La transition pourrait établir de nouveaux standards pour le long terme.
Cet article a initialement été publié sur le site de l’Institut d’études de sécurité (ISS)
Le 26 septembre, des centaines de femmes maliennes, et quelques hommes, ont manifesté à Bamako contre la banalisation des violences faites aux femmes. La manifestation faisait suite à des allégations de violences conjugales impliquant un célèbre artiste malien.
L’affaire a éclaté tout juste deux mois avant le 25 novembre, journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes. Cette affaire, qui est maintenant devant la justice, a mis en lumière un fléau qui touche l’ensemble de la société et qui est souvent passé sous silence en raison de normes sociales profondément ancrées, de discours religieux, et du peu de courage de l’élite politique face à une question qui divise tant.
Les données officielles sur les violences faites aux femmes sont rares au Mali, et les chiffres spécifiques sur la violence domestique et conjugale encore plus. Cela témoigne de la faiblesse des capacités statistiques du pays dans tous les domaines. Mais c’est aussi un indicateur de la faible importance accordée aux questions touchant les femmes, à commencer par les violences sexistes.
Le peu de données disponibles, y compris par le biais des mécanismes de suivi de la protection humanitaire, met l’accent sur les violences sexuelles et sexistes liées aux conflits. Cette dimension est importante, au vu de la crise multidimensionnelle qui touche le centre et le nord du pays, mais le problème des violences faites aux femmes va bien au-delà.
Dans une interview réalisée en 2017, Bouaré Bintou Founé Samaké, alors présidente de la section nationale de Women in Law and Development in Africa, indiquait que 85 % des cas de violences faites aux femmes documentés par l’ONG relevaient du cadre familial. Mme Bouaré fait désormais partie du gouvernement de transition en tant que ministre de la Promotion de la femme, un nouveau rôle qui offre de nouvelles perspectives pour faire changer les choses.
Malgré les appels répétés à la réforme, peu de progrès ont été réalisés pour améliorer les conditions de vie et les droits des femmes
En 2018, une enquête démographique et de santé menée par l’Institut national de la statistique du Mali révélait qu’une Malienne sur deux âgées de 15 à 49 ans avait déjà subi des violences physiques ou sexuelles. Le même nombre de femmes a également fait face à des violences émotionnelles, physiques et/ou sexuelles lors d’une rupture. D’après la même enquête, 79 % des femmes et 47 % des hommes estiment normal et justifiable la violence conjugale envers les femmes.
Les organisations de femmes ont toujours dénoncé l’ampleur de cette pratique aux formes diverses. Malgré leurs appels répétés aux réformes, peu de progrès ont été réalisés pour améliorer le cadre national de protection de la vie et des droits des femmes.
En 2019, un avant-projet de loi contre les violences faites aux femmes, émanant des organisations de femmes et d’autres organisations de la société civile, n’a pas été adopté, notamment à cause des pressions exercées par de puissants groupes religieux. Pour beaucoup, ce rejet avait un goût de déjà-vu : en 2009, l’Assemblée nationale avait adopté un code de la famille qui tendait vers une amélioration des droits des femmes et plus d’égalité des sexes. Mais cette loi n’a jamais été promulguée par l’exécutif.
Au lieu de cela, les pressions exercées par les groupes religieux ont conduit l’administration de l’ancien président Amadou Toumani Touré à renvoyer le texte devant l’Assemblée. La version signée par l’exécutif deux ans plus tard évacuait toutes les dispositions progressistes pour les droits des femmes.
La manifestation du 26 septembre 2020 a relancé un débat ancien sur les facteurs sociétaux qui excusent les violences faites aux femmes, et le vide juridique qui protège les auteurs de ces actes. Si le débat fut de courte durée, il a offert aux autorités de transition l’opportunité de faire ce qui est juste.
En 2019, un avant-projet de loi relatif à la violence contre les femmes n’a pas été adopté, en partie à cause des pressions exercées par des groupes religieux
Le 1er octobre, la Charte de la transition a été promulguée, réorientant l’attention du public sur l’organisation et les priorités de la transition de 18 mois qui a suivi le coup d’État du 18 août. Compte tenu de la complexité de la crise à laquelle le pays est confronté et du délai limité de la transition, il a fallu faire des choix, et la question des inégalités hommes-femmes n’a pas été retenue parmi les six priorités de la feuille de route.
Elle reste néanmoins un domaine où la transition peut faire le plus de différence à moindre coût, en adoptant des politiques et des lois attendues de longue date et visant à améliorer la sécurité de millions de femmes et de filles. Pour cela, il faut que les autorités de transition aient le courage politique de porter un agenda d’égalité et de justice sociale qui a l’habitude de se heurter aux résistances de forces conservatrices influentes.
La nomination d’un gouvernement de transition composé à 84 % d’hommes par un triumvirat exclusivement masculin a suscité des critiques en octobre. Elle contrevenait en effet à l’obligation légale établie par une loi de 2015 d’inclure au moins 30 % de chaque sexe dans toute nomination à des postes publics.
Suite à ces réactions négatives, le gouvernement de transition a fait de l’inclusion systématique des femmes une exigence pour tous les groupes qui doivent être représentés au sein du Conseil national de transition (CNT).
Les propositions de justice sociale et de défense des droits des femmes suscitent la résistance de puissantes forces conservatrices
Cela signifie que, malgré les désaccords sur les modalités de sa composition, le CNT comprendra certainement une proportion de femmes plus élevée que n’importe quelle législature précédente dans l’histoire du Mali. C’est là une occasion unique de mettre sur la table les questions touchant les femmes, y compris l’adoption d’une loi qui condamne les violences faites aux femmes.
Cela dit, plus de femmes à la législature ne signifie pas que la législation nationale s’attaque davantage aux inégalités hommes-femmes. Pour porter efficacement ces questions, les femmes présentes au CNT devront avoir une vision et de la détermination, se soutenir mutuellement et bénéficier du soutien des organisations féminines et d’hommes alliés à leur cause, aussi bien au sein qu’en dehors du CNT et du gouvernement.
En l’absence d’une loi spécifique contre les violences faites aux femmes, les possibilités dont disposent les victimes pour réclamer justice sont limitées. D’autant plus que la société applique un lourd tribut de stigmatisation à celles qui osent parler. De surcroît, aucun facteur dissuasif ne va à l’encontre des auteurs de violences. L’adoption d’une loi constituerait une avancée significative pour combattre l’impunité, mais cela ne suffira pas.
La mise en place de mesures d’application concrètes sera nécessaire, y compris dans les zones rurales souvent négligées. Ces mesures devront faire l’objet d’une large communication, afin d’informer les femmes de leurs droits. Leur application par le personnel de la justice et de la sécurité nécessitera un leadership et une impulsion politiques clairs. Cela devra notamment passer par des changements de culture profonds au sein d’institutions qui ont toujours minimisé les violences faites aux femmes en les qualifiant de problèmes « privés ».
De tels changements ne seront possibles que si la volonté politique d’améliorer la sécurité, le statut et les conditions de vie des femmes reste forte. La période de transition pourrait marquer un tournant à cet effet, et commencer à mettre en place des standards plus élevés qui s’imposeront aux gouvernements ultérieurs.
Un moyen efficace pour les autorités de transition de démontrer cet engagement est de donner l’exemple pour ce qui est de la participation des femmes dans tous les domaines du service public. Cela implique de respecter l’exigence minimale de 30 % dans les nominations pendant toute la période de la transition, et d’inscrire cette exigence de manière incontournable dans le cadre électoral révisé.
Mais il faut aller encore plus loin, en revoyant les pratiques de recrutement de l’administration publique pour accroître la présence des femmes et leur offrir de meilleures perspectives de carrière. L’adoption de mesures pour améliorer l’accès des filles à une éducation de qualité qui ne se limite pas au primaire mais les prépare à assumer des postes à haute responsabilité sera également nécessaire.
En définitive, il faudra plus qu’une loi pour lutter contre les violences faites aux femmes au Mali. Cela exigera de faire évoluer le regard que la société porte sur les femmes. S’il est vrai que les violences faites aux femmes sont l’expression des déséquilibres structurels de pouvoir entre les femmes et les hommes, un meilleur accès à l’éducation pour les filles, davantage de possibilités d’activités génératrices de revenus pour les femmes, ainsi qu’une meilleure représentation des femmes dans tous les domaines des secteurs public et privé, y compris aux postes de direction, ne peuvent qu’aider.
Ornella Moderan, cheffe de programme, Sahel, ISS Bamako
Source : Benbere