Le Pays : aujourd’hui, quelle lecture faites-vous de la situation sociopolitique au Mali ?
Drissa Traoré : la crise au Mali est le résultat d’années de mauvaise gouvernance, d’indifférence, d’injustice voire de violations graves des droits humains commises en toute impunité par les différentes parties au conflit (les groupes armés, les milices, les forces de défense et de sécurité). Cette crise est une combinaison de tous ces facteurs qui ont fini par entraîner un mécontentement généralisé de la population et une détérioration de la situation sécuritaire.
Dans le cadre des réponses sécuritaires, les États ont donné la priorité à l’approche militaire que nous appelons le tout sécuritaire. Alors que nous sommes dans une situation très complexe qui mérite une batterie de solutions pouvant faire appel à des actions militaires, mais aussi de développement, de lutte contre l’impunité.
Cette situation que nous vivons aujourd’hui peut être appelée de crise complexe et multidimensionnelle, puisque le coup d’État vient de rajouter sa part de lot aux problèmes déjà existant. Pour nous, il est essentiel que des réflexions approfondies soient menées pour aller vers des réponses beaucoup plus holistiques.
Dans cette crise, ne pensez-vous pas que la société civile a, quelque part, failli à sa mission ?
Il faut qu’on accepte de se tirer une balle dans les pieds. C’est toutes les composantes de la société malienne qui a failli. Être avec ou contre le régime, de toutes les façons, nous avons tous été responsables de ce qui nous arrive aujourd’hui, soit par notre action, soit par notre inaction.
Aujourd’hui, la société civile au sahel, qui est soutenue par des partenaires africains et internationaux, s’est réunie au sein de cette Coalition. Elle n’est pas une panacée, mais une des solutions pour renforcer davantage la société civile malienne pour qu’elle soit une avant-garde du combat pour la sécurité, la démocratie, mais aussi pour la lutte contre l’impunité.
Les quatre piliers citoyens de notre Coalition sont entre autres : l’analyse profonde de la crise multidimensionnelle, la nécessité de protection des populations civiles, l’aide humanitaire et le développement, l’accès à la justice et à la lutte contre l’impunité. Si vous vous transportez dans le contexte de la crise au centre ou au nord, ces piliers peuvent trouver écho. Dans le contexte de la crise sociopolitique à Bamako, ils peuvent également trouver écho parce que si vous analysez cette situation, vous parviendrez à la conclusion que c’est une combinaison de causes qui a entraîné cette crise. Pour répondre à une combinaison de facteurs, il faut apporter une combinaison de mesures. C’est pourquoi au niveau de la Coalition citoyenne pour le sahel nous nous donnons pour mission de contribuer à la mise en œuvre des priorités contenues dans les quatre piliers citoyens. Nous voulons faire entendre la voix et l’expertise de la société civile parce que nous sommes convaincus que cela peut permettre de relever de manière plus efficace les défis de sécurité humaine auxquels font face les populations du sahel. Cela peut également amener à faire respecter les droits fondamentaux et s’attaquer aux injustices qui sont sous-jacentes et qui alimentent la crise actuelle.
Cette instabilité politique au Mali ne va-t-elle pas contribuer à une aggravation de la situation sécuritaire dans le sahel ?
Nous sommes déjà dans une crise humanitaire. Les sanctions de la Cédéao peuvent aggraver cette situation. Tout d’abord, il faut craindre une désorganisation dans la chaîne de commandement. On a vu qu’avec le coup d’État de 2012, il y a eu une sorte de désordre dans la chaîne de commandement. Certains ont abandonné le théâtre des opérations. Ce qui a aggravé la situation. Mais cette fois-ci, on n’a pas encore assisté à cette désorganisation dans la chaîne de commandement au niveau des militaires. En plus de ces aspects, il faut noter qu’aujourd’hui, toutes les attentions sont portées sur la gestion de la transition. Si l’on ne prend pas garde, on risque d’oublier ce que l’on vit déjà au nord, au centre.
Comment jugez-vous la réaction de la Cédéao qui met le Mali sous embargo et donne un ultimatum d’une semaine pour la mise en place d’une transition dirigée par un président et un Premier ministre civil ?
Cette réaction de la Cédéao est une position de principe. La Cédéao se fonde sur son Protocole relatif à la démocratie et à la bonne gouvernance. Néanmoins, si l’on doit réagir à cette sanction, nous dirons que c’est vraiment dures. Frappé un pays qui traverse depuis 2012 une crise humanitaire, c’est mettre les populations civiles dans des situations d’insécurité. Au niveau de la Coalition, nous avons alerté sur le fait que ces sanctions mal ciblées peuvent pénaliser l’ensemble de la population malienne. Il est important que la Cédéao mette en avant le bien-être des communautés. Car ces sanctions ne sont pas contre les militaires, mais plutôt contre la population malienne.
Le Mali est un pays continental. Nous sommes servis à partir de différents ports. Si ces pays ferment leurs frontières, comment le Mali va-t-il être approvisionné en denrée de première nécessité ? Nous savons qu’en plus de l’insécurité, le Mali traverse également une crise sanitaire depuis mars 2020 ainsi qu’une crise alimentaire dans certaines localités. Dans ce contexte, si la Cédéao maintient ses sanctions, la situation risque de s’empirer. C’est pourquoi il est important que la Cédéao réfléchisse pour bien cibler ses sanctions afin de ne pas punir les populations au lieu des militaires.
Et l’ultimatum, qu’en dites-vous ?
Il n’est pas assez raisonnable. Car les militaires viennent d’engager les concertations nationales qui vont se poursuivre jusqu’au 12 septembre. Cet ultimatum signifie qu’on ne sera pas fixé avant la fin de ces concertations. Il serait difficile pour les militaires de répondre favorablement à la demande de la Cédéao d’ici le 15 septembre. Je ne pense pas si c’est vraiment réaliste. Toutefois, au niveau de la société civile, notre demande est que le pouvoir soit transmis aux civils.
Au Mali, des victimes au centre, au nord et même au sud attendent réparation. Pensez-vous que la stabilité serait possible sans que justice soit rendue ?
Il n’y aura jamais de paix sans la justice. La paix passe par la justice. Si l’on veut avoir une paix durable, il faut rendre justice. Ne pas la rendre ne peut que créer des frustrations. Celles-ci finissent par créer des conflits. Ceux-ci entraînent à leur tour des violations de droits de l’homme. C’est pourquoi nous disons que l’impunité est une cause de récurrence des conflits. Il est alors indispensable que nous rendions justice aux victimes, au peuple malien parce qu’il y a beaucoup de victimes qui sont à l’attente de cette justice. Ce qui constitue d’ailleurs l’objectif du pilier 4 de la Coalition citoyenne. Il ne doit y avoir aucune tolérance face aux atrocités commises par les groupes armés, les milices, même par les forces de défense et de sécurité. La justice est un élément central dans la stabilité du pays. Car l’injustice alimente les griefs et ne permet pas à la population civile de conduire vers une société pérenne.
Quelle est la position de la Coalition citoyenne pour le sahel dans la gestion de la transition au Mali ?
Il faut une transition civile avec une durée relativement moyenne permettant d’aller vers des réformes institutionnelles et électorales pour ne pas que les mêmes causes produisent les mêmes effets.
Propos recueillis par Fousseni Togola
Source: Journal le Pays-Mali