Nuit du 5 au 6 mars 1957. Accra, la capitale de la Gold Coast, est en ébullition. La Cour suprême du pays est exceptionnellement illuminée. Plusieurs dizaines de milliers de personnes sont réunies au Old Polo Grounds, tout près de l’océan Atlantique, pour écouter l’homme qui monte à la tribune. « Le Ghana, votre pays adoré, est libre pour toujours », lance Kwame Nkrumah, ajoutant que cette « indépendance n’a pas de sens à moins de la lier avec la libération complète de l’Afrique ». A minuit, les couleurs de l’Union Jack sont descendues et remplacées par un drapeau comportant trois bandes horizontales, rouge, jaune et verte, frappées d’une étoile noire au centre.
La colonie britannique est renommée Ghana et devient l’un des tout premiers pays d’Afrique subsaharienne – après le Soudan, en 1956 – à recouvrer son indépendance. A 47 ans, Kwame Nkrumah, déjà premier ministre du pays, mais sous la tutelle du gouverneur britannique Charles Arden-Clarke, devient le leader d’un pays souverain. « Il faut prendre conscience dorénavant que nous ne sommes plus un peuple colonisé », poursuit-il dans son discours.
« L’Afrique doit s’unir »
Cette nuit est un accomplissement pour le militant de toujours. Originaire d’un petit village du sud-ouest du pays, Kwame Nkrumah, né en 1909, se destinait initialement à la prêtrise avant de se tourner vers l’enseignement. Son intérêt croissant pour la politique le conduit à poursuivre son cursus universitaire aux Etats-Unis. Durant ses années de formation, il s’imprègne des écrits de Marx, Lénine et Gandhi, mais également du Jamaïcain Marcus Garvey, figure du mouvement « Back to Africa », qui milite pour le retour sur le continent des Afro-Américains. Le jeune Nkrumah rencontre aussi des figures du mouvement panafricain, comme George Padmore ou W.E.B. Du Bois. Son engagement le conduit à devenir président de l’Association des étudiants africains et à se rendre en Angleterre en 1945 où il organise, à Manchester, en octobre, le cinquième Congrès panafricain, qui prône le droit à l’autodétermination des peuples colonisés.
En Afrique, plusieurs partis politiques se créent au sortir de la seconde guerre mondiale en vue d’obtenir l’indépendance. A partir de 1947, la United Gold Coast Convention (UGCC) revendique l’autonomie du pays par des moyens constitutionnels. Nommé secrétaire général du parti, Kwame Nkrumah rentre dans son pays natal. En février 1948, des vétérans de la seconde guerre mondiale manifestent dans les rues de la capitale, Accra, pour réclamer le paiement des pensions auxquelles ils estiment avoir droit après avoir combattu aux côtés des troupes britanniques en Birmanie. La police tire et fait trois morts. Des émeutes éclatent un peu partout dans le pays et l’état d’urgence est déclaré. Brièvement jeté derrière les barreaux, Nkrumah plaide pour l’indépendance immédiate.
Figure de plus en plus populaire dans le pays, il quitte l’UGCC en 1949 pour fonder le Convention People’s Party (CPP). Lorsque des troubles éclatent en 1950, il est condamné à trois ans de prison. Mais, en 1951, le CPP remporte largement les élections générales et Kwame Nkrumah, libéré de prison, devient premier ministre en 1952. Une nouvelle victoire du CPP aux législatives de 1956, où le parti remporte les trois quarts des sièges oblige les autorités coloniales à concéder l’indépendance du pays au sein du Commonwealth.
Après une réforme de la Constitution, Nkrumah deviendra le président du Ghana indépendant et le pays devient officiellement une République le 1er juillet 1960. Ardent partisan du panafricanisme et de l’unité du continent, il participe en 1963 à la création de l’Organisation de l’unité africaine (OUA). La même année, Kwame Nkrumah publie L’Afrique doit s’unir, un ouvrage dans lequel il préconise la création des Etats-Unis d’Afrique. De nombreuses personnalités viennent lui rendre visite au Ghana, comme Martin Luther King ou Mohammed Ali.
« Rédempteur » et autoritaire
Mais l’étoile de Nkrumah commence à pâlir. Celui dont le surnom est « l’Osagyefo » – le « rédempteur » – prend un tournant de plus en plus autoritaire. En 1964, le CPP devient parti unique et Nkrumah, président à vie. Sa politique d’industrialisation, qui passe notamment par la construction du barrage d’Akosombo, se solde par un fort endettement du pays. La corruption est endémique.
La chute des cours du cacao, principale ressource de l’Etat, plonge le Ghana dans la crise au mitan des années 1960. Le mécontentement grandit. Alors qu’il se rend en visite diplomatique en Chine le 21 février 1966, Kwame Nkrumah est renversé à la suite d’un coup d’Etat militaire. Celui qui avait conduit son pays à l’indépendance n’y retournera jamais de son vivant. Il se réfugie alors dans la Guinée de Sekou Touré qui lui offre le statut honorifique de vice-président.
Kwame Nkrumah s’éteint en Roumanie le 27 avril 1972. Sa dépouille est rapatriée de Bucarest dans son village natal, où il repose depuis juillet 1972. En 1992, le président John Rawlings ordonne la construction d’un mausolée, à l’endroit même où, le 6 mars 1957, Kwame Nkrumah prononça son premier discours en tant que premier ministre d’un Ghana indépendant.
Près de cinquante ans après sa mort, l’ancien président demeure une figure populaire dans son pays, mais aussi sur tout le continent. Ses aspérités ont été gommées par les décennies. « Kwame Nkrumah est perçu aujourd’hui comme un dirigeant qui était en avance sur son temps, en poussant, non seulement à l’indépendance du Ghana, mais aussi à la décolonisation et à l’unification de l’Afrique », estime Harcourt Fuller, professeur d’histoire de l’université de Géorgie, aux Etats-Unis, et auteur de Building the Ghanaian Nation-State : Kwame Nkrumah’s Symbolic Nationalism. En 2002, une statue à l’effigie de Kwame Nkrumah a été dévoilée à Addis-Abeba, en Ethiopie, devant le siège de l’Union africaine.
Un véritable marathon. Durant l’été 1960, pas moins de 12 des 54 Etats que compte l’Afrique aujourd’hui deviennent indépendants. Ils seront 17 sur l’ensemble de l’année, s’engageant sur une voie déjà empruntée par d’autres pays comme la Tunisie en 1956, le Ghana en 1957 ou la Guinée en 1958. Après des décennies de domination européenne – voire plus d’un siècle pour l’Algérie qui n’arrachera son indépendance qu’en 1962 –, ces naissances sont des aboutissements, mais plus encore le début d’un long processus pour conquérir pleinement la souveraineté politique, économique et culturelle.
Quel bilan tirer de ces soixante années ? Quels personnages, quels lieux et quels moments demeurent les symboles les plus marquants de ce basculement historique ? A l’heure des commémorations de « l’été des indépendances », Le Monde Afrique a voulu éclairer cette époque charnière d’un continent émergent, à travers des décryptages, des entretiens, des récits ou des reportages, extraits pour beaucoup d’un Atlas des Afriques réalisé en partenariat avec l’hebdomadaire La Vie.