Professeur de Droit international à la retraite, Dr Salifou Fomba est aussi ancien membre et rapporteur de la commission d’enquête du Conseil de sécurité de l’ONU sur le génocide au Rwanda. Au fil de sa carrière, il a occupé de hautes fonctions au ministère des Affaires étrangère de notre pays.
Dans cette réflexion, Dr Salifou Fomba apporte son éclairage sur la Cour pénale internationale (CPI), la saisine par le Mali sur les crimes commis chez nous. Aussi, il aborde un dossier d’actualité à savoir l’ « affaire Amadou Aya Sanogo » et le « cas Aminata Soumaré », une victime des affrontements entre « bérets verts et bérets rouges ». Analyse.
Apres avoir rappelé les principales caractéristiques de la CPI, sa saisine par le gouvernement, ainsi que le bilan de son enquête sur la situation au Mali, il nous parait important et utile de poser la question d’une réaction possible de la CPI face à l’étouffement de l’ « affaire Amadou Haya SANOGO » par l’application de la loi d’entente nationale et aux allégations de « séquestration et de viol » d’Aminata SOUMARE par des membres de l’ex-junte militaire. Ainsi, s’agissant de l’affaire Amadou Haya SANOGO, nous porterons notre attention sur 1er les informations reçues et les conclusions provisoires de la CPI sur le crime reprochés, 2e les principaux points de discussions juridiques issus du Rapport de la CPI de 2013 sur la situation au Mali, à savoir : a- Les crimes reprochés sont-ils liés au conflit armé sur le territoire malien ? b- Les crimes reprochés sont-ils des crimes contre l’humanité ?3e les autres questions juridiques importantes soulevées, à savoir : a-La qualification juridique du contexte factuel des affrontements entre « bérets verts » et « bérets rouges » ;
b- La qualification juridique des faits reprochés au regard du droit international, à savoir : i- Le rappel des principes généraux du droit international, ii- La formulation des charges retenues en droit malien et sa compatibilité avec la terminologie du statut de Rome de la CPI, c- Le fait que la loi d’entente nationale n’empêche pas saisine de la CPI de l’affaire Amadou Haya SANOGO, d- Le fait que Amadou Haya SANOGO et les auteurs du dernier coup d’Etat au Mali auraient pu ou dû être jugés pour « crime de coup d’Etat » devant la CPI et la nouvelle Cour Africaine de justice, des Droits de l’Homme et des Peuples ;.4e en conclusion la question de savoir si l’affaire Amadou Haya SANOGO échappe ou non à la justice de la CPI. S’agissant du cas « Aminata SOUMARE », nous porterons notre attention sur les points suivants : 1e le rappel des deux faits marquants de la situation au Mali,2e le rappel des termes de la plainte,3e le droit d’adresser une « communication » au Procureur de la CPI et la possibilité de déclencher une auto-saisine de celui-ci ,4e les critères à évaluer pour savoir s’il ya ou non une base raisonnable pour ouvrir une enquête,5e les critères à remplir pour avoir le statut de victime d’une affaire,6e le rappel de l’objectif central de la stratégie du procureur,7e le viol comme principal crime reproché et son analyse à la lumière du statut de Rome de la CPI, à savoir que : a- le viol est un crime de guerre, d’où la nécessité i- d’en rappeler les critères de définition selon l’article 8 du statut de Rome ,ii- de déterminer concrètement ce qu’il faut démontrer dans le cas d’espèce, b- le viol est un crime contre l’humanité ,ce qui implique i- d’en connaître les critères de définition selon l’article 7 du statut de Rome, ii- de dire ce qu’il faut concrètement démontrer dans le cas en cause.
- Principales caractéristiques de la CPI, saisine par le Gouvernement et bilan de l’enquête sur la situation au Mali
- Rappel des principales caractéristiques de la CPI
Pour l’essentiel, il faut savoir que : 1e la CPI est compétente pour juger les auteurs des quatre crimes suivants, a- le génocide, b- les crimes de guerre, c- les crimes contre l’humanité, et d- le crime d’agression qui n’a été défini qu’en 2010 ; 2e ces crimes sont imprescriptibles en vertu de l’article 29 du statut de Rome, c’est-à-dire que leurs auteurs peuvent être poursuivis et jugés sans aucune limitation dans le temps ;3e la CPI peut être saisie ,soit a- par un Etat partie au statut de Rome, soit b- par le conseil de sécurité de l’ONU au titre du chapitre VII de la Charte, soit c- par le procureur de sa propre initiative mais sous le contrôle de la chambre préliminaire. Il ya également la possibilité pour un Etat non partie au statut de Rome de faire une déclaration de reconnaissance de la compétence de la CPI au cas par cas, en vertu du paragraphe 3 de l’article 12 du statut ; 4e la CPI fonctionne sur la base du principe dit de « complémentarité »,qui signifie que c’est la justice pénale nationale qui a la priorité sur la CPI, en conséquence, celle-ci n’intervient concrètement que dans deux cas : a- soit parce que l’Etat normalement compétent n’a pas la volonté de poursuivre et juger les auteurs des crimes, b- soit parce qu’il se trouve dans l’impossibilité matérielle de le faire.
- La saisine de la CPI par le Mali
Le Mali a signé le statut de Rome le 17 juillet 1998 et a déposé son instrument de ratification le 16 août 2000, y devenant ainsi partie. C’est en cette qualité que le Gouvernement malien a le 18 juillet 2012, déféré la « situation au Mali depuis le mois de Janvier 2012 » à la CPI ; en lui demandant de poursuivre et juger les auteurs des crimes les plus graves commis depuis cette date sur son territoire.il s’agit de violations graves et massives des droits de l’homme et du droit international humanitaire. Celles-ci ont été commises notamment dans la partie Nord du territoire. Du point de vue du Mali, il s’agit de « crimes contre l’humanité » et de « crimes de guerre ». Tirant argument du principe de complémentarité, le Mali a fait appel à la CPI au motif que les juridictions maliennes sont dans l’impossibilité matérielle de poursuivre ou juger les auteurs des crimes.
- Le bilan de l’enquête de la CPI sur la situation au Mali
La CPI a ouvert les enquêtes sur la situation au Mali en Janvier 2013. De cette date à 2021, le bilan semble plutôt mince, puisque seulement deux Maliens sont passés devant la CPI.
C1- Premier cas – l’Affaire Ahmad Al Mahdi
Le 27 Septembre 2016, Al Mahdi a été reconnu coupable du crime de guerre consistant à diriger intentionnellement des attaques contre des bâtiments à caractère religieux et historique à Tombouctou, en Juin et Juillet 2012. Il a été condamné à 9 ans d’emprisonnement. Le 17 Aout 2017, une ordonnance de réparation a été rendue, fixant à 2,7 millions d’Euros la responsabilité d’Al Mahdi au titre des réparations individuelles et collectives à verser à la communauté de Tombouctou. Le représentant légal des victimes dans cette affaire a fait appel de l’ordonnance de réparation.
C2- Deuxième cas- l’Affaire Al Hassan
Le procès de Al Hassan a été ouvert le 14 Juillet 2020, et n’est donc pas encore terminé. Il est accusé1- de crimes contre l’humanité présumés commis à Tombouctou, dans le contexte d’une attaque généralisée et systématique, commis par les groupes armés Ansar Eddine/Al-Qaïda au Maghreb Islamique. « Aqmi »- contre la population civile de Tombouctou et de sa région entre le 1er Avril 2012 et le 28 Janvier 2013, à savoir : torture, viol, esclavage sexuel, autres actes inhumains y compris, entre autres, des actes prenant la forme de mariages forcés, et persécution ; 2e de crimes de guerre présumés commis à Tombouctou, dans le contexte d’un conflit armé à caractère non international ayant eu lieu dans la période de Avril 2012 à Janvier 2013, à savoir torture, traitements cruels, atteintes à la dignité de la personne, condamnations prononcées sans un jugement préalable, rendu par un tribunal régulièrement constitué et assorti des garanties judiciaires généralement reconnues comme indispensables, attaques intentionnellement dirigées contre des bâtiments protégés consacrés à la religion et monuments historiques, viol et esclavage sexuel.
Conclusion : s’il peut paraitre extraordinairement surprenant que d’autres grands criminels ne soient pas épinglés par la CPI après Al Mahdi et Al Hassan, il est important de comprendre que : 1e la CPI marche sur la base du principe de complémentarité et non celui de primauté ; en conséquence , il appartient aux Etats de juger d’abord les crimes internationaux, 2e ce n’est qu’en cas de défaillance de la justice pénale nationale que la CPI intervient, 3e son rôle consiste donc à veiller à ce que les fissures de la justice nationale ne permettent pas de consolider la toile de l’impunité, 4e c’est pourquoi l’objectif prioritaire de la CPI est de cibler les personnes qui portent la plus lourde responsabilité dans la commission des crimes ; son credo est de frapper fort la mémoire et la conscience collectives en prenant les exemples les plus illustratifs et dissuasifs possibles, 5e les affaires qui viennent devant la CPI sont généralement difficiles et compliquées ;les preuves ne sont pas toujours faciles à collecter et établir, ni les responsabilités toujours aisées à situer et prouver, 6e bref, la CPI est un mécanisme indispensable mais lourd et lent à actionner, qui a surtout la hantise de commettre l’« erreur judiciaire»
- La CPI face à l’Affaire Amadou Haya SANOGO et au cas Aminata SOUMARE
- La CPI face à l’Affaire Amadou Haya SANOGO
Il faut savoir que la CPI n’est pas restée totalement muette sur cette affaire. En effet, elle en parle dans son Rapport sur la situation au Mali, établi au titre de l’article 53-1 du statut de Rome, le 16 Janvier 2013.
A1- Informations reçues par la CPI en 2013
Les informations qui ont été reçues par la CPI sur la période de janvier à décembre 2021 sont les suivantes: 1e le 22 mars 2012, un groupe de soldats maliens commandé par le capitaine Amadou Haya SANOGO a renversé le Président sortant, M.ATT, 2e certains crimes se seraient produits à Bamako dans le cadre de conflits au sein de l’armée malienne, 3e les crimes en cause commis dans le cadre d’affrontements au sein de l’armée malienne sont attribués à des membres ou à des partisans de l’ex-junte, 4e affrontements entre les bérets rouges et les bérets verts-paragraphe 87 du rapport : parallèlement aux affrontements armés qui se déroulaient dans le Nord du pays ,un conflit interne a éclaté dans le Sud entre la garde présidentielle, le régiment de commandos parachutistes-RCP – ou les bérets rouges et les membres de l’ex-junte ou les bérets verts, 5e selon des informations fournies par des ONG : a- les responsables du putsch militaire avaient procédé à une vague d’arrestations de dirigeants politiques et de personnes qui auraient participé au contre-putsch avorté du 30 Avril 2012,b- au moins une vingtaine de soldats qui seraient liés au contre putsch auraient disparu, c- d’après des renseignements non confirmés, ces soldats ont été exécutés et enterrés à Diago à une douzaine de kilomètres du camp militaire de Kati, d- pendant plusieurs semaines en Mai 2012, des soldats fidèles à SANOGO avaient infligé les « mauvais traitements systématiques les plus graves » à de simples soldats pris pour cible en raison de leur participation au contre-putsch, 6e les autorités maliennes ont indiqué que les prétendus actes de torture et disparitions forcées des bérets rouges faisaient l’objet d’une enquête à l’échelon national- paragraphe 139 du rapport. Commentaire : force est de reconnaître que, malheureusement, l’enquête s’est terminée en queue de poisson, puisque la procédure judiciaire subséquente normale a été court-circuitée par l’application de la loi d’amnistie dite loi d’entente nationale.
A2- Conclusions provisoires tirées par la CPI en 2013 sur les crimes reprochés
Il ressort du rapport du 16 Janvier 2013 sur la situation au Mali, qu’à cette date, la CPI a tiré les deux principales conclusions provisoires suivantes, à savoir :1e que « malgré l’existence d’un conflit armé sur l’ensemble du territoire malien, les crimes qui auraient été commis dans le cadre des « affrontements entre les bérets rouges et les bérets verts »ne semblent pas liés au conflit armé en cause ».- paragraphe 88 du rapport-commentaire : ce qui veut dire en clair , dans le langage juridique, qu’à ce stade la CPI n’est pas capable de démontrer que les faits reprochés, notamment le meurtre de 21 bérets rouges, et autres allégations d’exactions, constituent des crimes de guerre, 2-qu’à ce stade, la CPI ne dispose pas d’informations suffisantes lui permettant de conclure que les faits reprochés constituent des crimes contre l’humanité, dans la mesure où ils se seraient produits dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique contre la population civile et dans la poursuite de la politique d’une organisation allégation d’une vague d’arrestations de dirigeants politiques et de personnes qui auraient participé au contre-putsch avorté et de mauvais traitements systématiques les plus graves infligés à de simples soldats- paragraphe 132 du rapport. Commentaire : 1e dans la mesure ou la CPI dit ici que cette évaluation peut être revue à l’avenir, la question se pose de savoir si de 2013 à 2021, cette position de la CPI a évolué ou non, et si oui dans quels termes, 2e la compréhension de l’articulation entre crimes de guerre et crimes contre l’humanité peut ne pas être facile pour tout le monde, dans la mesure où elle soulève des points d’interrogation, à savoir que : a- les crimes contre l’humanité sont-ils liés à l’existence d’un conflit armé. NB : selon le droit international coutumier, un tel lien n’est aucunement requis, un crime contre l’humanité peut donc être commis en temps de paix, b- un crime contre l’humanité peut-il être commis à l’encontre de militaires. NB : parfois ce peut être le cas : par exemple, lorsque des militaires sont victimes de crimes de guerre, dont la nature et le caractère systématique en font des crimes contre l’humanité, c- le caractère généralisé ou systématique exclut-il la qualification de crime contre l’humanité à l’encontre d’un fait unique. NB : il est généralement admis que ce n’est pas le cas, dès lorsqu’il présente les autres caractéristiques du crime contre l’humanité, d- la CPI a-t-elle compétence pour juger les crimes de guerre isolés, c’est-à-dire non commis sur une grande échelle. NB : sous réserve d’une interprétation contraire valable de la CPI, celle-ci demeure a priori habilitée à enquêter sur un crime de guerre isolé… A suivre.
Par Dr Salifou FOMBA
Professeur de Droit International à la retraite, Ancien membre et vice-président de la commission du Droit International de l’ONU à Genève, Ancien membre et rapporteur de la commission d’enquête du Conseil de Sécurité de l’ONU sur le génocide au Rwanda ; Ancien Conseiller technique au Ministère des Affaires Etrangères, au Ministère des Maliens de l’Extérieur, au Ministère des Droits de l’Homme et des Relations avec les institutions.
Source: L’Aube