Thème : « La démocratie au Mali : qu’est ce qui n’a pas marché ? Que faire maintenant ? »
Introduction – Une œuvre à poursuivre, un pacte à réinventer
Mesdames et messieurs, chers compatriotes,
Permettez-moi, avant toute chose, de saluer le GRAIN pour cette initiative de réflexion partagée, à un moment où le Mali a besoin, plus que jamais, d’intelligence collective, de lucidité, et d’espérance active. Nous voici réunis pour parler de démocratie. Non pas comme un mot figé, mais comme un chantier vivant. La démocratie n’est jamais donnée une fois pour toutes. Elle est toujours à construire, à corriger, à défendre. Qu’entendons-nous par démocratie, et qu’entendons-nous par gouvernance ? Précisons d’emblée ces notions pour cadrer notre réflexion. La démocratie, au sens le plus rigoureux, se définit classiquement comme le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. C’est un système politique dans lequel le pouvoir émane des citoyens, soit directement soit par le biais de représentants librement choisis. Mais au-delà des mécanismes électoraux, la démocratie est aussi un ensemble de valeurs et de pratiques : le respect de l’État de droit, la garantie des libertés fondamentales, la participation inclusive de tous les citoyens à la vie publique, la pluralité des opinions, et l’existence de contre-pouvoirs indépendants. C’est un équilibre entre des institutions légitimes et une culture citoyenne vivante, où la critique n’est pas une menace mais une promesse de progrès. Quant à la gouvernance, il s’agit de la manière dont l’autorité est exercée pour gérer les affaires publiques. Une bonne gouvernance suppose des dirigeants responsables, transparents et redevables, capables d’élaborer et de mettre en œuvre des politiques au service du bien commun. Elle renvoie aux processus par lesquels les décisions sont prises et appliquées, dans le respect des règles, de la justice et de l’équité. En somme, la gouvernance est la qualité de la gestion de l’État, mesurée à sa capacité à délivrer les services attendus, à promouvoir le développement et à garantir la confiance entre gouvernants et gouvernés. Ces deux notions – démocratie et gouvernance – sont intimement liées et forment le socle du développement humain durable. La démocratie crée un environnement favorable aux progrès sociaux. C’est dans un cadre démocratique que peuvent s’épanouir l’éducation, la santé, la justice sociale, car ce cadre assure la stabilité politique, l’écoute des besoins de la population et la possibilité pour chacun de faire entendre sa voix. Inversement, une gouvernance défaillante sape la démocratie et brise cet environnement propice, engendrant défiance et stagnation.
Tout à fait utile aussi de faire la part entre croissance et développement, la première étant « un instrument subordonné » au second qui est « un processus à long terme essentiellement qualitatif ». Le 26 mars 1991, une nouvelle page de notre Histoire s’écrivait en lettres de sang : le sang de nos frères, de nos sœurs et de nos mères qui donnèrent leur vie pour que le Mali puisse accéder à la démocratie, et la IIIe République naquit. Depuis, un long chemin a été parcouru. Non sans heurts. Mais aussi avec courage. Aujourd’hui, certains accusent la démocratie d’avoir échoué. Je ne le crois pas. Je crois que nous avons sous-estimé les exigences de la démocratie. Et que nous avons encore à la parfaire, à la rendre tangible pour chaque citoyen, dans sa dignité, dans son quotidien.
- Ce que la démocratie nous a apporté – Rendons justice au parcours accompli La démocratie a d’abord été pour nous un espace conquis. Elle fut arrachée dans le tumulte de l’Histoire, portée par des voix, des luttes, des sacrifices. Ce que nous avons conquis, c’est :
- la liberté d’association, d’expression, de presse ;
- le droit de vote, la pluralité politique, l’alternance pacifique du pouvoir ;
- l’existence de contre-pouvoirs : justice constitutionnelle, société civile, médias.Mais il faut aller plus loin. La démocratie a permis au Mali de libérer ses énergies vives. Elle a brisé le monopole de l’État sur la parole, sur la connaissance, sur l’initiative. Elle a permis aux jeunes de s’engager, aux femmes de s’affirmer, aux idées de circuler. Cependant, il y a un paradoxe malien. Ces trente dernières années, nous avons connu des avancées réelles et sans être exhaustif :
- développement des centres de santé communautaire et de référence, hôpitaux nationaux et régionaux ;
- instauration de l’Assurance Maladie Obligatoire ; logements sociaux, couverture en eau potable,
- triplement du taux de scolarisation ; multiplication écoles et lycées, structures de formation des enseignants ; infrastructures universitaires, financement de la recherche ;
- loi d’orientation agricole, équipements, augmentation de la production de riz grâce aux subventions et aménagements hydro-agricoles ;
- accroissement de la capacité énergétique et des infrastructures télécoms et couverture TV-FM ;
- expansion des routes, construction de ponts dont Kayes, Gao, Bamako ;
- lancement du barrage emblématique de Taoussa et des infrastructures y attenantes ;• développement sans précédent des infrastructures sportives, culturelles ;
- essor du secteur privé national ; dispositif pour l’emploi des jeunes.
Ces progrès ne doivent pas être effacés de la mémoire collective, d’autant plus que notre peuple en est le vrai artisan. Ce n’est pas la démocratie qui a empêché le développement, c’est elle qui a rendu ce progrès possible. Certes, tout n’a pas été parfait – loin s’en faut, entre autres en matière d’école, jeunesse et emplois, de défense et de sécurité, de gouvernance. La question de la sécurité ne peut être contournée. Car il ne peut y avoir de démocratie véritable sans sécurité, tout comme il ne peut y avoir de sécurité durable sans démocratie. Le Mali l’a appris dans la douleur : dès lors que l’État se retire ou chancelle, ce ne sont pas seulement les droits qui reculent, ce sont aussi la confiance, la cohésion, et la légitimité. Or, l’autorité ne peut s’imposer par la force seule – elle se fonde sur la justice, la transparence et l’écoute. Une démocratie ne désarme pas l’État : elle l’oblige à se défendre avec la loi, à protéger en rendant des comptes, à reconquérir le territoire avec et pour les populations. La sécurité démocratique n’est pas permissive, elle est fondée sur la règle, le consentement et le service public. Il nous faut donc penser ensemble la refondation démocratique et la refondation sécuritaire. Non pas comme deux agendas concurrents, mais comme les deux faces d’un même impératif national : celui de garantir la souveraineté, la dignité, et la paix durable dans tout le pays.
Sur la défense et la sécurité, au-delà du soutien indéfectible à nos Forces de défense et de sécurité, je suggère un processus de livre blanc pour mettre fin aux « narratifs », conduire à leur institutionnalisation comme objet de consensus indispensable à une république et à une démocratie.
- Pourquoi notre démocratie s’est fragilisée – Un diagnostic lucide et équilibré
Je ne crois pas que la démocratie ait échoué. Je crois que nous avons, collectivement, sous-estimé ce qu’elle exigeait pour s’enraciner et durer. Nous avons conquis des institutions, mais nous avons négligé la construction du citoyen démocratique. Le déficit de culture démocratique car la démocratie n’a pas irrigué les comportements quotidiens, ni les pratiques sociales ordinaires. Le vote est resté un acte ponctuel, souvent instrumentalisé, sans lien avec une conscience politique continue. Il faut reconstruire une culture démocratique : dans les écoles, dans les familles, dans les médias, dans les espaces communautaires. La culture démocratique, c’est le terreau sans lequel les institutions ne tiennent pas. Le système électoral a manqué de crédibilité. La justice a manqué d’exemplarité. La décentralisation est restée incomplète. L’administration a été perçue comme distante. Les élites politiques se sont souvent coupées du terrain. La pauvreté et l’insécurité ont sapé la confiance dans l’État. La gouvernance n’a pas su incarner l’éthique de l’intérêt général. Les institutions de contrôle ont été marginalisées ou contournées. La délinquance financière, la gestion opaque, les pratiques de prédation se sont installées dans l’impunité. Il est impératif de rétablir la chaîne de responsabilité, d’instituer la transparence comme norme, et de redonner de la dignité à la chose publique. La décentralisation est restée incomplète : les collectivités locales ont été transformées en vitrines sans levier. Le transfert des compétences s’est souvent fait sans transfert des ressources. Pourtant, la proximité est l’un des piliers de la démocratie effective. Nous devons relancer une décentralisation véritable, fondée sur la subsidiarité, l’autonomie budgétaire, et la redevabilité locale. Le dialogue politique a été trop souvent instrumentalisé, utilisé comme un mécanisme de contournement ou de légitimation, plutôt qu’un espace sincère de construction collective. Il nous faut un dialogue ancré dans une éthique du respect mutuel, où chaque acteur politique accepte de poser les vrais problèmes du pays et d’en débattre sans arrière-pensée ni faux-fuyant. Il faut des acteurs politiques responsables, qui acceptent la défaite électorale comme un temps de reconstruction, la victoire comme une charge, et la gestion comme une mission. Être responsable, c’est reconnaître les erreurs, corriger les pratiques, rendre compte des engagements. La démocratie malienne ne survivra que si ceux qui la servent s’élèvent à sa hauteur. La démocratie ne peut exister sans une justice indépendante, accessible et crédible. Il faut libérer les magistrats des pressions, valoriser leur statut, renforcer les juridictions de proximité. Mais il faut aussi faire entrer la justice dans le quotidien : régler les litiges rapidement, protéger les plus vulnérables, sanctionner les abus. Une société qui ne croit plus à sa justice est une société au bord du gouffre. La démocratie a été perçue comme une forme sans contenu, une promesse sans effets. Ce n’est pas le peuple qui a failli. C’est l’État qui a laissé le citoyen seul, désarmé, devant un système qu’il n’a pas toujours compris.
III. Que faire maintenant ? – Pour un nouveau pacte démocratique malien
Que nul ne s’y trompe, dans la crise que nous traversons, ce n’est pas la démocratie qui est en cause. C’est la fiabilité de nos institutions et le manque de confiance.
Il s’agit donc de poursuivre et renforcer notre processus démocratique afin de créer les conditions d’un nouveau progrès démocratique. Pour ce faire, refonder notre démocratie de l’intérieur, à partir de nos réalités, de nos forces, et de nos aspirations, avec comme socle le renouveau de la démocratie, le renouveau politique, le renouveau citoyen et le renouveau de la gouvernance.
Je propose un pacte autour de quatre piliers :
- le renouveau de la démocratie
Refonder nos institutions, en les rendant plus lisibles, plus accessibles, plus redevables. Réconcilier le citoyen avec l’État, redonner sens à l’idée même de représentation, clarifier le rôle des pouvoirs, renforcer les contre-pouvoirs, garantir l’intégrité du processus électoral, inscrire la transparence et la redevabilité dans le fonctionnement régulier des institutions. Au total, déployer des Institutions sur lesquelles chaque Malien doit pouvoir compter pour défendre ses valeurs, ses droits et faire prendre au pays les bonnes directions. Institutions qui doivent enfin inspirer à chacun l’envie de les servir, de les respecter et de les défendre.
- le renouveau de la politique
Il faut repolitiser la politique, la recentrer sur le débat d’idées, sur la confrontation des projets, le culte de l’intérêt général. Réconcilier le politique avec la société, restaurer l’autorité morale de la fonction politique, moraliser la vie publique, promouvoir l’alternance, encourager la participation des jeunes et des femmes, garantir la diversité, lutter contre l’achat des consciences, la violence électorale, l’impunité.Travailler à ramener la politique à ses lettres de noblesse, à rétablir la transparence et le respect de son vote au citoyen malien, à donner au paysage politique les couleurs permettant la compréhension des différentes visions et projets pour notre pays.
- Le renouveau citoyen
Il faut des citoyens conscients, des citoyens qui ne se contentent pas de voter, mais qui surveillent, questionnent, proposent. Des citoyens qui se sentent responsables de leur environnement, et qui refusent l’indifférence. Cela passe par une éducation civique vivante, permanente, contextualisée ; et la jeunesse est au cœur du renouveau citoyen. Il s’agit de faire émerger un citoyen actif, informé, critique, engagé. Cela passe par l’éducation civique, la formation continue, l’accès à l’information, la valorisation de l’engagement associatif, le développement de la citoyenneté numérique. Il faut créer des espaces où les citoyens peuvent débattre, proposer, contrôler, évaluer. Il faut créer une citoyenneté ancrée, consciente, exigeante.
L’unité du peuple et la justice sociale sont des conditions indispensables à la solidité de la société et de ses institutions. Aussi, la cohésion sociale doit s’articuler autour de trois axes : développer la citoyenneté ; assurer à chaque citoyen l’accès au savoir, aux soins de santé, à la création et à la distribution de la richesse nationale ; assurer l’accès à l’emploi et à la protection sociale. Une charte de la Cohésion sociale pourrait être élaborée dans ce sens.
- Le renouveau de la gouvernance
Mettre fin à la confusion entre service public et pouvoir personnel. Redéfinir les critères de nomination, renforcer les mécanismes d’évaluation, intégrer la reddition de comptes, promouvoir l’efficacité administrative, la gestion axée sur les résultats, la transparence budgétaire. La gouvernance, ce n’est pas seulement gérer, c’est servir, écouter, corriger, anticiper. C’est agir pour le bien commun, et non pour des intérêts privés ou corporatistes. La décentralisation doit cesser d’être un transfert administratif sans contenu stratégique. Elle doit s’accompagner d’un véritable aménagement du territoire, fondé sur une cartographie des besoins, des ressources et des dynamiques régionales. Il s’agit de faire émerger de véritables pôles régionaux et locaux de croissance et de développement, capables de structurer des bassins de vie, de stimuler l’économie locale, de fixer les populations, et de garantir un accès équitable aux services publics essentiels. Cela suppose une gouvernance territoriale renforcée, des compétences effectives transférées, et des moyens budgétaires prévisibles, assortis de mécanismes de redevabilité citoyenne. Et pour structurer ce chantier dans la durée, nous devons progresser avec la quête de notre modèle démocratique malien que les différents foras et autres concertations n’ont pas dessiné.
Je propose la mise en place d’un Haut Conseil de la Refondation démocratique, instance nationale, inclusive et transversale, composée de représentants des partis politiques, de la société civile, des femmes, des jeunes, des autorités coutumières et religieuses, des universitaires, des Maliens de la diaspora, des opérateurs économiques, et d’anciens hauts responsables de l’État.
Ce Haut Conseil aura pour mandat, pendant deux ans, de :
* Conduire une réflexion de fond sur l’état de notre démocratie, en s’appuyant sur les expériences vécues, les ruptures, les attentes et les opportunités ;
* Animer un large dialogue national, structuré, méthodique, participatif, incluant toutes les régions, toutes les couches sociales, et toutes les sensibilités du pays ;
* Proposer une Charte du Renouveau démocratique, issue de cette démarche collective, définissant les principes, les engagements, les mécanismes et les étapes de la refondation démocratique malienne ;
* Formuler des propositions de réformes constitutionnelles, institutionnelles, électorales, éducatives et sociales, à inscrire dans un agenda national de transformation.
Ce Haut Conseil ne sera ni une conférence de plus, ni une commission symbolique. Il devra être doté d’un mandat clair, d’une méthodologie rigoureuse et d’un calendrier contraignant. Il devra travailler dans la transparence, l’écoute, la compétence et le respect. Son objectif ne sera pas de remplacer les institutions existantes, mais de préparer les bases d’un nouveau contrat démocratique, fondé sur la vérité, la justice, l’inclusion et la projection vers l’avenir. C’est une voie de refondation méthodique, collective, sans précipitation, mais avec exigence. Elle seule permettra d’enraciner durablement un modèle démocratique malien.
Dans l’immédiat, nous avons besoin d’un choc de gouvernance.
Le choc de gouvernance doit être un sursaut volontaire, profond, systémique. Il ne s’agit pas d’un réajustement technique, mais d’une transformation assumée des rapports entre l’Etat, les citoyens et la puissance publique.NCe choc doit se traduire par des gestes clairs : la réduction du train de vie de l’Etat, la rationalisation des institutions et des structures redondantes, la limitation stricte des avantages protocolaires, l’introduction et le renforcement de mécanismes indépendants d’évaluation et de reddition de comptes. Il s’agit de restaurer l’autorité morale de l’action publique par des actes sobres mais forts. Il s’agit de montrer que le pouvoir n’est pas un privilège, mais une charge. Cela induit un sursaut moral et institutionnel, une rupture avec les pratiques de clientélisme, de laxisme, d’impunité. Dans cette optique, la société politique et la société civile doivent faire leur introspection. Il s’agit de rétablir l’État dans sa fonction noble : celle de servir, et de le relégitimer. Il s’agit de reconstruire la confiance entre le citoyen et ses institutions.
C’est un chantier de vérité, d’exemplarité, et d’efficacité publique.
Redonner de la crédibilité à l’Etat, c’est en faire de nouveau un acteur lisible, prévisible, juste. C’est rétablir la cohérence entre les décisions prises et les engagements tenus. C’est refuser l’arbitraire, éviter la communication sans contenu, assumer les décisions impopulaires quand elles sont justes, et expliquer les limites quand elles existent. La crédibilité se reconstruit dans la durée, par la constance, par la clarté des priorités, et par le respect des engagements. C’est cela, l’exigence du renouveau. Et pour que la confiance revienne, il faudra donner des gages. Pas des gestes d’image, mais des preuves. Des résultats visibles, des données accessibles, des politiques évaluées, des écarts corrigés. Le citoyen doit pouvoir constater que la gouvernance repose désormais sur la transparence, l’équité, et la redevabilité. Il doit sentir que le respect de la règle est redevenu la norme -y compris au sommet. C’est à cette condition seulement que la démocratie retrouvera sa profondeur et son autorité.
Conclusion – L’heure du courage politique et de la transmission J’ai la conviction que la démocratie malienne peut se relever et doit se relever !
Nous ne repartons pas de zéro. Mais nous devons repartir avec d’autres repères, d’autres exigences, d’autres ambitions, un nouveau contrat entre l’État et les citoyens, entre les institutions et la société, entre le politique et l’éthique.
Ce n’est pas seulement une réforme institutionnelle que nous devons viser, c’est une transformation profonde de notre manière d’être ensemble, de décider ensemble, de vivre ensemble. C’est aussi le besoin d’un agenda consensuel de sortie de crise durable.
Notre démocratie a besoin de clarté politique, de courage moral, de patience refondatrice. Elle a besoin de citoyens debout, d’une jeunesse engagée. Elle a besoin que ceux qui ont porté le combat démocratique hier, le transmettent aux générations nouvelles.
Une œuvre nous attend. Une œuvre à poursuivre. Un pacte à réinventer.
Je vous remercie.