines ne voulaient pas que je sois absent de Bangui, car à chacun de mes déplacements hors du pays, la mutinerie reprenait de plus belle. Mais il suffisait que je revienne pour que le calme soit restauré. Savez-vous que les Centrafricains m’ont adopté comme un des leurs ? En 2002, quand j’ai décidé de me présenter à la présidentielle, les populations de Bangui ont cotisé pour m’envoyer leurs contributions. Cela m’a beaucoup touché.

J’ai un passeport diplomatique centrafricain tout comme de nombreuses décorations. Je pouvais dîner ce soir avec les plus hautes autorités du pays. Le lendemain, je me retrouvais de l’autre côté, en territoire mutin, pour discuter avec les jeunes. Sans réveiller le moindre doute. Bangui, tout comme Tombouctou, m’a beaucoup marqué à cause des relations privilégiées que j’avais avec les populations. C’est à cette époque que j’ai connu le président Bozizé ; il était chef d’Etat-major de l’armée. Lorsque je rencontre un Centrafricain, je sens beaucoup de reconnaissance. C’est d’ailleurs pour cette raison que, lorsque des étudiants centrafricains ont des problèmes au Mali, je me sens si concerné que je suis obligé de m’impliquer. Et lorsque, on m’a montré le Consul honoraire de Centrafrique au Mali, j’ai eu le sentiment qu’il a pris ma place.

Monsieur le président, vous vous destiniez à enseigner. Pour ceux qui ne le savent pas, vous êtes initialement diplômé de l’Ecole normale secondaire de Badalabougou, spécialité histoire-géographie. Qu’est-ce qu’il s’est passé entre-temps pour que vous optiez finalement pour le métier des armes ?

La vocation pour le métier des armes remonte à mon adolescence à Tombouctou. J’ai décidé d’être soldat. J’ai été orienté à l’Ecole normale secondaire de Badalabougou, section lettres histoire-géo. Beaucoup de mes camarades de promotion sont des professeurs d’enseignement supérieur.

Marimantia Diarra fut mon camarade de promo. Il fut un très bon élève. Pendant la Transition, j’ai visité l’EN de Badalabougou. Les élèves d’alors n’ont pas attendu mon arrivée pour aller fouiller dans les dossiers et en ressortir mes notes. Quand je leur ai demandé ce qu’ils avaient trouvé, ils m’ont dit avoir été convaincus par mes résultats scolaires. Je pense que j’ai été un bon élève à l’EN. La preuve, c’est que je figurais très souvent sur le tableau d’honneur

Un jour, j’apprends qu’on recrute pour l’Emia (Ecole militaire inter armes) de Kati. Beaucoup de jeunes de ma génération étaient intéressés. Mais, plusieurs ont fait défection, notamment les étudiants de l’ENA, lorsqu’ils ont appris que, pendant un an, le salaire serait de 1170 francs maliens/mois et que, de surcroît, on serait considéré comme simple soldat abonné à l’ordinaire.

A tout hasard, je suis venu et je crois que c’est mon oncle qui m’a accompagné. Si ma mémoire est bonne, c’est Kissima Doukara qui nous a reçus. Il était chef du Bureau militaire. La hiérarchie était très déçue par les défections. Lorsque je me suis présenté, il était si content qu’il a appelé sur le champ et une jeep militaire est venue nous chercher. Il m’a dit : “Tu commences les visites immédiatement”. Ce qui fut fait. Et en deux jours, la visite était terminée. Cela me donne d’ailleurs l’occasion de dire à certaines personnes que j’étais apte : apte pour faire l’armée ; apte pour faire le para ; apte pour faire le commando ; apte pour faire l’instructeur commando-para. Il y avait beaucoup d’aptitudes à avoir pour être là où je suis. J’ai donc fait ma formation et je suis sorti en 1972 avec le grade de sous-lieutenant

Monsieur le président, vous êtes devenu commando-para, semble-t-il, pour relever un défi ?

Effectivement, je suis parti dans les para-commando par défi. A la fin de notre formation, le chef d’Etat-major de l’armée est venu nous annoncer la création prochaine d’un Bataillon de commando-para. Il cherchait des volontaires pour cette unité d’élite. Or, nous revenions du brevet para et cela avait été tellement dur d’avoir été manœuvré par des soldats et des sous-officiers que personne ne voulait y retourner. Et compte tenu de mon profil littéraire, j’avais choisi la gendarmerie. Mais, face à cette situation, j’ai dû me porter volontaire, histoire qu’on ne dise pas que dans notre promotion, il n’y a pas eu un seul élément pour le para. Un autre camarade m’a emboîté le pas, mais il n’y restera pas longtemps. Pour ma part, je suis resté dans cette unité depuis sous-lieutenant jusqu’à général.

Lors d’un colloque tenu au Centre international de conférences de Bamako, il y a de cela environ trois mois, vous avez fait un témoignage très émouvant. L’auditoire a particulièrement retenu que vous étiez le neveu d’un homme politique en vue d’alors, en l’occurrence le Sénateur Mamadou M’Bodge qui a été assassiné. Voudriez-vous nous parler un tout petit peu plus de cette filiation ?

Beaucoup de personnes se posent des questions sur l’origine du consensus que j’ai mis en œuvre depuis 2002. Moi je suis né dans une communauté qui considère que le groupe prime sur l’individu. Dans la langue fulfulde, cela se dit “Soudou Baba”, c’est-à-dire la maison du père. A Mopti, les grandes familles fonctionnent de cette façon, surtout dans le quartier où je suis né. Les mariages, les baptêmes, les circoncisions… bref, tous les grands événements de la vie se vivent ensemble. Et les jeunes vivent en groupe depuis leur classe d’âge. Il y a même des enfants qui déménagent dans d’autres grandes familles et qui passent deux à trois ans de leur vie dans ces familles.

Et puis, il y avait l’école coranique obligatoire pendant les vacances. A l’origine, il y a donc cette formation sociale. Il y a aussi mon tempérament. Par la suite, au Camp-para, en tant que jeune officier, j’ai été témoin d’événements marquants. J’y ai vu des opposants tels Victor Sy, Pr. Mohamed Lamine Traoré, Bourama Dembélé, Bourama Diakité pour ne citer que ceux-ci. Il y en a eu tellement ! Je n’étais pas concerné ; ils étaient là pour d’autres raisons et d’autres personnes s’occupaient d’eux. Mais le fait est que je vivais là, dans cette cour, je voyais comment les choses se passaient.

A la mort du président Modibo Kéita, le 16 mai 1977, beaucoup de ses compagnons ont séjourné au Camp-para. Je cite, entre autres, Me Demba Diallo, mon beau-père Ténéman Traoré et mon oncle Attaher Maïga. Pour la petite histoire, Attaher Maïga, le beau-père du président de l’Assemblée nationale, est un ami de jeunesse de mon père ; lui et mon père se connaissent si bien qu’ils ont évolué dans les mêmes groupes de jeunesse. D’ailleurs, Tanti Jeannette, son épouse, m’a toujours considéré comme son fils.

Pour l’histoire, et contrairement à ce que prétendent certaines personnes mal informées, je n’ai pas vécu une seule seconde avec le président Modibo Kéita au Camp-para. Je n’étais même pas au Mali, j’étais à Riazan. Je suis rentré au pays 48 heures après le décès du président Modibo Kéita. Ensuite, ce sont les événements de février 1978. J’ai vu des officiers qui étaient considérés comme étant les hommes forts du régime d’alors. Parmi eux, Kissima Doukara, Tiécoro Bagayoko, Karim Dembélé. J’ai vu tous ceux-ci venir rester près de 8 mois au Camp-para avant de partir pour le Nord.

Et vous connaissez certainement la suite de l’histoire. La chute est à la fois vertigineuse et brutale. Enfin, après le 26 mars 1991, c’est au tour du président Moussa Traoré, lui aussi, d’être le pensionnaire du Camp-para. Voyez-vous, cette succession d’événements majeurs dans la vie de notre pays, donne à réfléchir. Pour moi, il fallait arrêter ce cycle infernal et éviter à notre pays de répéter éternellement les mêmes erreurs. Et comme par la volonté de Dieu je suis arrivé aux affaires, j’ai eu à cœur de gouverner autrement. Pour revenir à votre question, l’une des victimes des règlements de comptes politiques au Mali a été le Sénateur Mamadou M’Bodge. Il a été assassiné à Bagadadji par quelqu’un à l’aide d’un marteau. Une mort violente et atroce ! La mère de Mamadou M’Bodge et le père de ma mère sont même père même mère. Mamadou M’Bodge est mon oncle direct. Lorsque j’étais élève, j’ai passé une bonne partie de ma scolarité chez lui. Voyez-vous, j’ai été témoin de tellement de drames notamment au plan politique que je ne pouvais que prôner le rassemblement. Cette disposition a déjà trouvé en moi un terreau fertile de par mon milieu social et culturel.

Le fait d’avoir été témoin de tant d’événements et d’avoir été à la croisée des chemins explique-t-il votre grande humilité ?

Mon passage à l’Ecole de guerre a renforcé ma conviction qu’en toute chose, il faut rester humble. Là, nous avons visité les bases atomiques, les avions porteurs de bombes atomiques. Nous simulions les plus grandes guerres du monde avec comme protagonistes les puissances du Pacte de Varsovie et celles de l’Otan. Dans cette ambiance surréaliste, le directeur de cette institution, un amiral, nous a donné quelques conseils. “Travaillez très sérieusement, nous a-t-il dit, vous êtes préparés à faire la guerre. Mais je vous prie d’être attentifs à ce que je vais vous dire. Ne vous prenez jamais au sérieux !”

Je pense que dans mon comportement de tous les jours, je suis un faux naïf. La considération et le respect que je porte à l’autre sont très souvent mal interprétés ; ils ne sont jamais feints. Quel que soit l’acte posé par l’autre, je m’interdis un certain type de discours à son endroit. En outrepassant cette réserve, moi-même ainsi que ceux qui me connaissent bien ne me reconnaîtront plus. Quand on a eu le privilège de présider aux destinées d’un pays comme le nôtre, il faut avoir une bonne dose d’humilité et de bon sens. Chaque jour, vous devez dire que vous n’êtes pas forcément le meilleur qui serait arrivé aux affaires par voie de concours académique. C’est la voie du destin, certes, mais vous restez quand même un homme avec ses qualités et ses défauts.

Est-ce là l’explication de votre grande capacité d’écoute ?

C’est curieux, tout le monde dit que j’écoute beaucoup. Honnêtement, moi je crois plutôt que je parle beaucoup. Je ne sais pas trop à quoi cette impression tient. Mais au-delà, il faut dire que, un jour, un pays et un homme se sont rencontrés. En 2002, je me présente aux élections en me disant que je pourrai apporter une petite pierre à l’édification de notre pays. Je suis élu. Je m’entoure d’une équipe avec pour mot d’ordre de réaliser ce pour quoi nous sommes là.

Au bout de cinq ans, on a relevé le défi. Je me dis encore que nous pouvons faire plus car les conditions ne sont pas plus défavorables qu’en 2002. Il y a des choses à finir. Je me suis à nouveau présenté devant les électeurs qui m’ont renouvelé leur confiance. Etre chef d’Etat une fois et président de la République deux fois, ce n’est pas donné à tout le monde. Lorsqu’on vous témoigne tant de confiance, il faut savoir être modeste et laisser l’humilité vous habiter. Car sur les dix millions de Maliens, au moins un million pourrait prétendre à votre place. Si c’est vous qui êtes choisi, il faut rendre grâce à Dieu. C’est pour cela que je me dis : “Au fond, je resterai toujours redevable au Mali et aux Maliens. Et même le moment de la retraite venu, dans ma chaise longue, je me demanderai encore comment je vais pouvoir payer toute la dette morale que je dois à ce pays”. Aux enfants et aux femmes de ce pays, je resterai éternellement redevable.

Monsieur le président, en bon fils de Mopti, il paraît que vous aimez la sauce au poisson séché, le fameux “tiékouroulé”. Pouvez-vous nous parler de vos préférences culinaires ?

Ce n’est pas spécialement le tiékouroulé. Nous, à Mopti, nous le préparons pour l’envoyer aux Coulibaly à Bla et bien au-delà. Pourtant, je me suis fait une promesse, c’est de laisser les Coulibaly respirer un peu au cours de ce second mandat. Mais jusqu’au 8 juin, j’ai encore un peu de temps pour les chahuter. Et après, on verra ! Pour tout vous dire, j’aime les plats maliens, qu’il s’agisse du bassi ou du bassi niougou (variantes de couscous), du to, du tiordi (met à base de riz, de poisson et d’huile) de Mopti, du fakohoye ou du haricot.

Au fond, les Coulibaly n’ont pas si tort que ça ? Non ! Si je suis invité quelque part, le meilleur service que vous pouvez me rendre, c’est d’amener le grand plat commun avec la tête de poisson, on se lave les mains et on mange. Si vous m’amenez des mets compliqués comme le steak, les frites…, vous risquez de m’affamer. Laissez-moi vous dire que depuis que je suis chef d’Etat, je passe une partie de mes vacances à Mopti. Lors de ces séjours, ma mère se donne un mal fou pour me faire à manger.

Elle va chercher des cuisinières et on me propose frites, steak, poulets, rien que des plats servis dans les hôtels. Un jour, je lui dis “Maman, si tu ne veux pas que je revienne ou si tu veux m’affamer, il faut continuer ce que tu fais”. Elle est très étonnée. Je luis dis : “D’abord, c’est mal fait. Puis, ça ne m’intéresse pas. Et les plats que tu cuisinais dans mon enfance ? La tête de poisson le matin avec les galettes de mil, le bassi niougou dans lequel on versait du lait à un moment, le tionmantion (met à base de riz, de poisson et de beurre de karité chauffé à haute température), le poisson mopticien grillé, le Fana (espèce de carpe à la peau épaisse) … ? C’est ça que je veux manger et c’est pour cela que je reviens à Mopti. Avec mon épouse, c’est la même chose”. Elle me reproche d’être très avare en compliments à propos de sa cuisine. Je lui rétorque : “Pourtant, je n’ai jamais dit que ce que tu prépares n’est pas bon. J’avoue cependant que ma cousine Lobbo est un vrai cordon bleu”.

Au fond, je mange tout ce qu’on me propose. Mais mes préférences sont largement les plats maliens.

Monsieur le président, lors de la grande sécheresse de 1972, vous auriez participé, aux côtés de militaires de l’US Air Force, à un pont aérien en vue de ravitailler les populations du Nord. Cette expérience a-t-elle été déterminante dans votre engagement dans l’humanitaire ?

On aura un jour l’occasion de parler de la Fondation pour l’Enfance qui a été reprise par mon épouse. Elle et son équipe ont fait du bon travail. Je me demande si elles n’ont pas fait mieux que moi. Je voudrais dire tout de suite que j’ai été toujours solidaire ; je partage ce que j’ai avec les autres. Certains Coulibaly disent que je suis avare. Je leur rétorque que je ne peux pas leur donner ce que je n’ai pas. Ce que je vous donne, c’est ce qui m’appartient.

En toute franchise, je partage. Je suis très attentif à ce qui arrive aux autres s’ils me le disent. Parfois je ne le sais. Chaque fois que je suis au courant d’événements heureux ou moins heureux survenus autour de moi, j’apporte ma modeste contribution. Chez moi, l’humanitaire est un trait de caractère. J’aime la vie en société, je n’aime pas rester seul, je voudrais toujours causer avec quelqu’un, je voudrais prendre mon temps pour écouter ou pour parler. Pour revenir à la première mission humanitaire à laquelle j’ai participé, c’était lors de la grande sécheresse de 1972. C’était une mission militaire. Les régions du Sahel et le grand Nord ont été particulièrement touchés. Nous y avons enregistré beaucoup de pertes en vies humaines, le bétail a été décimé ainsi que le pâturage.

La communauté internationale a volé au secours du Mali. Pendant trois à quatre mois, nous avons organisé un pont aérien. On chargeait des vivres à Bamako pour rallier des points de desserte tels Gao, Goundam, Nara, Tombouctou. Dès fois, en un jour, on pouvait faire deux rotations sur Gao et Tombouctou. C’est à l’issue de cette mission que les Américains m’ont décerné ma première médaille, la médaille de sauvetage des Etats-Unis. Un jour, on était dans un C-130 US avec vingt tonnes de semoule à décharger à Sévaré. Au moment où nous nous apprêtions à amorcer l’atterrissage à Sévaré, j’ai observé une anomalie sur une pièce essentielle de l’avion.

Une grosse boite contenant un liquide rouge avait éclaté. Par la suite, on m’a dit que c’est le dépôt hydraulique, une pièce qui commande les freins et tout ce qui est mouvement dans l’avion. A ce moment précis, j’étais seul dans l’avion, les membres de l’équipage étant préoccupés à chercher l’axe de Sévaré pour atterrir. Je me suis précipité dans le cockpit pour signaler cette défaillance. Comme mon anglais était approximatif, j’ai dû tirer le navigateur par le bras pour qu’il vienne voir.

On était pratiquement au niveau de la piste d’atterrissage. Dès que le navigateur a réalisé ce qui venait d’arriver à l’avion et qu’il l’a rapporté au pilote, celui-ci a automatiquement mis les gaz et a lancé : “Aéroport de Bamako”. Nous avons pris de l’altitude et nous sommes revenus à Bamako. Sans y être, vous pouvez imaginer la frayeur que cela a provoquée à l’aéroport de Sévaré. Le lendemain de cette mésaventure, les Américains me disent qu’on va demain matin à 6 h à Goundam. Je leur demande comment ? Dans le même avion, me répondent-ils. Les Américains m’expliquent qu’ils ont un planning qu’ils doivent respecter scrupuleusement au motif que l’avion qui doit remplacer celui actuellement en service ne sera pas à Bamako avant deux à trois jours.

Ils se proposent donc de réparer le C-130 et de voyager le train d’atterrissage dehors. Très bien, dis-je. Je vais au Camp-para, je cherche le gardien du magasin des parachutes et je prépare mon parachute et un autre de secours. Le lendemain, j’arrive et les Américains me voient débarquer avec mon sac. Je monte à bord, je dépose mon sac que j’ouvre. Ils me demandent ce qui se passe. Je leur explique : “Si ça se passe bien, tant mieux ! Dans le cas échéant, ouvrez-moi la porte pour que je saute”. A l’aller comme au retour, tout s’est très bien passé et je n’ai pas eu à utiliser mon parachute. Je crois que cet épisode a dû laisser le meilleur souvenir à l’équipage américain qui en a ri aux larmes chaque fois que l’incident était évoqué.

Monsieur le président, vous avez passé toute votre carrière professionnelle au Camp-para. Vous avez commandé et formé des milliers de soldats. Mais il se dit que vous n’avez jamais eu à sanctionner un de vos éléments. Alors, quel chef militaire avez-vous été ?

Je suis arrivé à la Compagnie para sous-lieutenant ; j’y suis resté commandant, lieutenant-colonel jusqu’à atteindre le grade de général de brigade. Le Camp-para, c’est toute ma vie. C’est là que mes filles sont nées. Chaque fois qu’une de mes filles se mariait, l’office religieux s’y est déroulé. Nous y avons une petite mosquée à laquelle nous sommes très attachés.

Dans les paras, il y a des habitudes. D’ailleurs, à ce propos, les autres corps de l’armée nous chahutent. Ils disent que les autres ont un cerveau, les paras ont deux jambes. Veulent-ils dire que nous ne sommes pas très intelligents ? Ce dont nous sommes sûrs, c’est que les paras sont courageux. J’ai eu un type de commandement qui ressemblait à ma personne. J’avais un contact direct avec mes hommes. Dans les unités paras, tu vis la vie des hommes.

Quand vous embarquez dans l’avion, vous prenez le même risque. Quand vous sautez en parachute, ce sont les mêmes risques. S’il y a manipulation d’explosifs ou exercices commando, vous prenez les mêmes risques. Chez les paras, on ne dit pas allez-y ! On dit “suivez-moi”. Vos hommes vous regardent directement droit dans les yeux. Ils savent ce que vous éprouvez. Vous partagez leur peur, leurs peines, leur fatigue durant les exercices de marche de nuit. Vous êtes très collés à vos hommes. Ce qui fut mon cas.

Dans le feu de l’action, il faut peut-être voir mes galons pour savoir que je suis capitaine, commandant ou lieutenant-colonel. Mais surtout, j’étais à l’écoute de mes hommes. Pour moi, rien n’était futile. Je considérais mes hommes non pas comme des subordonnés, mais comme des collaborateurs. Le reste, ça été facile. Dans ma vie d’officier, je ne me rappelle pas avoir puni quelqu’un, et Dieu seul sait que certains le méritaient.

J’avais un contact direct avec mes hommes, ce qui me permettait de leur parler, d’être au courant de leurs soucis, de savoir s’ils ont des écarts avec la discipline, etc. J’ai vécu une vie de soldat. Au-delà des unités parachutistes que j’ai commandées, j’ai beaucoup d’élèves qui sont capitaine, commandant et même colonel. J’ai été très souvent sollicité comme instructeur militaire notamment pour le compte de l’Armée de l’air. A défaut d’être un instituteur, je suis devenu un instructeur.

Propos recueillis par Diarra Diakité

 

Source: Aujourd’hui-Mali

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