Le sommet de l’Elysée sur l’Afrique met l’accent sur les moyens à trouver pour plus de sécurité sur le continent africain. Interview de Vincent Desportes, ancien directeur de l’Ecole de guerre.
Le sommet de l’Elysée pour la paix et la sécurité en Afrique qui se tient les 6 et 7 décembre doit être notamment, selon ses organisateurs, le début d’un vaste programme pour aider l’Afrique à se doter elle-même des moyens de sa défense. Le sommet s’ouvre pourtant sur fond d’une nouvelle intervention française en Centrafrique, après celles menées au Mali et en Libye… Bon gré, mal gré, la France est en première ligne. François Hollande avait pourtant espéré le contraire. Vincent Desportes, professeur associé à Sciences-po, ancien directeur de l’Ecole de guerre, analyse pour le “Nouvel Observateur”, les enjeux militaires français en Afrique.
Serval au Mali en 2013, la Centrafrique aujourd’hui : la France enchaîne les opérations militaires sur le continent africain. Y a-t-il eu un changement de stratégie de la politique de défense française en Afrique depuis l’élection de François Hollande ?
– C’est surtout un retour à la réalité du monde. Nous n’avons pas été moins engagés sous Nicolas Sarkozy que sous François Hollande, mais ce dernier s’est retrouvé à devoir gérer deux crises à la suite la même année.
Au Mali, la situation aurait dû être traitée sous Sarkozy. La question s’est d’ailleurs posée en janvier 2012, quand les djihadistes s’installaient très sérieusement dans le nord du pays. Nicolas Sarkozy ne l’a pas fait, probablement pour des raisons d’élections. Mais cette crise devait arriver un jour. C’est le premier dossier chaud qu’a passé l’ancien ministre de la Défense, Gérard Longuet, à Jean-Yves Le Drian.
En Centrafrique, nous aurions dû y aller dès le mois de mars dernier [quand le président Bozizé a été renversé par les rebelles de la Séléka, NDLR], mais il y avait déjà le Mali… C’est un rythme normal, si la France veut être la France en Afrique. En revanche, ces interventions entrent en contradiction avec le discours sur le désengagement militaire de François Hollande. La réalité est que la France a des responsabilités et des intérêts à défendre. Ce qui exige qu’elle ait des forces armées capables d’y faire face.
François Hollande a-t-il mésestimé la situation ?
– Je le pense. Le discours du Parti socialiste était de dire qu’il fallait cesser l’engagement permanent de la France dans les affaires mondiales. François Hollande avait critiqué la gestion du dossier afghan de Nicolas Sarkozy, jusqu’à avancer d’un an le retrait des forces françaises d’Afghanistan. Le désengagement était aussi l’occasion de faire des économies sur le budget de la Défense. Mais ce discours n’a pas tenu. D’où une difficulté : la France continue de s’engager alors que les choix budgétaires relèvent, eux, d’une logique restrictive.
Pourquoi la France a le devoir de s’engager en Afrique ?
– Parce qu’elle est la seule à pouvoir le faire. Elle a des avantages comparatifs liés entre autres à son passé colonial, par rapport à d’autres pays européens : sa connaissance de l’Afrique, ses réseaux, ses points d’appui (à Djibouti, Libreville, en Côte d’Ivoire, au Sénégal) qui lui donnent de la profondeur stratégique et qui servent l’Europe.
Si personne ne s’occupe de l’Afrique subsahélienne, cette zone risque de devenir un trou noir dans lequel viendra s’implanter le djihadisme, toujours à la recherche de territoires instables où prospérer avant de déployer sa violence sur la France.
Avant, la menace principale pour nous était celle du pacte de Varsovie [bloc de l’Est pendant la guerre froide, NDLR] et notre défense se faisait sur le rideau de fer. Avec la mondialisation, les menaces ne se jouent plus aux frontières mais largement à l’extérieur. Autrement dit, la sécurité des Français est directement engagée par la déstabilisation de l’Afrique.
Par ailleurs, la France a des intérêts économiques en Afrique, et de nombreux ressortissants qui doivent être protégés. Puis elle a une responsabilité morale et historique : l’état dans lequel se trouve la Centrafrique aujourd’hui est très lié à la stratégie française, qui y a fait le jour et la nuit depuis l’indépendance.
L’Afrique, ce n’est pas que les anciennes colonies françaises. La France a tout intérêt à ce que ses partenaires occidentaux s’engagent aussi…
– Sauf que les Etats-Unis n’ont pas réussi leur implantation. Ils avaient créé, il y a quelques années, un African command (Africom) [commandement unifié qui coordonne toutes les activités américaines sur le continent, NDLR] qui n’a jamais fonctionné, aucun pays africain n’ayant accepté d’en héberger le siège. Les Américains, par leur approche, ont du mal à établir un dialogue, ce que les Français savent faire parce qu’ils entretiennent des liens anciens avec l’Afrique.
Les Britanniques, eux, étaient surtout présents en Afrique orientale et se sont franchement désengagés. Quant aux autres, ils ont moins d’intérêts et ne savent pas faire. Lors des missions de formations EUTM (European Union Training Mission in Mali), les Français sont les plus efficaces, parce qu’ils parlent la même langue.
La difficulté pour les autres pays occidentaux est aussi qu’un chef d’exécutif ne peut prendre le risque politique d’une intervention que s’il est capable de rendre des comptes devant ses électeurs. Pourquoi Angela Merkel n’intervient jamais, alors que son pays est la première puissance militaire européenne ? Parce qu’elle ne peut expliquer à un Bavarois qu’il faut aller se battre au Mali…
La France est l’un des seuls pays à pouvoir prendre ce risque. Et elle y gagne. Elle n’est plus la première puissance économique européenne, mais elle reste une puissance militaire, capable de régler pour d’autres des problèmes qui nous concernent tous.
Après tout, qu’est-ce-qui justifie notre place au sein du Conseil de sécurité des Nations unies ? Ce n’est pas la bombe atomique, mais bien le fait qu’on puisse s’engager et régler concrètement des crises dans le monde. Cela fait partie de la grandeur de la France.
La loi de programmation militaire (LPM) votée à l’Assemblée nationale le 2 décembre prévoit la réduction des effectifs. Les militaires s’inquiètent. La France a-t-elle les moyens de ses ambitions ?
– Il y a en effet une contradiction entre les ambitions politiques de la France, sa vocation naturelle et les moyens militaires qu’on lui laisse. L’armée se rétrécit, ses moyens diminuent, les soldats sont moins entraînés et les Opex (opérations extérieures), même plus budgétisées. De fait, nous n’avons plus les moyens de notre politique. La principale crainte des militaires, c’est de voir leur matériel non renouvelé – en particulier dans l’armée de terre – alors qu’ils continuent de partir sur des missions qui mettent leur vie en danger.
Comment ces coupes budgétaires sont-elles perceptibles sur le terrain ?
– En Libye, nous étions à la limite de ce que nous savions faire. Heureusement que Mouammar Kadhafi a été tué car nous n’avions plus de munitions et de potentiel d’avions ! Nous n’avons pu mener cette guerre que parce que les Américains nous ont aidés : ils ont fourni 80% de notre ravitaillement en vol et 80% de nos cibles !
Au Mali, 80% des équipements utilisés avaient déjà fait la guerre du Golfe. Les véhicules avaient jusqu’à 40 ans. Les troupes parties d’Abidjan sont tombées en panne et les gilets pare-balles des soldats n’étaient plus aux normes…
L’armée française de très haut niveau, il n’y en avait qu’une, elle était en Afghanistan. Pas ailleurs. Aujourd’hui, elle ne peut conduire que des petites opérations sur une courte durée. On ne sait pas durer, et on sais de moins en moins faire plusieurs coups à la fois. On devrait reporter sur les forces conventionnelles les moyens alloués aujourd’hui à l’arsenal nucléaire, qui coûte extrêmement cher. Et on réaliserait en prime des économies substantielles dans la Défense.
A plusieurs reprises, la France a affirmé vouloir n’apparaître qu'”en appui” (formation, logistique…) des forces de l’Union Africaine…
– C’est faisable, mais pas réaliste. Que va faire la France en Centrafrique ? Elle ne va pas faire du support, elle sera le fer de lance. C’est elle qui va conduire, organiser, faire le coup de poing si besoin. De même, si nous n’étions pas intervenu au Mali, les djihadistes auraient depuis longtemps atteint Bamako. Et on doit désormais rester sur place bien au-delà des calendriers prévus. Idem en Centrafrique : nous resterons plus longtemps que les six mois prévus. N’oubliez pas que nous sommes au Tchad depuis presque 50 ans…
Si une crise advient au Niger ou au Burkina Faso, et si la France n’intervient pas, la situation tournera très mal. Quoi qu’on dise, les armées africaines sont sous-équipées, sous-entraînées, divisées entre ethnies rivales et ont beaucoup de mal à être efficaces. Cela ne changera pas de si tôt. Après une intervention en revanche, nous avons besoin d’avoir une capacité de formation importante. C’est un ticket de sortie stratégique.
Le ministère de la Coopération, créé en 1959 par le général de Gaulle et qui pouvait être considéré comme un officieux “ministère de l’Afrique”, a disparu au profit d’un ministère délégué au Développement, rattaché aux Affaires étrangères, dans le gouvernement Ayrault. Simple reformulation ou effets concrets ?
– Ce qui est nouveau, c’est qu’on a conceptualisé, à l’occasion des opérations en Afghanistan, cette notion d’approche globale. A savoir que la sécurité seule n’est rien. Elle n’est qu’un des trois piliers qui permettent le rétablissement d’une situation normale, avec le développement et gouvernance. Il faut faire les trois à la fois.