Le Pays : Pourquoi l’initiative opération rue des écrivains ?
Ismaïla Samba Traoré : depuis toujours, en tant qu’éditeur, lorsque nous publions le texte d’un auteur, nous accompagnons la sortie du livre avec un grand portrait de l’auteur (une bâche de 1m/1 comportant la photo de l’écrivain, sa biographie et sa bibliographie). Nous faisons cet exercice non seulement pour le plaisir, mais aussi pour que l’auteur soit réconforté à chaque manifestation littéraire, à chaque déplacement qu’il effectue pour parler de son ouvrage. Cela est important pour nous parce que c’est pour soutenir le travail de promotion littéraire, le travail de post-publication. Ça nous parait important également parce qu’aujourd’hui il faut matérialiser certaines trajectoires, certains types de travaux d’écriture, d’édition de façon à ce que ceux qui portent ces filières, ces activités puissent trouver des supports.
D’exercice en exercice, nous avons développé le principe d’opération rue des écrivains. D’entrée de jeu, ça s’appelait opération rue des écrivains présents. Dans notre esprit, il fallait prendre un peu de hauteur par rapport à notre environnement, se mettre sur la pointe des pieds à défaut de se rehausser encore mieux parce que partout dans le monde les grandes figures reçoivent les rues en baptême. Je connais bien des pays comme la France, la Belgique, le Luxembourg, la Suisse (pour ne parler que de ces pays francophones), les rues portent les noms des grands écrivains.
Tous les secteurs de l’expansion intellectuelle, de l’expansion économique, de l’expansion industrielle, de l’expansion technologique, tous les penseurs du monde occidental, tous les artisans du développement de l’Occident ont reçu des rues en baptême en raison de leur travail.
Dans mon pays, j’ai été surpris de constater que les rues ne sont pas baptisées au nom des résistants, mais plutôt au nom des généraux qui ont fait la conquête coloniale. Je me suis retrouvé à la faveur du festival Etonnant voyageur de mon ami Moussa Konaté à Sikasso, j’ai été surpris, en allant sur certains circuits, de voir les noms des conquérants français à l’entame des rues. Arrivé à destination, j’ai fait part de mon étonnement au gouverneur en lui faisant comprendre que ces rues devraient plutôt porter le nom des résistants et non des conquérants français.
Il y a un paradoxe, la France impériale célèbre ses héros et ces mêmes héros sont célébrés jusque chez nous alors que nous n’avons pas toujours su rendre aux héros de la lutte anticoloniale ou aux grandes figures historiques ce qui leur est dû.
À la fois les grands penseurs que sont les écrivains et toutes ces grandes figures illustres méritent notre reconnaissance. On a estimé qu’on ne peut pas passer à côté du baptême de rue lorsqu’on a tant d’hommes et de femmes qui ont construit, au profit du Mali, des contenus éducatifs, culturels, l’identité intellectuelle. Ce sont leurs écrits qui donnent une image tout à fait importante, à l’étranger, de ce que nous sommes ; c’est leurs regards, leurs écrits, leurs pensées qui permettent aujourd’hui, même aux générations extrêmement appauvries et démunies qui sont aujourd’hui à l’école, de construire dans leur tête les ancrages culturels indispensables.
Le retard observé dans la prise de cette initiative au Mali relèverait-il d’une négligence des hommes de lettres par les autorités de l’État ?
Les hommes de lettres ne sont pas revendiqués à leur juste mesure par notre système de gouvernance, par notre société. Vous entendrez des ministres, des chefs de l’État, toutes générations confondues, citer à l’abondance les grands penseurs étrangers. Les uns et les autres lorsqu’ils ont l’obligation de montrer qu’ils ont une perspective intellectuelle, ils vont citer des auteurs étrangers, en l’occurrence français. Cela constitue une fâcheuse tradition qui continue depuis toujours sous nos yeux. Être dans un schéma de penser comme tel me parait absolument déplorable et infériorisant pour nous.
Quel que soit ce que vous soyez, il faut considérer le peu que vous avez construit comme compétent. Aujourd’hui, entre l’écrivain de renom et le propriétaire de camion d’à côté, c’est ce dernier qui est considéré. Dans notre société, toute l’armature politique publique qui pilote ce pays trouve que le fils ou le représentant du chef du gros village de 8000 ou 4000 habitants est plus important à courtiser qu’un écrivain. Cela, parce que ce fils ou ce représentant, en système électoral, est susceptible d’amener des voix.
Les grands penseurs, les écrivains, les grands communicateurs, tous ceux qui font la pensée dans notre pays sont tout à fait décalés par rapport à ceux qui ont accumulé l’argent sale. Le plus grave, c’est que les garçons du quartier, les jeunes filles du quartier s’amusent à prendre comme modèle ces personnes qui ont su se faire fortune, sachant très bien que leur fortune est nébuleuse, au détriment de l’instituteur qui a du mérite, de l’infirmier qui a énormément de qualité, de tous ces personnages qui portent les valeurs de la solidarité, de l’engagement patriotique, de la générosité, du service rendu aux autres.
Pourquoi cette haine affichée contre les hommes de lettres dans notre pays ?
Je ne dirai pas que c’est une haine. Les hommes de lettres sont juste invisibles. Les autorités ne les voient pas. Ils n’existent pas pour elles. Lorsqu’un ministre arrive aux affaires, qu’il soit de l’éducation, de la culture ou d’un autre domaine, il fera recevoir dans ses locaux un écrivain par quelqu’un d’autre que de le recevoir lui-même puisque ce n’est pas un personnage qui pèse. Il y a une sorte de perversion dans notre pays qui fait que les détenteurs de biens matériels ont écrasé tout le monde.
Revenons à l’opération rue des écrivains, quels sont les critères d’identification des rues qui vont porter le nom des écrivains disparus ?
Lorsque nous disons rue des écrivains, il s’agit d’une opération que nous lançons afin que le principe de baptême des rues soit compris par les gens. C’est une opération lancée par nous, écrivains, afin que les rues qui sont identifiées rue 70, rue 75, rue 80, rue 30, rue 18, etc., puissent perdre ces formes de codification au profit du nom des illustres écrivains. Ces anciennes codifications constituent un anachronisme. On peut trouver toute sorte de systèmes de baptême des rues. C’est ce que nous recherchons.
Ce n’est d’ailleurs pas seulement au nom des écrivains que nous voulons baptiser les rues, mais au nom de tous ceux qui ont contribué d’une façon ou d’une autre à rehausser l’image de ce pays. Tous ceux qui ont donné d’eux-mêmes afin que le Mali soit.
Pensez-vous réellement que cette opération sera un moyen de perpétuation de la figure de ces grands créateurs, patriotes, dans la mémoire collective ?
Absolument ! Pour permettre à un pays effondré comme le nôtre de se réarmer moralement, de se remettre sur pied, de se repenser, de se redresser, d’avancer, il faut absolument des marqueurs. Il ne faudrait pas attendre que l’industrialisation se fasse et soit le socle de la marche en avant d’un peuple. Cette marche est dictée par la culture, au départ et en premier lieu. Ce pays ne manque pas du tout de patrimoines, mais aujourd’hui il faut en ajouter parce que pour que la mémoire soit, il faut absolument savoir ce qui compte pour un pays. On ne va pas mettre des rues au nom des milliardaires.
Pour cette initiative, recevez-vous l’accompagnement des autorités de l’État malien ?
Je n’ai pas reçu un centime de qui que ce soit pour confectionner cette centaine de bâches que j’ai faites. Progressivement, chaque fois qu’on fait un livre, on fait une bâche pour un écrivain. Nous fonctionnons avec les moyens du bord.
Une des caractéristiques de la Sahélienne et du Mouvement Malivaleurs est la capacité d’avancer avec des microbudgets. Chez nous, 15 000 FCFA, 30 000 FCFA constituent un budget. Il nous est d’ailleurs arrivé d’éditer à compte d’éditeur, c’est-à-dire à nos propres frais, des jeunes, des femmes, qui n’avaient jamais eu l’occasion d’être édités.
On ne peut attendre les institutions sinon il n’y aura pas de Mali. Dans ce pays, la politique du livre et du manuel scolaire est considérablement soutenue par les partenaires canadiens qu’il faut énormément saluer.
En cette année 2019-2020, l’État est confronté à énormément de difficultés : les questions sécuritaires et de défense sont absolument incontournables et s’il était question de contribution des citoyens, nous, nous allions puiser dans nos maigres ressources pour donner notre part. Il ne faut pas désosser un corps malade sous prétexte qu’il y a un cancer qu’on n’arrive pas à identifier parce que le corps a besoin des os pour se redresser et non pas la chair.
Aujourd’hui, il faut que l’État fasse très attention, car les budgets sont vidés au profit des questions de défense et de sécurité. C’est absolument nécessaire et stratégique. Mais une fois les questions de défense et de sécurité réglées, il restera à voir qu’est-ce qu’il y a dans la tête des citoyens, si on ne s’interroge pas sur leur fonctionnement en milieu rural et urbain, tout sera faussé. Si on n’a pas financé simultanément l’éducation, l’école en faisant en sorte que les livres arrivent entre les mains des élèves, que l’école continue à rester debout, que le système éducatif reste debout en dépit de ces grandes perturbations, que des financements soient mis à la disposition du système éducatif, que des bibliothèques soient reconstituées afin que l’école ne repose pas seulement sur le bavardage du maître, que l’enfant puisse avoir d’autres références après ou pendant le cours, si l’édition n’est pas subventionnée et soutenue, si la bibliothèque n’est pas subventionnée et soutenue, si les écrivains ne sont pas soutenus dans leur travail de créativité, tout sera raté.
Nous écrivains, nous ne sommes pas des personnages étranges dans la grande galerie des personnages du Mali, nous sommes des géants qui permettent de maintenir le feu sacré.
Réalisée par Fousseni TOGOLA