« Les djihadistes font la loi maintenant », m’a dit un vieil homme. « Le jour même où a pris fin l’opération menée par la France, les islamistes étaient de retour dans les villages », a précisé un autre, faisant référence à l’intervention militaire mise en place en avril près de la frontière entre le Mali et le Burkina Faso.
L’efficacité du recrutement par les djihadistes et l’attrait qu’ils suscitent auprès de nombreux villageois attestent de l’insuffisance des opérations militaires pour en venir à bout. Le nouveau président français, Emmanuel Macron, devra garder cette réalité à l’esprit lorsqu’il se rendra au Mali vendredi.
Saluée comme un succès militaire, la mission déployée par la France dans le nord du Mali en 2013 avait mis fin à l’occupation de la région par des séparatistes Touaregs et des islamistes armés affiliés à Al-Qaeda. Mais depuis 2015, les attaques visant les forces maliennes et les abus perpétrés par des groupes liés à Al-Qaïda se sont étendues aux régions du centre du Mali, auparavant stables, et même au-delà des frontières, l’année dernière, jusqu’au Burkina Faso.
Depuis 2015, j’ai mené des entretiens avec des dizaines de témoins et de victimes de violations des droits humains dans le centre du Mali. Ils m’ont décrit de quelle manière, au cours des derniers mois, des groupes de combattants islamistes – comptant parfois jusqu’à une cinquantaine de membres – ont fermé les écoles, interdit aux femmes de circuler à bord de motos conduites par des hommes autres que leurs maris et imposé leur version de la charia. « Des jours durant, nous célébrions mariages et baptêmes, en chantant et en dansant tous ensemble ; mais plus aujourd’hui », a constaté un habitant.
Ceux qui sont accusés d’être des informateurs à la solde du gouvernement malien sont souvent retrouvés morts. Depuis 2015, les islamistes ont exécuté au moins 40 hommes en détention, y compris des chefs de village et des responsables locaux. Certains ont été assassinés devant leurs propres familles. Plusieurs personnes ont affirmé avoir subi de fortes pressions afin que l’un de leurs fils rejoigne les rangs des islamistes.
Cependant, autant de villageois m’ont dit qu’ils se félicitaient de la présence des islamistes dans le centre du Mali, les considérant comme une alternative positive à un État qui est, à leurs yeux, l’incarnation d’une gouvernance abusive et corrompue. Beaucoup se sont emportés devant moi, relatant les abus dont l’armée malienne se serait rendue coupable dans le cadre de ses opérations antiterroristes, notamment des arrestations arbitraires, des actes de torture et des exécutions.
Depuis la fin 2016, j’ai documenté les allégations d’exécutions extrajudiciaires de 12 détenus par des militaires, la plus récente remontant à début mai, ainsi que la disparition forcée de plusieurs autres. Des villageois m’ont rappelé les circonstances dans lesquelles des militaires ont détenu et abattu trois membres de la même famille en janvier. « Nous avons entendu des coups de feu au loin », a raconté un témoin. « J’ai suivi les traces de pneus laissées par le véhicule de l’armée avant de trouver les corps de nos proches dans une fosse commune. » Cette semaine, j’ai reçu un courriel désespéré du frère d’un homme qui avait contraint, le 3 février dernier, de monter à bord d’un pickup blanc par un homme en uniforme : « Nous n’avons rien entendu ; nous avons cherché partout », m’écrit son frère.
Malgré une amélioration de leur comportement ces dernières années, les autorités maliennes n’ont manifesté aucun empressement à enquêter sur les membres des forces de l’ordre accusés de violations.
Les villageois m’ont expliqué que les islamistes, eux, parviennent justement à leurs fins en instrumentalisant les frustrations nées de ces abus commis par les forces de l’ordre, mais aussi de la pauvreté, des actes de banditisme répétés, des rivalités locales au sein des tribus peules, et surtout de la corruption.
« Les djihadistes parlent beaucoup de la corruption (…), de la manière dont les autorités nous pillent, nous torturent et nous font souffrir », a expliqué un sage. « Honnêtement, ils n’ont pas besoin d’insister beaucoup pour recruter les jeunes. »
Les villageois ont également déclaré que les islamistes comblent progressivement les insuffisances de l’Etat. Ils ont salué les efforts des islamistes pour enquêter sur les vols de bétail et réprimer ces actes, y compris en exécutant les responsables. D’autres ont loué les décisions prises en vertu de la charia en faveur de victimes de violences domestiques ou d’abandon par leur conjoint. Des chefs de clan des ethnies Bambara (sédentaire) et Peul (pastorale) ont salué les efforts déployés par les islamistes fin 2016 pour résoudre des conflits fonciers meurtriers, qui ont selon eux considérablement atténué les violences communautaires dans certaines régions.
« Nous en avons marre de payer des pots de vin à chaque fois que nous croisons un homme en uniforme ou un fonctionnaire d’État », a expliqué un villageois. « Les islamistes font tout sans demander d’impôt ou d’argent, ou nous prendre une de nos vaches. »
Ce sont la corruption, la mauvaise gouvernance et la conduite répréhensible des forces de l’ordre qui ont précipité le spectaculaire effondrement du Mali en 2012. Il revient bien entendu avant tout au gouvernement malien de résoudre cette situation. Mais la stratégie française au Mali et dans l’ensemble du Sahel visant à mettre fin au soutien croissant dont bénéficient les groupes islamistes armés ne sera couronnée de succès qu’en aidant Bamako à extraire le Mali de ce bourbier qui ne fait qu’empirer. Les opérations militaires, y compris celles appuyées par la France, ne suffiront pas à elles seules.
Lorsque le président Emmanuel Macron se trouvera au Mali vendredi, il devrait exhorter le gouvernement à professionnaliser ses forces de l’ordre et à les tenir pour responsables de leurs actes, à revitaliser un système judiciaire moribond et à prendre des mesures concrètes contre la corruption endémique. Renforcer les institutions affaiblies de l’État de droit au Mali est une tâche complexe, mais aucune stratégie de lutte antiterroriste ne saurait être couronnée de succès sans en passer par là.
Corinne Dufka
Directrice adjointe, Afrique de l’Ouest