Le 5 septembre 2021, le colonel Mamady Doumbouya prenait le pouvoir par les armes en Guinée, renversant en quelques heures le régime du président Alpha Condé, devenu la cible de virulentes critiques après sa réélection contestée à un troisième mandat.
Depuis lors, un vent nouveau souffle à Conakry. Dans l’objectif de mettre en place une transition inclusive et apaisée, l’officier supérieur à la tête du Comité national pour le redressement et le développement (CNRD) a engagé une vaste concertation nationale avec les forces vives de la nation. Les principaux leaders politiques, chefs religieux et acteurs de la société civile défilent au Palais du peuple pour lui présenter suggestions et doléances. Un processus dont on ignore encore l’issue.
Beaucoup de ces protagonistes en conviennent – et c’est aussi l’avis d’une bonne partie de la communauté internationale –, la Guinée souffre depuis son indépendance en 1958 d’une maladie chronique : l’impunité des responsables de violations des droits humains. En effet, quel que soit le régime, le pays s’est révélé incapable de faire juger les auteurs des plus graves exactions.
En 2010, l’élection d’Alpha Condé, opposant historique autrefois emprisonné, laissait espérer l’ouverture d’une nouvelle ère. Le temps de l’impunité était révolu, avait-il annoncé. Les crimes de masse allaient désormais être jugés, à commencer par ceux commis le 28 septembre 2009, dont les auteurs étaient parfaitement identifiés.
Le terrible massacre du 28 novembre 2009
Rappelons que, le 28 septembre 2009, un meeting de l’opposition avait tourné au drame dans la capitale guinéenne. Alors qu’une foule d’opposants s’était réunie dans le stade de Conakry pour manifester contre la candidature à l’élection présidentielle du capitaine Moussa Dadis Camara, chef de la junte au pouvoir – le Conseil national pour la démocratie et le développement (CNDD) –, les forces de sécurité avaient réprimé brutalement le rassemblement.
Au cours de ces évènements, connus comme le « massacre du 28 septembre », au moins 156 personnes ont été tuées, 109 femmes ont été victimes de viols et d’autres violences sexuelles, y compris de mutilations sexuelles, tandis que des centaines de personnes ont subi des actes de torture ou des traitements cruels, inhumains ou dégradants. Pendant plusieurs jours, des arrestations et des détentions arbitraires ainsi que des actes de pillage ont également été pratiqués.
La Commission d’enquête internationale aussitôt créée par le secrétaire général des Nations unies d’alors, Ban Ki-moon, en vue d’établir les faits et les circonstances des évènements en cause, a considéré dans son rapport de décembre 2009 que le nombre des victimes de ces atrocités, pouvant être qualifiées de crimes contre l’humanité, est très probablement plus élevé que ne l’indique le bilan officiel.
L’interminable attente d’un procès
Qui sont les auteurs de ces violations ? Une enquête pénale a été ouverte et conduite par des juges d’instruction entre 2012 et 2017. Au total, 13 personnes ont été mises en examen et renvoyées devant la justice pénale guinéenne pour y être jugées.
Parmi les 13 prévenus, dont la plupart ont été identifiés par les victimes comme étant présents au stade le 28 septembre 2009, se trouvent Moussa Dadis Camara, plusieurs de ses ministres, ainsi que des membres de son entourage et de la garde présidentielle.
En revanche, d’autres responsables en poste à l’époque des faits et mentionnés dans le rapport de la Commission d’enquête internationale sont passés à travers les mailles du filet des juges d’instruction, notamment le ministre de la Jeunesse et des sports, le ministre de la Défense, le directeur du stade du 28 Septembre, la directrice de l’hôpital Donka (où de nombreux blessés ont été maltraités), le commandant du camp Alpha Yaya Diallo (où des manifestants ont été détenus et torturés), de même que plusieurs membres des services de sécurité.
Le choix des juges d’instruction consistant à retenir la responsabilité des uns et à écarter celle des autres est demeuré inexpliqué dans l’ordonnance de renvoi rendue le 29 décembre 2017. Au moins y avait-il une base juridique et procédurale solide pour juger certains d’entre eux. Un procès historique a donc été annoncé et promis à la procureure de la Cour pénale internationale d’alors, Fatou Bensouda.
Toutefois, Alpha Condé, à l’instar de ses prédécesseurs à la tête de l’État, a été gagné par la fièvre de l’impunité. S’il a entretenu les apparences de préparatifs du procès, c’était pour satisfaire la société civile et la communauté internationale, et surtout pour s’assurer que celui-ci ne se tiendrait jamais.
Pas moins d’une dizaine de réunions d’un comité de pilotage ad hoc ont eu lieu entre 2018 et 2021, sans aucun résultat concret.
Clairement, Alpha Condé ne voulait pas d’un procès. Il est vrai que, depuis 2010, près de 300 opposants ou manifestants avaient péri sous les balles de la police ou de l’armée, sans qu’aucune enquête ou condamnation n’ait eu lieu. D’autres avaient été emprisonnés sur la base de procédures montées de toutes pièces par une police et une justice aux ordres.
Comment la population pouvait-elle accepter qu’un régime ayant orchestré l’impunité au sein de son appareil répressif puisse organiser le procès de l’équipe de l’un de ses prédécesseurs à la tête du pays ? Pour éviter toutes critiques ou nouvelles contestations, le pouvoir en place estimait préférable de ne rien faire, cela d’autant plus que certaines des personnes mises en cause étaient devenues entre-temps des piliers du régime d’Alpha Condé.
Le colonel Mamady Doumbouya, un tournant ?
À la faveur du coup d’État opéré le 5 septembre 2021, est-il permis d’avoir encore de l’espoir ? Installé à la tête du Comité national pour le redressement et le développement (CNRD), le colonel Mamady Doumbouya offre-t-il des perspectives de lutte contre l’impunité ? On peut sérieusement en douter, et ce, pour trois raisons principales.
La première raison tient à la faiblesse chronique de la police et de l’appareil judiciaire dans un pays ayant connu une succession ininterrompue de régimes autoritaires ou répressifs depuis 1958. Les acteurs de la police et de la justice en Guinée sont dans l’incapacité de réaliser des enquêtes sur des faits de violations massives des droits humains et de les juger.
Leurs moyens (humains, techniques, matériels) et leurs capacités (formation, expérience) sont insuffisants. Ils sont, en outre, bien trop sensibles aux influences politiques et à la corruption.
Sans l’intervention de policiers internationaux et celle de magistrats internationaux au sein d’une juridiction pénale internationalisée ou de la Cour pénale internationale, les affaires de ce type ont, dans un tel contexte, des chances minimes d’aboutir à des enquêtes crédibles et des jugements.
La deuxième raison tient au fait que les régimes successifs procèdent non au renouvellement mais à un « recyclage » des élites dirigeantes. Après quelques déclarations d’intention, les nouveaux maîtres du pouvoir finissent par replacer les membres des équipes des régimes antérieurs qu’ils ont combattus. Ainsi, non seulement nombre des ministres, militaires, hauts fonctionnaires, policiers, gendarmes et magistrats demeurent les mêmes, mais ceux-ci renouent invariablement avec leurs pratiques précédentes.
Ces pratiques, tenaces, des élites guinéennes forment un mélange de népotisme, de corruption et de répression, qui assure leur domination sur une population pauvre et abandonnée à elle-même, comme le démontre l’état général de délabrement des services publics du pays (éducation, santé, eau et électricité).
Alpha Condé n’avait pas dérogé à la règle et avait repris dans ses équipes certains des auteurs du massacre du 28 septembre 2009 (Claude Pivi, Moussa Tiégboro Camara, Ansoumane Camara dit Baffoé, Ibrahima Baldé).
La troisième raison faisant douter de la fin de l’impunité tient à l’histoire de la Guinée, laquelle enseigne que les militaires qui se sont emparés du pouvoir par la force des armes ne sont pas devenus, sous l’effet de la magie, ceux qui ont instauré les principes fondamentaux d’un État de droit.
Déjà, le 3 avril 1984, à la suite de la mort de Sékou Touré – père de l’indépendance de la Guinée et féroce dictateur –, l’armée s’était emparée du pouvoir par un coup d’État dirigé par les colonels Diarra Traoré et Lansana Conté. Porté au pouvoir par la junte militaire dénommée Comité militaire de redressement national (CMRN), Lansana Conté avait fait éliminer le colonel Traoré.
Élu officiellement président de la République en 1993, il allait être largement reconduit en 1998 puis en 2003, grâce à une modification constitutionnelle contestée, au terme de scrutins manipulés et au prix de répressions brutales et de l’emprisonnement de ses opposants, dont Alpha Condé. Auteur de multiples violations des droits humains, il allait conserver le pouvoir jusqu’à sa mort en 2008.
C’est d’ailleurs un autre coup d’État survenu au lendemain de sa mort, le 23 décembre 2008, qui porta le capitaine Dadis Camara à la tête du Conseil national pour la démocratie et le développement (CNDD). Moussa Dadis Camara allait, à son tour, suscité une vague d’espérance, alimentée par sa franchise déroutante.
Il promettait de lutter contre la corruption et de mettre fin aux abus. Or, il allait devenir l’un des principaux responsables du massacre du stade du 28 Septembre, massacre qui généra de vives dissensions au sein du CNDD, l’obligeant à quitter le pouvoir après une tentative d’assassinat perpétrée par son adjoint, le lieutenant Toumba.
Pour le colonel Mamady Doumbouya, désigné par la junte miliaire comme le nouveau président de la République le 17 septembre 2021, s’engager à ce que le procès des auteurs du massacre du 28 septembre 2009 ait lieu serait assurément une manière de montrer qu’il entend réellement rompre avec le passé en portant un coup salutaire à la culture de l’impunité en Guinée. Mieux vaut tard que jamais !
Catherine Maia, Professeure de droit international à l’Université Lusófona de Porto (Portugal) et professeure invitée à Sciences Po Paris (France), Sciences Po