Pour le Général Abdourahamane Tchiani, “la monnaie est une étape de sortie de cette colonisation”. La création d’une telle monnaie n’est pas sans risques.
Le Burkina Faso, le Niger et le Mali, trois anciennes colonies françaises aujourd’hui dirigées par des régimes militaires, ont décidé de se retirer de la CEDEAO, suite aux sanctions que celle-ci leur a infligées. Ainsi, elles se sont regroupées au sein de l’Alliance des Etats du Sahel (AES). Cependant, ils restent membres de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa), qui est une union monétaire et économique. L’Uemoa a une monnaie commune, le franc CFA, qui est émis par la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (Bceao).
La Bceao et la Banque de France sont liées par des accords de coopération incluant le dépôt d’une partie des réserves de changes à la Banque de France et la garantie du franc CFA par la France. Cette coopération désavantageuse pour les pays membres de l’Uemoa est de plus en plus décriée. Ainsi, les pays de l’AES sont sur la voie de quitter cette zone monétaire pour créer leur propre monnaie. Les conditions de cette création sont-elles réunies? Si elle crée, quels en seront ses impacts ?
Dans une publication du 22 mars 2024 dans le média “The Conversation Africa”, Thierno Thioune, Enseignant-chercheur, Directeur du Centre de recherches économiques appliquées (Crea) de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, a analysé les implications possibles et la faisabilité du lancement de cette nouvelle monnaie pour les pays membres de l’AES.
Quatre conditions à remplir pour la création de la monnaie
Pour Thierno Thioune, la première condition est que cette création doit passer par une coordination étroite des politiques macroéconomiques et budgétaires. Donc, une harmonisation rigoureuse des politiques économiques et budgétaires entre les pays participants est impérative pour garantir la stabilité de la valeur de la monnaie et prévenir les déséquilibres commerciaux. Cette synchronisation permettra, poursuit-il, de maintenir la confiance des acteurs économiques et de favoriser la croissance régionale. La seconde condition, évoquée par l’universitaire sénégalais, est la mise en place d’institutions solides responsables de la gestion monétaire telles qu’une banque centrale commune, est indispensable.
A en croire l’Enseignant-Chercheur, celle-ci doit disposer de prérogatives suffisantes pour mener une politique monétaire indépendante et stable, capable de préserver la valeur de la monnaie et de faire face aux aléas conjoncturels. L’instauration d’un marché commun intégré est, selon Thioune, la troisième condition. Car, pour lui, la libre circulation des biens, des services, des capitaux et de la main-d’œuvre est essentielle pour stimuler la croissance économique et renforcer la coopération régionale. Actuellement, l’Uemoa offre un tel cadre, selon le sénégalais, ce qui représente un atout significatif. La mise en place des mécanismes de surveillance et de résolution des crises est, selon le directeur du Créa, la quatrième condition.
Autrement dit, l’existence de dispositifs efficients de veille et de résolution des crises, tels que des fonds de réserve communs et des arrangements de swaps de devises est vitale pour faire face aux chocs externes et internes susceptibles d’affecter la nouvelle monnaie. Dans ce sens, techniquement, le swap de devises, instrument financier dérivé, peut, d’après l’économiste sénégalais, être utilisé pour gérer les risques de change et faciliter le financement transfrontalier dès lors qu’il constitue un contrat bilatéral où deux partis échangent des montants dans deux devises différentes à un taux fixe durant une période, puis retournent à la situation initiale.
Cependant, d’après Thioune, il est difficile de dire si ces conditions sont entièrement remplies dans les trois pays qui cherchent à lancer une nouvelle monnaie multilatérale. Tout simplement, selon lui, parce qu’il existe des difficultés à confirmer si les critères nécessaires à la mise en circulation d’une nouvelle monnaie commune ont été entièrement réalisés dans ces trois pays. Plusieurs éléments importants justifient ces complications. Parmi elles, la coordination et l’harmonisation des politiques gouvernementales, l’assurance d’une stabilité macroéconomique, incluant une maîtrise de l’inflation, une limitation de la dette publique et un maintien de la balance courante, entre autres.
En tenant compte de tous ces paramètres, Thioune estime qu’il apparaît effectivement complexe d’affirmer catégoriquement que les trois nations concernées ont bel et bien rempli l’ensemble des conditions requises pour introduire une nouvelle monnaie multilatérale.
Des avantages de la nouvelle monnaie
Si théoriquement, ces trois pays satisfont certaines de ces conditions en raison de leur longue appartenance à l’Uemoa depuis 1963 et de l’expérience acquise dans la coordination des politiques économiques et monétaires grâce à l’usage du Franc CFA, cela peut constituer, selon l’expert sénégalais, un atout important. Ces pays profitent également des infrastructures existantes, telles que la Bceao, qui gère la monnaie unique et la politique monétaire pour les États membres. Cependant, d’après le directeur du Créa, plusieurs défis persistent. Premièrement, une possible dépréciation de la nouvelle monnaie par rapport au franc CFA pourrait avoir des répercussions négatives substantielles pour les exportateurs vers les autres pays de l’Uemoa, prévoit l’expert sénégalais.
Deuxièmement, en l’absence d’un encadrement formel approprié pour contrôler et gérer la nouvelle monnaie, Thioune estime que l’on peut assister à de la spéculation et à une incertitude quant à sa valeur. Il ajoute que, par conséquent, l’installation d’institutions robustes pour soutenir la gestion et la supervision de la nouvelle monnaie devient cruciale.
Malgré ces risques, l’initiative pourrait présenter, selon le directeur du Crea, des avantages tels qu’une zone monétaire élargie favorisant une plus grande intégration commerciale et une meilleure allocation des ressources. Elle peut, à l’en croire, également accroître la marge de manœuvre des pays face aux partenaires extérieurs.
Par conséquent, il estime qu’une transition soigneusement planifiée et une gestion efficiente de la nouvelle monnaie sont vitales pour assurer son succès et tirer parti de ses potentialités. En rejoignant une nouvelle union monétaire, ces trois pays pourraient, selon le sénégalais, bénéficier d’avantages significatifs, notamment grâce à l’augmentation de l’intégration commerciale, l’indépendance vis-à-vis des partenaires extérieurs, la réduction des coûts de transaction et l’attrait pour les investisseurs. Toutefois, l’Expert en économie a indiqué qu’il est essentiel d’adopter des mesures cruciales telles que la planification minutieuse, la convergence des politiques monétaires, l’uniformisation des normes comptables et fiscales, la collaboration avec les institutions financières internationales et une communication claire pour assurer la réussite de cette nouvelle monnaie.
Des impacts négatifs sont à prévoir
Néanmoins, cette initiative, selon l’économiste sénégalais, comporte également des risques, notamment en ce qui concerne leur position au sein de l’Uemoa et la Cedeao. Ces dernières pourraient percevoir la création d’une nouvelle monnaie comme une menace à leur influence régionale, entraînant une fragmentation potentielle des blocs économiques existants. De plus, le départ des trois pays pourrait affaiblir la solidité au sein de l’Uemoa et de la Cedeao, en termes de poids économique et politique. La création d’une nouvelle monnaie par ces trois nations pourrait, pour Thioune, en effet temporairement impacter négativement leurs échanges avec les pays de la zone actuelle voir entraîner quelques turbulences dans les échanges commerciaux avec les pays hors zone. D’abord, le passage à une nouvelle monnaie sème généralement une certaine dose d’incertitude parmi les acteurs économiques et les partenaires commerciaux, en raison de questions relatives à la valeur de la devise, sa convertibilité et sa stabilité. Cette phase d’ajustement peut provoquer un ralentissement temporaire des échanges commerciaux. Ensuite, l’entrée en vigueur d’une nouvelle monnaie s’accompagne souvent de modifications législatives et réglementaires, concernant notamment les opérations de change et les droits de douane, c’est-à-dire des barrières administratives et réglementaires. Ces bouleversements peuvent causer des retards dans le déroulement des transactions commerciales. Puis, durant la période transitoire, relativement aux fluctuations de taux de change, il est possible d’observer des écarts de taux de change entre l’ancienne et la nouvelle monnaie. Ce qui peut altérer la compétitivité-prix des exportateurs et des importateurs des pays concernés, limitant ainsi le volume global des échanges. Egalement, face à l’annonce de la naissance d’une nouvelle monnaie, les perceptions et les attitudes des partenaires extérieurs comptent. Certains partenaires commerciaux pourraient manifester des réticences ou exprimer des doutes quant à sa fiabilité et sa crédibilité, ce qui pourrait refroidir leurs ardeurs à poursuivre les échanges avec les pays membres de la zone.
La création d’une nouvelle monnaie par ces trois pays, selon Thioune, peut effectivement soulever des interrogations quant à leur isolement potentiel. Cependant, une telle initiative ne doit pas automatiquement aboutir à une rupture diplomatique ni à une marginalisation totale. Véritablement, pour l’éviter, il faudrait une communication proactive, une coopération constructive et une intégration économique régionale équilibrée et inclusive qui constitueraient des leviers majeurs pour atténuer les risques d’isolement du trio composé du Burkina Faso, du Mali et du Niger dans leur projet monétaire.
Youssouf Konaré
Source : Le Nouveau Réveil