Amnesty International a rendu public, mercredi 3 juin, un rapport à charge contre l’armée nigériane, coupable selon l’organisation de défense des droits de l’homme de terribles exactions à l’encontre de populations civiles lors d’opérations de lutte contre Boko Haram depuis 2011. Entretien avec Alioune Tine, le directeur du bureau régional pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre chez Amnesty International.
Vous dénoncez la mort de 8 000 hommes et jeunes garçons aux mains des forces armées nigérianes ces quatre dernières années. Qui sont ces personnes ? Que leur est-il arrivé ?
Ce sont des gens soupçonnés d’appartenir à Boko Haram. Mais beaucoup d’innocents ont été arrêtés lors de rafles, d’opérations de nettoyage. Depuis mars 2011, plus de 7 000 jeunes hommes et jeunes garçons sont morts en détention militaire et depuis février 2012, plus de 1 200 personnes ont été tuées dans des conditions contraires à la légalité : assassinats par la faim, la soif, l’asphyxie, sous la torture… C’est inadmissible.
Au camp de Giwa, un camp improvisé, 2 000 personnes ont été amenées d’un seul coup, privées d’eau et de nourriture pendant souvent 48 heures, n’ayant d’autre choix que de boire leur urine… Quand certains mouraient, ça faisait de l’espace pour les autres, ça leur donnait de l’oxygène. C’est incroyable parce que les détenus profitaient de l’occasion d’enterrer les morts pour sortir, se laver les mains et boire de l’eau. C’est un enfer indescriptible.
La hiérarchie militaire était au courant de ces atrocités. Amnesty International a envoyé 57 courriers, a mené des dizaines d’entretiens avec les autorités, mais aucune enquête n’a été ouverte. Nous avons donc saisi le bureau du procureur de la CPI (Cour pénale internationale) et demandé au président Buhari de tout faire pour que des enquêtes soient ouvertes rapidement. Amnesty cite notamment neuf hauts responsables militaires, car nous avons des preuves que des crimes ont été commis sous leur commandement, par des gens qui étaient sous leurs ordres.
Qu’est-ce qui explique que des militaires aient pu commettre de telles horreurs ?
Ils oublient souvent qu’ils sont dans un Etat de droit. Chaque fois qu’il y avait des attaques de Boko Haram, ils se vengeaient. Près de 20 000 personnes ont été arrêtées illégalement, torturées et certaines ont été victimes d’exécutions extrajudiciaires. Ce sont des crimes graves, commis de manière délibérée, qui doivent être considérés comme des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité. Ils ont été largement documentés, avec les preuves et les témoignages de plus de 400 personnes, des journalistes, des militaires, des témoins oculaires, des parents, des victimes.
Comment avez-vous obtenu ces témoignages de militaires ?
Tous les militaires ne sont pas pourris ! Certains nous ont adressé des rapports, ils ont informé leurs autorités parce qu’ils étaient révoltés par de tels actes.
L’armée nigériane a lancé une nouvelle offensive contre Boko Haram fin 2014, savez-vous si ces exactions continuent ? La participation des armées tchadienne, nigérienne et camerounaise a-t-elle une incidence ?
Nous sommes très vigilants par rapport à cette opération, mais il est d’abord fondamental que les crimes commis ne restent pas impunis. Nous sommes en train de fêter les 40 ans de la Cédéao (communauté des Etats d’Afrique de l’Ouest), les textes et les institutions sont réformés pour renforcer les droits humains. C’est une belle occasion pour que les chefs d’Etat disent au Nigeria, qui abrite cette institution, qu’il faut mettre un terme à l’impunité.
Source: Le monde