Ghislaine Dupont et Claude Verlon reposent en paix. Assassinés à Kidal au Nord Mali samedi 2 novembre 2013, tous deux méritaient bien l’hommage de la République, du corps diplomatique, des équipes de Radio France Internationale, celui de la profession dans son ensemble et bien sûr celui des auditeurs de RFI , en particulier africains.
Ainsi, les différents rassemblements et les minutes de silence qui ont répondu ici et là à la sidération provoquée par ce meurtre n’ont manqué ni de grandeur, ni d’émotion. Lors d’un hommage solennel, le 6 novembre quai Branly, bouleversés par cette disparition et par l’horreur du crime, les collègues de Ghislaine et Claude et la direction de France Médias Monde, (l’entreprise du service public de l’audiovisuel extérieur qui regroupe RFI, France 24 et MCD) en ont fait un moment digne et inoubliable pour les familles et les amis. Qu’ils en soient remerciés.
Pour autant, le mélange des genres et des discours fut ce jour-là une erreur et il le reste. Il aurait fallu soit organiser clairement plusieurs cérémonies d’hommages, soit réserver les interventions aux journalistes et aux gens de presse en présence muette des politiques. En d’autres lieux et d’autres démocraties, une exigence de réelle séparation des pouvoirs et des responsabilités se serait imposé. Pas chez nous, hélas.
Si nos deux martyrs sont “l’honneur de la France” comme a tenu à le signifier en privé le Président de la République pour tenter d’apaiser la maman de Ghislaine quelques heures après le meurtre, ils sont avant tout des héros d’une profession qui ne sait plus trop où elle va mais aussi d’un “audiovisuel extérieur” dont les missions éditoriales et journalistiques restent opaques. Ou pour le moins insuffisamment claires pour pouvoir assurer une meilleure sécurité aux femmes et aux hommes qui y vivent leur passion au service de l’information. Ghislaine -tout le monde doit non seulement le savoir mais lui en reconnaitre les mérites- travaillait sans ambiguïté pour ses auditeurs, de fait essentiellement africains, dans un esprit de service public. Selon ses principes professionnels mais aussi avec “une vision française de l’actualité internationale notamment caractérisée par son indépendance par rapport au pouvoir politique et assurant la promotion du dialogue, de l’échange des points de vue et du débat public” tel que le précise le dernier cahier des charges de RFI (décret de 2012). Ghislaine ne travaillait ni pour l’état Français ni pour accompagner sa communication ou celle de son armée en marche, quel que soit bien sûr mais par ailleurs ses opinions personnelles et son attachement à la République.
Or, si de nombreuses personnalités ont reconnu le professionnalisme de ces deux collaborateurs expérimentés de RFI abattus dans le désert malien, peu ont souligné l’esprit farouchement intransigeant de Ghislaine en matière d’indépendance et de déontologie. Et si cela en gênait plus d’un ?
Au Mali, la France est en guerre et ce n’est pas anodin. Accumuler, lors d’une grande cérémonie d’hommage, les témoignages montrant à quel point ces deux journalistes étaient professionnels, c’est à dire aguerris et sans a priori, tout en confiant parallèlement à deux Ministres de la République (Laurent Fabius et Aurelie Filipetti) puis à des personnalités africaines et maliennes le soin de rendre hommage à Ghislaine Dupont au nom pour le premier du “droit d’informer face au terrorisme” et pour les seconds de saluer le “sacrifice de notre soeur pour l’intégrité du Mali” est paradoxal, ambiguë et dangereux. Ce qui devrait sauter aux yeux de tous et d’abord de tous les journalistes rassemblés dans la salle. Mais non. Si encore cet hommage était resté confidentiel, le souligner aujourd’hui serait peut être pinailler (une expression qu’appréciait beaucoup Ghislaine) pour une simple question de principes, mais en l’occurrence, il a été diffusé en direct dans le monde entier (RFI, première radio française, compte plus de trente millions d’auditeurs dont une écrasante majorité en Afrique/ source Wikipedia).
En procédant ainsi, certes sur le coup de l’émotion mais peut être aussi de la précipitation, n’est-ce pas adresser un signe, une indication supplémentaire à l’opinion mais aussi aux commanditaires d’autres tueurs potentiels que ces journalistes morts sont peut être des héros, mais avant tout de bonnes cibles et peut-être même les meilleures possibles pour une stratégie de chantage mafieux ou politique ?
Qui peut dire que la sécurité des journalistes de RFI sera mieux assurée demain qu’hier ? (*)
….et si ce vacarme d’émotion médiatique ne sert pas cet objectif, à quoi sert-il ?
La critique est sévère, alors qu’un réel chagrin a submergé de nombreux responsables de l’audiovisuel public. J’en ai vu physiquement effondrés ces derniers jours. Mais il n’y pas de temps à perdre. Le meilleur hommage à rendre à Ghislaine et Claude consiste désormais à ouvrir sans délai le vrai débat. Il passe par un constat de vérité. Prenons-en la responsabilité. Par respect pour leur travail d’excellence, mais aussi pour limiter demain les risques que de telles tragédies se multiplient.
Alors quoi ? Il serait naïf de reprocher au ministre des affaires étrangères (ou à d’autres occasions, à celui de la défense) de savoir rebondir opportunément sur un tel drame, pour consolider une stratégie politique et une action diplomatique et de guerre en cours. C’est le discours et la méthode que ne cesse de pratiquer Laurent Fabius depuis le 2 novembre. C’est une triste instrumentalisation post-mortem mais c’est son métier, c’est son job. Plus évident, plus impératif en la circonstance devrait être en revanche le réflexe des gens de médias à s’imposer au contraire de la distance par rapport aux politiques et au gouvernement. Ce ne fut pas le cas de “la profession” réunie le 6 novembre. Encore moins celui de RFI : serait-ce une question de statut et de tutelle pour cette entreprise publique tournée vers l’international ? Peut être, mais pas seulement.
“Le mensonge donne des fleurs mais pas de fruits.” (Proverbe africain)
Collaborateur extérieur de cette radio depuis les années 90, les oreilles et les yeux ouverts régulièrement dans les méandres de la Maison de la Radio puis du quai d’Issy où elle s’est rapprochée de France 24 (la petite soeur télé), j’ai pu ressentir -plus que comprendre ou analyser – cette entreprise riche de métiers, de créativité et de talents. Un gâchis incroyable vécu et ressenti douloureusement ces dernières années si l’on en croit Radio Couloir. Une entreprise minée de l’intérieur par des managers apprentis sorciers interessés et serviles, des syndicats omniprésents sans cesse comploteurs, des querelles insipides entre dirigeants, le découragement et la lassitude des meilleurs et des laborieux face au pouvoir de certains cadres notoirement incompétents. Sans oublier un certain amateurisme journalistique de quelques jeunes embauchés de France 24 (la petite soeur télévisuelle) mis en première ligne cathodique, et le découragement en retour des plus qualifiés de la maison … Qui osera me démentir ?
Depuis plus d’un an, le climat a changé dans une entreprise blessée par plusieurs plans sociaux et des dizaines de départs volontaires entre 2007 et 2012. Nouvelle direction, nouvel organigramme, en particulier pour le service Afrique. La “calinothérapie” et la généreuse énergie de la nouvelle présidente Marie-Christine Sarragosse et de ses collaborateurs(trices) directs sont en marche, qui diminuent la paranoïa ambiante, beaucoup le reconnaissent avec espoir pour l’avenir. Il n’empêche. Une mise à plat publique (après tout, l’avenir de RFI et de France 24 concernent tous les citoyens contribuables) des missions, des objectifs, de la ligne éditoriale des rédactions et des programmes s’avère toujours aussi nécessaire.
Au risque de passer cette tragédie de Kidal par pertes et profits, voir plus loin.
Qu’en pense la tutelle ? (En l’occurrence les Affaires Etrangères et la Culture et la Communication) ? Va-t-elle encore lui préférer le flou, celui qui permet toutes les opportunités éditoriales conjoncturelles, selon les aléas politiques et diplomatiques aujourd’hui et demain?
C’est au personnel, aux responsables, aux journalistes, aux animateurs et techniciens de RFI d’imposer aujourd’hui un réel débat public. Mais aussi aux élus de la République. Mais aussi à celles et ceux qui aiment cette radio. Que la mort atroce de Ghislaine et Claude puisse opérer une catharsis, “…une purification de l’âme, une liquidation des complexes…”
Ces derniers jours et en particulier mercredi 6 novembre quai Branly, nous sommes quelques uns à avoir attendu en vain, de la part d’un cadre ou d’un dirigeant de la maison une réelle allusion, une phrase, un regret, un mot qui aurait du légitimement s’imposer pour évoquer publiquement et honnêtement la mémoire de Ghislaine Dupont. Que Nenni ou plutôt un déni de vérité pour parler d’une journaliste dont on vante paradoxalement et à longueur d’émissions et de témoignages depuis deux semaines le travail et la passion de l’Afrique … et de la vérité !
Contre une direction qui négociait avec Kinshassa
C’est après avoir du insister que Laurence Lacour, écrivaine, ancienne journaliste, éditrice et amie intime de Gigi put s’exprimer au nom de la famille et des proches lors de cette cérémonie. Elle eut alors la possibilité de réveiller brièvement les mémoires et les consciences. A savoir que ce n’est que depuis un an et surtout depuis seulement cet été 2013, que Ghislaine avait eu, enfin, gain de cause et retrouvé le sourire et son enthousiasme professionnel légendaire à RFI. Plus précisément, elle les avait perdus ces dernières années après avoir été mis à l’écart sans aucune raison avouable par l’ancienne direction de l’Audiovisuel Extérieur Français (AEF). Plus question pour elle de traiter alors de l’actualité de la RDC (République Démocratique du Congo) dont elle était pourtant une spécialiste reconnue depuis 10 ans et d’où elle avait été expulsée pour fait du prince (RFI y avait aussi perdu ses fréquences FM). Une sanction, une humiliation injustifiable et injustifiée mais due, on le sait parfaitement, aux exigences et au chantage insistant du gouvernement Kabila auprès des autorités diplomatiques françaises et de la direction de RFI assurée à l’époque par Christine Ockrent. Contre une direction qui négociait avec Kinshassa derrière son dos, Ghislaine dût lutter, pugnace, battante mais beaucoup trop seule, au sein de “la famille RFI. Une injustice due à la faiblesse, à la lâcheté et à la trahison de certains cadres tartufes. Dans les couloirs de RFI, peu de gens l’ignorent. Trop peu savent néanmoins à quel point cette exclusion l’avait meurtrie intérieurement. Une souffrance pudique mais parfois extrême dont nous sommes quelques uns parmi sa vrai famille ou ses amis les plus intimes à nous souvenir aujourd’hui au milieu des pleurs. Si elle l’avait voulu, Gigi aurait pu rendre public tous les documents explicites dont elle disposait pour dénoncer le marchandage honteux. Selon moi, selon nous, sa seule raison d’y avoir renoncé était son attachement à “la RFI” dont elle ne voulait pas ternir davantage l’image sur le continent africain. Peut être aussi la peur que son histoire d’amour avec cette radio, son métier et l’Afrique ne s’arrête trop tôt, sans qu’elle puisse elle-même en choisir l’heure. Elle se contenta d’une procédure judiciaire discrète via les prud’hommes.
Au delà du destin de Ghislaine, cette séquence n’est-elle pas symptomatique des maux passés mais aussi à venir si rien n’est dit, si rien n’est fait ? Depuis le 2 novembre, je ne cesse de rencontrer des collaborateurs qui reconnaissent la nécessité de rappeler cette période et m’invitent discrètement à le faire. Non pour remuer la boue mais pour pouvoir réellement “faire le deuil” et avancer, car “notre ligne éditoriale n’est toujours pas claire….” Selon eux, seul quelqu’un d’extérieur pouvait le rappeler publiquement en la circonstance. Pourquoi ?
Ghislaine et Claude ne sont pas des cadavres héroïques mais des journalistes conscients et fiers, morts tragiquement au boulot. Se créer une nouvelle virginité professionnelle et éthique sur leur dépouille serait une horreur et une nouvelle trahison. Que les bouches s’ouvrent ! Si Ghislaine doit rester un exemple, et non une icône, c’est bien parce qu’elle est toujours restée une journaliste debout, malgré les pressions du politique et de sa direction et non pas parce qu’elle s’est écroulée à trente mètres d’une voiture en panne aux cotés de Claude sous les balles des assassins ! Si elle peut être un bel exemple, c’est pour les plus jeunes ici, mais aussi les milliers de journalistes des nouvelles radios africaines qui doivent lutter en permanence pour imposer une indépendance professionnelle nécessaire face à leur promoteur et aux politiques dans leur pays respectifs, souvent des démocraties récentes et fragiles. Ce sont, je le sais, je les connais, ses premiers et fidèles auditeurs. Crions-le, ne gâchons pas cette opportunité !
En écoutant les discours et les témoignages de ses collègues et de” la chefferie” (comme elle les appelait), en écoutant la litanie des hommages à l’antenne, Gigi a été émue, j’en suis sûr. Mais, là où elle est, je la vois surtout sourire et grimacer, belle, amusée, ironique mais jamais dupe.
Pierre-Yves Schneider, le 15 novembre 2013
(*) Rappelons que Johanne Sutton elle aussi journaliste reporter de RFI, a été tué en Afghanistan, victime d’une embuscade le 11 novembre 2001. Jean Hélène, lui, a été abattu à Abidjan le 21 octobre 2013.