« Ce qui est en jeu le 29 juillet 2018 ici, dépasse le choix d’un homme ou d’une femme à qui l’essentiel du pouvoir échappera compte tenu du poids de la ‘’ communauté internationale’’ dont la présence n’a jamais été aussi massive ni aussi pesante dans notre pays. Cette douloureuse réalité aurait dû imprimer à l’élection présidentielle une dynamique autre que l’importance démesurée, qui est accordée aux aspects matériels du scrutin. La qualité du vote dépend surtout de ce que l’électeur/trice sait afin de pouvoir participer aux prises de décision et au contrôle de l’exercice du citoyen ». Cela ressort clairement de l’Appel intitulé « LE MALI, NOTRE CAUSE COMMUNE », qu’une soixantaine d’intellectuels maliens, tous signataires du manifeste « Demain le Mali », ont lancé le 26 juillet 2018, sous la houlette de Aminata Dramane Traoré. Lisez l’intégralité de l’Appel « LE MALI, NOTRE CAUSE COMMUNE » !
APPEL
LE MALI, NOTRE CAUSE COMMUNE
Dans son préambule, l’acte constitutif de l’UNESCO proclame que parce que « les guerres prennent naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix ». Convenons-en avec Roland Gori, « c’est un monde sans esprit qui a fabriqué les terrorismes » (Entretien du 02/01/17). C’est le même monde sans esprit qui, chaque année, laisse mourir des milliers d’innocent(e)s sur les routes migratoires et criminalise ceux qui leur tendent une main fraternelle. Aucun port ne veut, pour l’instant, laisser accoster « « le Sarost V » ce bateau tunisien dont le tort, à l’instar de l’Aquarius et d’autres navires, est d’avoir sauvé des migrant(e)s d’une noyade certaine.
Inattendu, inédit et gravissime, ce qui nous est arrivé, depuis 2012, au Mali, n’a d’issue que dans la prise en charge de la réflexion par nous-mêmes sur les causes profondes de l’effondrement de nos institutions et sur les enjeux et géopolitiques des interventions militaires étrangères qui tournent, aujourd’hui, à l’occupation.
C’est, par conséquent, à l’esprit de nos concitoyen(ne)s que nous nous adressons dans cet appel comme dans le manifeste « Demain le Mali » pour dire que l’insécurité est structurelle quand on dort sur la natte des autres, dépendant de leur « aide » financière, militaire et surtout de leurs idées. Pour que le couple sécurité et développement » tienne la route, les hommes et les femmes concerné(e)s doivent pouvoir décider de la voie à suivre et en convenir avec ceux/celles à qui ils confient leur destin.
Il est, dès lors, clair que ce qui est en jeu le 29 juillet 2018 ici, dépasse le choix d’un homme ou d’une femme à qui l’essentiel du pouvoir échappera compte tenu du poids de la « communauté internationale » dont la présence n’a jamais été aussi massive ni aussi pesante dans notre pays.
Cette douloureuse réalité aurait dû imprimer à l’élection présidentielle une dynamique autre que l’importance démesurée, qui est accordée aux aspects matériels du scrutin. La qualité du vote dépend surtout de ce que l’électeur/trice sait afin de pouvoir participer aux prises de décision et au contrôle de l’exercice du citoyen.
Cette exigence démocratique qui n’est pas à l’ordre du jour, d’un bout à l’autre du continent fait de nous des peuples politiquement immatures et vulnérables parce que manipulables.
En d’autres termes, faute de socle idéologique, la bataille pour la transparence des urnes fragilise et fragmente davantage le pays. Les rancœurs et les rancunes engendrées ne laissent aucune place à la réflexion ni à la transformation économique et sociale dans le sens de l’intérêt général. Le Mali convoité, agressé et humilié exige davantage de nous.
Le Mali n’a pas cheminé seul, de la chute de la première république à ce jour. L’économie malienne repose sur les cours mondiaux, de l’or et du coton, des transferts de fonds de sa diaspora. Le pays était crédité, en 2010, d’un taux de croissance de 5,6%, l’un des meilleurs des pays de l’Union Economique Monétaire Ouest Africaine (UEMOA). Ce taux devait être de 6,0% en 2012, après avoir fléchi en 2011 (2,7%) dû à la crise postélectorale en Côte-d’Ivoire, à la guerre en Libye et au déficit pluviométrique. Rien ne s’est passé comme prévu et pas du fait des Malien(ne)s mais de la nature extravertie, corrompue et corruptrice du néolibéralisme.
Indiscutablement, la gravité de la corruption est à la dimension des difficultés extérieures et des souffrances indicibles des Malien(ne)s qui manquent de tout et vivent au jour le jour. Mais pourquoi la lutte contre la mauvaise gouvernance persiste-t-elle et s’aggrave-t-elle ? Parce que la « bonne gouvernance » qui fait couler tant d’encre et de salive n’a rien à voir avec le gouvernement du peuple par le peuple.
Pour Susan George, c’est la bureaucratie européenne, par abus de langage, qui en a fait un synonyme de « gouvernement ». La « bonne gouvernance » sert à « cautionner l’ingérence de diverses influences et entités extérieures et, notamment les grandes entreprises dans les affaires européennes » (Les usurpateurs-Comment les entreprises transnationales prennent le pouvoir. Seuil 2014-Page 14). Elle ne pensait, certainement, pas au Mali au moment où elle écrivait ces lignes mais à la France et à l’Europe qui en font un instrument de diversion et de domination politique sous nos cieux.
Que l’on ne s’y trompe pas. Les migrant(e)s dits économiques et, de ce fait, expulsables dont l’Europe ne veut en aucun cas, sont pour l’immense majorité d’entre eux/elles, des victimes des politiques néolibérales et des élections « crédibles », « transparentes » et « inclusives ».
Quant aux violences faites aux femmes, le libéralisme sauvage est un jeu de brutes. Il est antinomique avec leur participation politique des femmes à moins qu’elles s’affichent, elles aussi, militaristes, guerrières et conquérantes.
Le bilan de ces cinq dernières années de lutte contre le terrorisme au Mali est, en somme, celui des interventions militaires en Libye sous Nicolas Sarkozy et au Mali sous François Hollande. L’Union européenne (UE) et l’Union africaine (UA) doivent en tirer toutes les conséquences si elles veulent prendre la question sécuritaire et migratoire à bras le corps.
La France a entrainé notre pays et tout le Sahel dans ce que Roland Gori appelle « un jeu de piste sanglant », consistant à suivre à la trace les coupables des crimes violents et aveugles. Leur gravité empêche de voir, ajoute- il, que « le problème est politique : la panne du sacré, fabriquée par l’hégémonie culturelle des révolutions néolibérales a produit ce ‘’monstre’’ qui ressemble à la civilisation nihiliste qui l’a engendré ».
Ces monstres sont nos enfants. Cette vérité a été dite par Monique Chemillier GENDREAU au lendemain des attentats du Charlie Hebdo. « Comment une situation de barbarie pouvait-elle ne pas fabriquer des barbares ? Et pourquoi employer ce qualificatif à sens unique ? Ces monstres sont sortis de nos flancs. Nous les avons fabriqués… Toutes nos prétendues valeurs sont en cause à travers le contexte dans lequel les auteurs de ces actes ont grandi ».[1]
La droite dure et l’extrême droite anti-migration n’en sont pas moins libérales. Nous allons nous retrouver entre un Occident libéral, arrogant, raciste et guerrier et la Chine de Xi Jinping, dans le cadre des « nouvelles routes de la soie », reliant l’Asie, l’Europe et l’Afrique. Les Etats-Unis d’Amérique de Donald Trump s’isolent pour mieux dominer.
Les biens et les services viennent de pays qui se barricadent et fourbissent leurs armes contre les migrants en réservant des traitements particulièrement inhumains et dégradants aux Africain(e)s subsaharien(ne)s. Les ressortissants des pays du G 5 Sahel et du Nigéria en guerre contre le terrorisme, n’ont pas pour autant droit à l’asile.
Quelle est notre place dans l’imaginaire et l’agenda des concurrents que sont, l’Europe, les Etats-Unis, la Chine, l’Inde, la Turquie, la Russie, les pays du Golfe (Qatar, Arabie Saoudite) et l’Israël ? Les ressources naturelles des 54 Etats africains et leur population de deux milliards de consommateurs/trices à l’horizon 2050 les intéressent tous.
Le rapport de force idéologique pourrait nous être favorable au cours des cinq années à venir si nous nous donnions le temps et les moyens de parler entre nous de notre pays dans le monde global en crise.
En cinq ans les attentats djihadistes ont fait des centaines de victimes au Mali, au Sahel et en Afrique de l’Ouest, mais aussi en France et en Europe. Les auteurs des attentats du Charlie Hebdo, du Bataclan, de Nice et d’autres lieux en Europe ne sont pas venus du Mali ni de l’un quelconque des pays du G5 Sahel. L’insulte à notre dignité et à notre intelligence consiste à décréter le maintien des troupes étrangères en dépit de leur inefficacité sur notre sol sous prétexte d’éviter l’effondrement de l’Etat.
Au même titre que le président sortant, chaque « partenaire technique et financier » qui a imposé sa solution, doit des comptes au peuple malien. Le bilan honnête et rigoureux de la coopération bilatérale (France/Mali), multilatérale (Europe/Mali) et internationale (ONU/Mali) mais aussi africaine (Mali/UA, Mali/CEDEAO) s’impose.
Les solutions sont sans issue quand les hommes et les femmes concerné(e)s sont marginalisé(e)s, voire, exclu(e)s. La France, l’Europe et les autres membres de la « communauté internationale » ont intérêt à écouter, enfin, nos points de vues et non solutions d’autant plus que les leurs s’avèrent sans issue.
La mise en œuvre de l’Accord de paix n’aurait pas rencontré tant de difficultés et donné lieu à tant de pression s’il émanait d’une véritable concertation entre Malien(ne)s.
Nous sommes animé(e)s de la volonté d’être une force de proposition, de négociation, d’action, de contrôle et d’anticipation. Les assises nationales dont nous n’avons pas cessé de souligner l’importance depuis le début de cette crise, pourraient aider à corriger le déficit démocratique qui caractérise le partenariat franco-euro-africain et mondial en matière de développement que de sécurité.
A l’instar du premier président, Modibo KEITA, « Notre lutte contre le colonialisme ne tire pas sa source dans la rancune. Elle procède de la volonté de mettre un terme à l’humiliation, à l’esclavage moderne, elle a pour finalité la libération de l’homme ».
Nous inversons les termes de la problématique « sécurité et développement » et préconisons de rompre avec le modèle de développement économique dominant, source d’insécurités. Avant d’être sécuritaire la crise était et demeure d’abord économique (chômage et pauvreté) alimentaire (faim et sous-alimentation), sanitaire (manque de médecins et de soins), émotionnelle (incertitudes, peur du lendemain), écologique.
A nous, peuple malien, de nous inviter également dans le débat électoral européen à partir du moment où l’émigration africaine sert de prétexte à la violence et à l’ingérence. Nous proposons un sommet des peuples d’Afrique et d’Europe. Parce qu’ « Il n’y a pas de solution militaire dans ce pays » a reconnu le commandant de la force Barkhane. Faire taire les armes d’ici 2020, comme l’UA l’envisage dans l’agenda 2063 est l’unique alternative à l’anéantissement de notre pays et du Sahel.
Nous allons devoir réapprendre à nous écouter les uns les autres, à parler les uns aux autres, si nous voulons réellement sauver le Mali, notre cause commune.
Nous n’avons pas d’armes de combat sophistiquées et pourrions même ne pas en avoir besoin si nous faisons un bon usage de l’art de la parole. Les mots qui apaisent les cœurs en pleurs et réconcilient durablement se partagent. Dans sanglots et dédains, le poète de Tombouctou, Albakaye Ousmane KOUNTA écrit :
« Bois-en un peu,
Et passe à l’autre
Et que l’autre passe aux autres
Et que chacun y goûte
Et que chacun y mette
Ses mots et son verbe »
Source: Koulouba.com