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Human Right Watch : lettre au Président élu Keita

Ibrahim boubacar keita campagne presidentielle 2013  offciel rpm sebenikoro bourgeoisSon Excellence Ibrahim Boubacar Keita
Président élu
Bamako
République du Mali

Objet : Prise en compte des questions de droits humains pendant votre présidence

Votre Excellence,

Human Rights Watch est une organisation internationale indépendante qui surveille le respect des droits humains dans plus de 90 pays à travers le monde et en rend compte dans des rapports. Nous vous adressons le présent courrier pour vous présenter nos félicitations pour votre élection et votre investiture prochaine en tant que président du Mali, et pour vous encourager vivement à prendre des mesures rapides, concrètes et significatives pour faire face aux défis très préoccupants en matière de gouvernance et de droits humains dont vous avez hérité.

Comme vous le savez, les problèmes auxquels est confronté le Mali incluent une culture de l’impunité, une primauté du droit affaiblie, une corruption endémique, l’indiscipline dans les services de sécurité, des tensions ethniques et une pauvreté accablante. En effet, des années de dégradation des principales institutions chargées de veiller à la primauté du droit sont à l’origine de la crise récente du Mali.

Les dirigeants maliens et la communauté internationale ont largement fermé les yeux sur les signes de perturbation : scandales de corruption impliquant l’aide au développement, progrès insuffisants sur les principaux droits économiques comme l’éducation et la santé, criminalité latente dans les institutions étatiques et indicateurs de développement à la traine. Le système judiciaire du Mali, qui aurait pu atténuer certains des abus, a été particulièrement privé de ressources et, dans certains cas, manipulé, ce qui a compromis l’indépendance et l’impartialité de la justice.

Nous vous demandons instamment d’inverser ces tendances en faisant preuve d’un leadership déterminé et en vous attaquant de front aux dynamiques qui ont conduit le Mali au bord de l’effondrement. Ceci devrait inclure :

  • une stratégie globale, annoncée publiquement, visant à stopper et sanctionner les abus commis par les membres des forces de sécurité ainsi que la corruption pratiquée par les fonctionnaires ;
  • le renforcement du système judiciaire et la garantie de poursuites judiciaires pour les abus graves commis pendant le récent conflit armé ;
  • l’établissement d’un mécanisme de recherche de la vérité post-conflit représentatif et digne de foi, et
  • l’adoption de mesures concrètes pour éradiquer la corruption endémique.

Les actions que vous prendrez – ou ne prendrez pas – en tant que futur président du Mali pourraient conduire à une période de plus grand respect des droits humains ou à une résurgence du statu quo à l’origine de la récente crise politico-militaire.

Nous accueillons positivement vos récentes déclarations promettant de faire face à bon nombre de ces problèmes et nous sommes conscients des nombreux défis qui vous attendent. Plus spécifiquement, nous demandons instamment à votre gouvernement d’agir pour apporter des améliorations dans les domaines suivants :

Détermination des responsabilités et renforcement du système judiciaire
Des crimes de guerre et d’autres abus graves ont été commis par toutes les parties pendant le récent conflit armé du Mali. Ces abus comprennent l’exécution sommaire de 153 soldats maliens à Aguelhok ; les vols et pillages généralisés et les violences sexuelles perpétrés par le Mouvement national pour la libération de l’Azawad (MNLA) ; le recrutement et l’utilisation d’enfants soldats, les exécutions, les flagellations, les amputations et la destruction de sanctuaires religieux et de sites culturels commis par les groupes islamistes armés ; et les exécutions sommaires, la torture et les disparitions forcées perpétrées par les soldats de l’armée malienne.

La feuille de route pour déterminer les responsabilités n’est pas claire. L’implication de la Cour pénale internationale et les multiples enquêtes ouvertes par les autorités maliennes nous semblent des points encourageants. Cependant, l’accord de Ouagadougou du 18 juin 2013 prévoyait la libération d’un prisonnier et d’autres dispositions faisant apparaître une ambiguïté quant à savoir si les auteurs de crimes graves seront traduits en justice de manière appropriée.

Entre-temps, des années de négligence et de mauvaise gestion au sein du système judiciaire malien ont conduit à des insuffisances frappantes et ont compromis les efforts pour s’attaquer à l’impunité des auteurs de toute catégorie de crimes. Des affectations budgétaires manifestement inadaptées pour le système de justice pénale ont entraîné de graves pénuries dans le personnel judiciaire, notamment dans le personnel en charge de représenter les indigents, et ont abouti à une infrastructure et des ressources insuffisantes.

Couplées à une conduite non professionnelle et des pratiques de corruption, les pénuries du système judiciaire ont contribué à la généralisation des abus en matière de droit à une procédure régulière. Il existe une insuffisance de personnel du système judiciaire, notamment de procureurs, d’avocats commis d’office et de greffiers, et de lourdes contraintes logistiques, comme le manque d’ordinateurs, de photocopieurs et de véhicules pour transporter les prisonniers et les témoins au tribunal. En raison de l’incapacité des tribunaux à juger les affaires de manière appropriée, des centaines de prisonniers sont maintenus en détention préventive prolongée, bien souvent dans des prisons et des centres de détention surpeuplés. L’aide au développement destinée au système judiciaire a été mal utilisée et mal gérée, entravant les efforts de réforme.

Pour lutter contre l’impunité et améliorer le système judiciaire, il conviendrait, entre autres, de :

  • Ouvrir des enquêtes et traduire en justice rapidement les personnes responsables, dans tous les camps, des violations du droit international humanitaire et des droits humains qui ont eu lieu au cours des 18 derniers mois.
  • S’assurer que le ministère de la Justice bénéficie d’un soutien suffisant pour faire face aux insuffisances du système de justice pénale, qui compromettent l’accès à la justice pour les victimes et privent les accusés de leur droit à un procès équitable.
  • Garantir une sécurité adéquate pour les juges qui traitent des dossiers sensibles, notamment ceux impliquant des crimes présumés commis par des militaires ou des membres de groupes islamistes armés, ou concernant des affaires de corruption.
  • Veiller à ce que la Commission nationale des droits de l’Homme du Mali, mandatée pour enquêter sur les atteintes aux droits humains, soit entièrement opérationnelle et financée, et soit autorisée à fonctionner de manière indépendante, conformément aux Principes des Nations Unies relatifs au statut des institutions nationales (les Principes de Paris).

Abus commis par les forces de sécurité de l’État
Des membres des forces de sécurité maliennes ont été impliqués dans de nombreux abus graves pour lesquels ils ont bénéficié d’une impunité quasi-totale. Alors que le manque de responsabilisation est un problème de longue date au Mali, le coup d’État de 2012 a semblé apporter une nouvelle dégradation de la discipline dans les rangs des forces armées.

De nombreux abus ont été commis contre des personnes détenues par les militaires. Human Rights Watch s’est entretenu avec plus de 100 détenus accusés d’avoir soutenu les groupes armés dans le nord et de nombreux autres témoins d’abus graves commis par des militaires maliens depuis le début de l’offensive menée par les Français pour reprendre possession du nord du Mali en janvier 2013. Au cours de cette période, nous avons documenté 24 exécutions sommaires, 11 disparitions forcées et plus de 50 cas de tortures ou de mauvais traitements de rebelles islamistes suspectés et de collaborateurs présumés. Les détenus ont décrit les mauvais traitements suivants : passages à tabac, coups de pied et strangulation, brûlures avec des cigarettes, des briquets, des bougies ou du papier allumé, injection ou ingestion forcée d’une substance caustique, simulacres de noyade, chocs portés à la tête contre des murs et des voitures, et, dans quelques cas, probables chocs électriques. Les abus que nous avons documentés ne semblent pas avoir été systématiques, cependant certains ont été commis en présence d’officiers de l’armée qui n’ont rien fait pour y mettre fin.

D’autres personnes ont subi des abus, y compris des membres des forces de sécurité eux-mêmes, notamment en mai 2012 lorsque les forces fidèles au leader du coup d’État, le capitaine Sanogo, ont organisé la disparition forcée d’au moins 21 soldats prétendument liés à un contre-coup d’État mené le 30 avril et ont commis des actes de torture et d’autres abus contre des dizaines d’autres soldats. Des fidèles de Sanogo ont aussi été impliqués dans l’enlèvement, le passage à tabac et l’intimidation de plusieurs journalistes maliens.

Le gouvernement malien et le haut commandement militaire ont montré des signaux mitigés concernant les abus, tantôt en les niant catégoriquement, tantôt en promettant de poursuivre en justice les auteurs présumés. Cependant, quasiment aucun de ces abus n’a fait l’objet d’une enquête et de poursuites appropriées, malgré les nombreuses preuves. La récente promotion du capitaine Sanogo au rang de lieutenant général est un affront flagrant pour les victimes des abus et envoie le mauvais signal aux potentiels responsables d’abus.

Pour que le Mali soit reconnu comme une démocratie respectueuse des droits, il est crucial que le gouvernement impose une discipline à ses militaires, traduise en justice les responsables des abus et fasse en sorte que les forces de sécurité remplissent leur mandat pour protéger tous les Maliens. Le nouveau gouvernement doit agir rapidement pour poursuivre les récents efforts de certains fonctionnaires du ministère de la Défense, de l’Union européenne, de la France et d’autres gouvernements pour professionnaliser et réformer le secteur de la sécurité. Le fait de ne pas mettre à profit cette opportunité pourrait non seulement encourager les militaires à commettre des abus incessants, mais pourrait aussi menacer la transition démocratique du Mali.

Nous vous demandons instamment de :

  • Sanctionner ou poursuivre en justice, conformément aux normes internationales de procès équitable, les membres des forces de sécurité impliqués dans des abus graves, quel que soit leur rang ou leur position, y compris ceux assumant la responsabilité du commandement pour ne pas avoir empêché ou fait condamner ces crimes.
  • Établir une plus grande transparence et une surveillance fiscale des dépenses militaires.
  • Mettre en place une ligne téléphonique d’assistance 24 h/24, gérée par des civils et gendarmes, pour que les victimes et les témoins puissent signaler des actes criminels et d’autres abus commis par le personnel des services de sécurité.

Mécanisme de recherche de la vérité et de réconciliation
Human Rights Watch est depuis longtemps en faveur d’un mécanisme de recherche de la vérité au Mali pour plusieurs raisons. Tout d’abord, cela pourrait mettre en lumière des atrocités sous-exposées commises pendant les précédents conflits armés, notamment celles subies par les populations dans le nord. En second lieu, cela pourrait conduire à l’exploration des facteurs à l’origine de la crise malienne aux multiples facettes, y compris la négligence de l’État, la mauvaise gouvernance et la corruption endémique. En troisième lieu, cela pourrait permettre d’étudier les dynamiques aboutissant aux tensions communautaires et ethniques qui se sont aggravées au cours de l’année passée et qui menacent d’exploser à nouveau. Enfin, cela pourrait déboucher sur des recommandations en vue de prévenir une répétition des violations passées et d’améliorer la gouvernance.

Même si nous reconnaissons l’importance de l’établissement en mars 2013 de la Commission dialogue et réconciliation, nous pensons que son efficacité jusqu’à présent a été amoindrie par le mandat mal défini et les problèmes dans le processus de sélection des commissaires, qui a manqué de concertation suffisante avec un large éventail de parties prenantes. Alors que le mandat et les pouvoirs de la commission semblent limités pour promouvoir la réconciliation, certains Maliens ont fait campagne en faveur d’une commission qui pourrait s’attaquer à la question de l’impunité pour les abus, notamment avec l’inclusion de dispositions pour recommander que des poursuites soient engagées contre des individus donnés. En effet, même si les commissions de recherche de la vérité peuvent répondre aux besoins des victimes et des communautés bien mieux que les mécanismes de la justice, elles constituent à elles seules une réponse insuffisante aux graves violations des droits humains.

Le processus hâtif de sélection « imposée d’en haut » des commissaires – désignés par le gouvernement par intérim – risque d’être perçu comme servant des intérêts particuliers. La sélection et la nomination au sein d’un tel organisme sont particulièrement sensibles et devraient être le résultat d’un processus consultatif global pour examiner le mandat, la composition et les pouvoirs de la commission. Pour soutenir l’impartialité réelle et perçue, certaines commissions ont inclus des membres internationaux.

Pour garantir une commission davantage caractérisée par l’ouverture, nous vous recommandons de :

  • Revoir la composition de la Commission dialogue et réconciliation par le biais d’un processus de sélection largement consultatif impliquant les membres de la société civile, les associations de femmes, les partis politiques, les syndicats, les associations de victimes, la diaspora, les leaders religieux et les forces de sécurité, entre autres.
  • Soumettre les commissaires proposés à des audiences de confirmation publiques, afin de garantir l’indépendance et l’impartialité de la commission.
  • Vous engagez à intégrer la commission dans des efforts plus larges pour établir la vérité et déterminer des responsabilités, y compris la justice pour les crimes graves.

Corruption et respect des droits économiques et sociaux
Nous accueillons favorablement votre engagement d’adopter une approche de tolérance zéro vis-à-vis des pratiques de corruption mises en place par les fonctionnaires du gouvernement. Les pots-de-vin et la corruption restent endémiques à tous les niveaux du gouvernement. Beaucoup de Maliens avec qui nous nous sommes entretenus ont décrit l’impact de la corruption sur leur vie et la vie de leurs enfants, et ont désigné la détermination des responsabilités pour les crimes économiques comme le défi le plus important à venir. Les pratiques de corruption et la mauvaise gestion manifeste des recettes empêchent les Maliens d’accéder aux soins de santé de base, à l’éducation et à d’autres droits économiques.

Pour renverser cette situation, nous vous demandons instamment de :

  • Développer une politique publique globale et un plan anti-corruption visant à sanctionner et poursuivre en justice les fonctionnaires, à tous les niveaux, responsables de corruption et de l’utilisation des fonds de l’État à des fins d’enrichissement personnel.
  • Présenter des mesures spécifiques pour améliorer la transparence à tous les niveaux du gouvernement, notamment la supervision financière de l’utilisation des fonds publics.
  • Encourager le parlement à renforcer la législation sur la déclaration de patrimoine afin que les hauts fonctionnaires du gouvernement, les membres du parlement et les dirigeants des entreprises publiques soient obligés de déclarer publiquement tout leur patrimoine personnel à leur prise de fonction et à leur départ.
  • Mettre en place un organisme anti-corruption entièrement indépendant et bien financé, habilité à mener des enquêtes, convoquer et traduire en justice les fonctionnaires impliqués dans des pratiques de corruption.
  • Garantir l’accès public aux rapports du vérificateur général.

Les dernières élections au Mali constituent pour les Maliens une véritable opportunité pour lutter contre certains des problèmes chroniques à l’origine de la récente crise en matière de politique, de sécurité et de droits humains dans le pays. Nous espérons que les actions que vous et votre gouvernement prendrez introduiront les mesures nécessaires pour faire face aux problèmes de droits humains chroniques qui ont mis à mal les droits civils, politiques, sociaux et économiques des Maliens pendant des années. Human Rights Watch se tient prêt pour soutenir les efforts de votre gouvernement pour renforcer la primauté du droit et garantir la détermination des responsabilités en matière d’atteintes aux droits humains.

Veuillez agréer, Votre Excellence, l’expression de ma haute considération.

Ken Roth
Directeur exécutif de HRW
Human Rights Watch

Babatunde Olugboji
Directeur adjoint des Programmes
Human Rights Watch

Corinne Dufka
Chercheuse senior
Human Rights Watch

Copie à :
M. Bert Koenders, Représentant spécial du Secrétaire général
S.E. M. Gilles Huberson, ambassadeur de France au Mali
S.E. Mme Mary Beth Leonard, ambassadrice des États-Unis au Mali
M. Richard Zink, Chef de la Délégation européenne au Mali
S.E.M. Louis de Lorimier, ambassadeur du Canada au Mali
S.E. Kadré Désiré Ouedraogo, Président de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO)
S.E. M. Pierre Buyoya, Représentant spécial de la Présidente de la Commission de l’Union africaine
M. Said Djinnit, Représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies pour l’Afrique de l’Ouest.

Source: HRW

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