Injonctions contradictoires, remerciements tardifs, accents guerriers… La communication du pouvoir jette une lumière crue sur ses insuffisances, ses schémas de pensée et sa déconnexion. En interne, certains s’inquiètent de l’image que l’exécutif renvoie de lui-même dans sa gestion de crise.
On ne comprend rien. Après dix jours de confinement, et alors que le pic épidémique n’est pas encore atteint, l’exécutif multiplie les expressions et continue de parler à tort et à travers, en dissonance complète avec les remontées du terrain. Si la plupart des ministres et des conseillers défendent l’action et les choix gouvernementaux, d’autres commencent à alerter, en interne, sur l’image que le pouvoir renvoie de lui-même dans cette gestion de crise.
Pour l’heure, ces critiques portent sur la forme et non sur le fond. Dans les cabinets ministériels, personne ne se risque à remettre en question les décisions prises depuis le mois de janvier et a fortiori celles qui le sont actuellement. Les confessions de l’ancienne ministre de la santé Agnès Buzyn ont glacé tout le monde. Et l’unité nationale à laquelle l’ensemble de l’opposition, à l’exception de Marine Le Pen, semble vouloir se plier en attendant la sortie, reste de mise.
Mais on le sait, la forme, c’est le fond qui remonte à la surface. Elle jette une lumière crue sur les défauts de l’exécutif, sur ses insuffisances, sur ses schémas de pensée, sur les tensions qui le traversent aussi parfois. En ce moment, elle agit même comme un miroir grossissant : certains de ses membres paraissent encore plus déconnectés qu’ils ne le sont d’habitude, d’autres encore plus faibles, d’autres encore plus présomptueux.
La pluralité des émetteurs, les injonctions contradictoires et les argumentations alambiquées, formulées en dépit du bon sens, contribuent à brouiller le message, dans un moment qui nécessiterait au contraire la plus grande clarté. Elles révèlent le logiciel profond d’un pouvoir guidé, depuis le début du quinquennat, par une boussole économique qu’il s’est toujours refusé de lâcher. Elles soulignent également son incapacité à reconnaître ses erreurs.
Les professionnels de la santé le hurlent depuis des années : ils ont été abandonnés. Abandonnés au profit d’une gestion budgétaire du service public. Abandonnés au nom d’une logique néolibérale et de la prétendue efficacité qui l’accompagne. Abandonnés par un pouvoir technocratique, coupé des réalités. Emmanuel Macron en est le pur produit. Toutes les politiques qu’il conduit depuis trois ans le prouvent. Sa gestion de la crise le confirme.
Mercredi soir, le chef de l’État s’est exprimé pour la troisième fois en l’espace de deux semaines depuis l’hôpital militaire de campagne installé à Mulhouse (Haut-Rhin). Filant la métaphore guerrière – « Le premier soignant est tombé à Compiègne », a-t-il dit, comme on parle des soldats qui tombent au front –, il a annoncé « un plan massif d’investissement et de revalorisation de l’hôpital », reconnaissant entre les lignes que le plan d’urgence qu’il avait tant vanté en novembre 2019 n’était pas à la hauteur.
Depuis sa deuxième allocution du 16 mars, le président de la République fait tout pour endosser le costume de « chef de guerre », selon une expression que son entourage assume pleinement, malgré son caractère grotesque. Comme l’écrivait récemment l’économiste Maxime Combes, porte-parole d’Attac France, « nous ne voulons pas être gouvernés comme en temps de guerre, mais comme en temps de pandémie ».
Qu’importe si les accents martiaux d’Emmanuel Macron sonnent faux. Lui y croit. Et pour tous ceux qui n’y adhèrent pas, il balaie les critiques en renvoyant à l’unité du pays, exactement comme il l’avait fait au moment de l’incendie de Notre-Dame de Paris. « Lorsqu’on engage une guerre, on s’y engage tout entier, on s’y mobilise dans l’unité. Je vois dans notre pays les facteurs de division, les doutes, toutes celles et ceux qui voudraient aujourd’hui fracturer le pays alors que nous ne devons avoir qu’une obsession : être unis pour combattre le virus », a-t-il affirmé.
Pourtant, l’exécutif n’est pas étranger aux doutes dont parle le chef de l’État. Les premiers se sont éveillés au moment où les masques de protection ont commencé à manquer au personnel soignant, c’est-à-dire dès le début de la crise. Pour éviter de parler de pénurie, le pouvoir a d’abord tenté d’écoper la polémique en expliquant que ces masques étaient inutiles dans la plupart des cas et qu’ils pouvaient même s’avérer dangereux lorsqu’ils étaient mal utilisés.
Mais face à la consternation générale et à la colère que ces arguments ont naturellement suscitée, le ministre de la santé a fini par admettre que les stocks étaient vides. À cause de qui ? De ses prédécesseurs évidemment. « Quels que soient les processus de décision ayant conduit à ce que ces stocks ne soient pas renouvelés dans la durée, toujours est-il que ces stocks de masques se sont réduits année après année », a indiqué Olivier Véran, renouant ainsi avec l’antienne macroniste selon laquelle les problèmes sont toujours anciens ; et son corollaire rhétorique : ils ne peuvent donc être imputés aux seuls dirigeants actuels.
Xavier Bertrand (2010-2012) et Marisol Touraine (2012-2017) se sont tous deux défendus de ces critiques. Certains rappellent aussi que le cabinet de l’ex-ministre de François Hollande comptait dans ses rangs plusieurs hauts responsables macronistes comme Benjamin Griveaux, le secrétaire d’État Gabriel Attal, ou encore le directeur général de la santé Jérôme Salomon. « Les renvois de patate chaude sont un peu ridicules, glisse un ancien soutien d’Emmanuel Macron, désormais en retrait. Ils sont tous responsables. »
L’épidémie de coronavirus a contaminé les fondamentaux du pouvoir. Les Français à qui le président de la République rend désormais hommage quotidiennement ne sont pas les « premiers de cordée » que les gouvernements successifs n’ont cessé de cajoler. Ceux qui, pour reprendre ses mots, « permettent au pays de vivre durant cette crise », sont aussi ceux qui se mobilisaient depuis des années pour demander plus de moyens. Ceux à qui l’on répondait invariablement qu’« il n’y a pas d’argent magique ».
On peut aisément comprendre la colère qui gagne le corps médical qui aurait préféré être entendu hier plutôt qu’applaudi aujourd’hui. Tout comme on peut comprendre celle des enseignants, eux aussi en grève ces derniers mois, que le ministre de l’éducation nationale Jean-Michel Blanquer a félicité mercredi, pour rattraper une sortie de la porte-parole du gouvernement Sibeth Ndiaye, qui avait semblé affirmer, un peu plus tôt dans la journée, que les professeurs ne travaillent plus – avant de s’en excuser.
Tout, dans la communication de l’exécutif, révèle sa déconnexion. La couverture pour le moins élogieuse du JDD le premier week-end du confinement n’a d’ailleurs pas été au goût de tout le monde. « Avec les photos de dorures, ça faisait vraiment “rassurez-vous, les gens d’en haut sont en train de réfléchir aux problèmes d’en bas” », souffle un député La République en marche (LREM). La visite de l’hôpital militaire de campagne paraît elle aussi complètement décalée – et ce, d’autant plus que le renfort de l’armée est surtout symbolique.
Il y a un peu plus d’un an, le patron du groupe majoritaire à l’Assemblée nationale Gilles Le Gendre estimait que les macronistes avaient « probablement été trop intelligents, trop subtils » pour être compris. Aujourd’hui, les choses ne sont plus formulées de cette façon, mais la réalité reste la même : la décision est entre les mains de sachants qui concèdent eux-mêmes ne pas savoir très bien, d’où les tâtonnements. Les autres sont priés de suivre les ordres et les contre-ordres sans ciller. « Ça n’est pas quand on est en guerre qu’il faut faire des polémiques », a martelé le ministre de l’action et des comptes publics Gérald Darmanin sur Europe 1.
Le gouffre qui sépare déjà la société de ses dirigeants est en train de se creuser davantage encore. Deux mondes se font face. D’un côté, les médecins de terrain qui avaient demandé le report du premier tour des municipales, qui insistent sur l’utilité des masques, qui se disent « fous de rage » vis-à-vis de cette « administration qui n’a rien anticipé », « arrogante et incapable ». De l’autre, les spécialistes qui conseillent le pouvoir et réussissent à théoriser l’inverse.
Dans la situation actuelle, les calculs politiques – s’agissant des municipales – et les impératifs économiques – s’agissant de tout le reste – que l’on devine derrière les expressions gouvernementales ne sont pas seulement un facteur de confusion. Ils sont aussi insupportables à entendre, comme le reconnaissent plusieurs ministres, sous couvert d’anonymat. « Ce n’est pas à la hauteur… », confiait l’un d’entre eux, après la sortie de Muriel Pénicaud sur le « défaitisme » des entreprises du BTP. « C’est tout le problème des “gouvernements d’experts” », s’agace aussi un conseiller.
Médiapart