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Cheickna Bounajim Cisse, économiste sur la suspension des dettes des pays pauvres, annoncée par la communauté internationale, : “Je crains que cela ne soit un grand bluff”

Les créanciers bilatéraux et multilatéraux du G7 et du G20 ont demandé le 15 avril la suspension des dettes des pays pauvres pour leur permettre de faire face aux impératives de la lutte contre le Covid-19. Le Mali fait partie des pays concernés par cette mesure.

Dans cette interview, Cheickna Bounajim Cissé, Cadre dirigeant de banque, économiste, essayiste, émergentier, auteur de La dette des pays du Tiers monde : le cas du Mali, ENA Bamako, juin 1990. MBA Universités Paris Dauphine et Sorbonne (IAE Paris), Master professionnel en sciences politiques et sociales (IFP, Université Paris Assas), DES Banque (ITB – CNAM) – Maîtrise en Gestion (ENA Bamako), se prononce sur cette suspension et jette avant un regard sur l’évolution de la dette publique du Mali.

 Mali tribune : Comment la dette publique du Mali est structurée ?

Cheickna Bounajim Cissé : La dette publique malienne a deux composantes : la dette extérieure et la dette intérieure.

La dette extérieure c’est ce que l’État a contracté vis-à-vis de ses partenaires ou créanciers extérieurs qui sont de deux ordres : les partenaires bilatéraux (Pays et Clubs de Paris) et les partenaires multilatéraux (FMI, Banque mondiale…). Quant à la dette intérieure, elle est aussi composée de deux types de créanciers. Il s’agit des fournisseurs de biens et services, et les établissements bancaires qui souscrivent aux bons de caisses et obligations émis par l’Etat.

Mali tribune : Quelle analyse faites-vous de l’évolution de la dette publique malienne ?

B. C.: En ce qui concerne la dette intérieure, il y a lieu de lever certaines équivoques. D’abord, il y a une idée très répandue, mais qui est fausse. Quand on dit qu’il faut que l’État apure la dette intérieure pour relancer l’économie, on pense que ce sont uniquement les fournisseurs de biens et de services qui sont les seuls créanciers locaux de l’Etat.

En réalité, la majorité de la dette intérieure de l’État malien est détenue par les banques. Le rapport n°18/141 du FMI sur le Mali, juin 2018, fait ressortir que le stock de la dette intérieure du Mali s’élève à 982 milliards F CFA à fin 2017, dont 62 % sont portées par les banques commerciales sous forme de bons et d’obligations du Trésor. Il n’y a que 38 % qui sont détenus par les fournisseurs, au sens courant du terme.

La deuxième spécificité de la dette intérieure c’est que 91 % de son encours est constitué à moyen et long terme. Il n’y a que 9 % de la dette qui est à court terme. Ça veut dire que c’est une dette qui engage les générations futures.

Pour ce qui concerne la dette extérieure, le montant contracté par l’État du Mali s’élève à 2 231 milliards F CFA à fin décembre 2017. 46 % de cette dette, contrairement à ce que beaucoup de gens pensent, est détenue par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale. Les institutions de Bretton Woods représentent pratiquement la moitié de la dette extérieure du Mali.

L’autre moitié est détenue par les partenaires bilatéraux. Ces créances sur l’Etat malien sont gérées par le Club de Paris (dans le cadre de reprofilage) ou directement par les pays concernés.

 Mali tribune : Le Mali doit combien au Club de Paris ?

B. C.: La dette officielle du Mali envers le Club de Paris, selon rapport n°18/141 du FMI de juin 2018, ne représente que 40 milliards F CFA à fin 2017, soit 9 % de la dette bilatérale et moins de 2 % de la dette extérieure du pays. La dette officielle hors Club de Paris fait 389 milliards F CFA.

La dette publique de l’État malien vis-à-vis de ses créanciers étrangers et intérieurs (dette extérieure plus la dette intérieure) fait un total de 3 213 milliards F CFA à fin 2017. Sur ce montant, la dette extérieure représente 69 % de la dette globale du pays.

Ça veut dire que l’essentiel de l’endettement du Mali est vis-à-vis des partenaires extérieurs. Les partenaires intérieurs ne représentent que 31 %.

Quand on fait une analyse dynamique, on remarque qu’entre 2013 et 2017, le Produit intérieur brut (PIB) du Mali a augmenté de 35 % en passant de 6 544 milliards en 2013 à 8 899 milliards F CFA.

Mali tribune Est-ce une amélioration ?

B. C.: En économie, une croissance ne veut rien dire, il faut toujours la comparer à quelque chose, à un référent.

La dette globale du Mali a augmenté sur la même période (2013- 2017) de 54 %. En clair, cela veut dire que le rythme d’endettement du Mali est plus soutenu que sa capacité à créer de la richesse. Cela m’amène à faire deux réflexions.

D’abord, cela peut induire qu’il y a de la “mauvaise dette”, ce qui a été contracté pour financer des secteurs non productifs. Dans le cas du Mali, cela peut se comprendre au regard de la situation sécuritaire du pays. L’Etat consent près du quart de ses ressources budgétaires pour les dépenses liées à la sécurité et à la défense, à travers notamment la mise en œuvre des lois d’orientation et de programmation militaire et de sécurité intérieure. Au-delà de ses dépenses de souveraineté, il faut être attentif à tout ce qu’il y a comme charges de fonctionnement et de prestige qui non seulement ne créent pas de valeur, mais peuvent contribuer à la destruction de valeur.

D’où le deuxième point d’attention : l’utilisation de la dette. Il faut veiller à une gouvernance saine et vertueuse de la dette. Parce que la définition simple et compréhensible de la dette, quelque soit le contractant, c’est l’anticipation de revenus futurs. De façon triviale, c’est dire que la dette est contractée pour être remboursée.

Dans l’absolu, si la dette augmente plus vite que la richesse nationale, ça peut vouloir dire trois choses exclusives ou complémentaires : soit que les emprunts n’ont pas financé des secteurs productifs, soit qu’ils étaient initialement destinés au financement des secteurs productifs mais ont été détournés de leur objet, ou tout simplement qu’ils ont été mal utilisés. En somme, l’endettement n’a pas servi au financement du développement. Donc ce n’est pas de la “dette utile”. Les économistes parlent de dette utile lorsqu’elle finance des secteurs productifs qui permettent au pays de créer des activités créatrices de revenus et d’emplois.

Mali tribune : Quels secteurs précisément ?

B. C.: Comme l’agriculture, l’aménagement des périmètres agricoles, la construction des usines, des barrages et des forages, ou l’achat des équipements agricoles. En somme, tous les secteurs économiques…C’est de l’investissement utile.

Par contre, si le Mali s’endette, par exemple, pour ériger un monument national, acheter des véhicules de fonction, construire un salon privé à l’aéroport, ça fait partie de ce qu’on appelle les dépenses de souveraineté ou de prestige, tout dépend du prisme d’analyse.

Pour faire simple, tout emprunt contracté pour financer une activité qui ne créé pas de valeur ajoutée n’est pas une dette utile. Ceci dit, je m’empresse de préciser que cela ne veut pas dire que ces dépenses ne sont pas nécessaires et qu’il ne faille pas les faire. Je veux simplement dire que quand on est dans un pays où les ressources publiques sont limitées et insuffisantes, il faut veiller à une bonne utilisation de la dette et la gérer de façon vertueuse.

Le deuxième point de mon analyse tient à un ratio essentiel (Dette publique sur PIB). En 2017, la dette publique du Mali représentait 25 % de la richesse alors qu’elle n’était que de 22 % en 2013. Ce qui corrobore l’analyse précédente. La dette publique a progressé de 3 points du PIB en quatre ans.

Pour le troisième point de mon analyse, on peut dire qu’aujourd’hui que la dette publique du Mali est soutenable parce qu’elle est en dessous de 40 % du PIB qui est la norme au niveau de l’Uémoa. Elle ne représente que 25 % en 2017. Par exemple, en France, la dette dépasse les 100 % du PIB. Dans d’autres pays africains, elle représente 90 %.

Nous avons une dette faible, mais c’est sa dynamique qui inquiète même si cette évolution s’explique par la situation sécuritaire du pays qui fait que le Mali est obligé d’investir massivement dans les secteurs d’armement et de sécurité depuis la crise de 2012. Ce n’est pas pour rien que j’ai pris comme référence 2013. Ce ne sont pas des dépenses productives, mais ce sont des dépenses qui sont essentielles parce que sans la paix il n’y a point de développement. Et le Mali est un pays en guerre. Il faut bien qu’il puisse financer son armée pour pouvoir sécuriser les populations et leurs biens.

Donc pour moi, la dette publique malienne est soutenable même si son évolution apparait a priori inquiétante. Mais quand on l’analyse de près et qu’on le met en perspectives par rapport aux aléas et à la situation actuelle ça se comprend. Mais par contre ça pose un autre problème : la faiblesse de la mobilisation de l’épargne intérieure.

De façon rationnelle, sauf dans des cas spécifiques, chaque fois qu’on recourt à de l’emprunt ça veut dire que l’épargne est inexistante ou faible.

Au Mali, on a un taux de mobilisation de l’épargne intérieure qui est très faible. Et il y a plusieurs raisons qui l’expliquent. Le secteur financier ne dispose pas d’instruments appropriés pour mobiliser toute cette épargne oisive qui est thésaurisée dans le secteur informel. Au niveau central, les ressources publiques de l’État malien sont limitées essentiellement aux recettes fiscales et douanières. Or, la pression fiscale au Mali est très faible. Elle est 17 % alors que la norme de l’Uémoa est de 20 %. Cette situation s’explique en grande partie par la prépondérance du secteur informel et la difficulté de l’État à le structurer. Le poids de la fiscalité est supporté par les quelques rares entreprises qui évoluent dans le secteur formel. Il y a aussi l’incivisme fiscal qui est connu. Certains contribuables, notamment des entreprises, ne s’acquittent pas de l’entièreté de leurs obligations fiscales ou ne déclarent pas tous leurs revenus. Les citoyens aussi rechignent à payer leurs impôts et leurs taxes. C’est pour toutes ces raisons que l’on a au Mali une assiette fiscale très restreinte.

Pourtant, les ressources publiques internes sont indispensables à l’Etat pour qu’il exécute ses politiques publiques. En cas d’insuffisance, il est obligé de s’endetter à l’extérieur ou bien auprès des banques locales. Dès lors, on rentre non pas dans un cercle vertueux de la dette, mais plutôt dans un cercle vicieux : la dette nouvelle qui est contractée pour payer la dette ancienne qui arrive à échéance. C’est en quelque sorte une fuite en avant. Le développement est un phénomène purement endogène. Il ne peut pas être sous-traité à l’extérieur.

 Mali tribune : Quelles solutions ?

B. C.: C’est de travailler pour faire en sorte que l’État puisse améliorer la mobilisation de ressources intérieures y compris les ressources provenant de ses services d’assiette notamment la douane, les impôts, les domaines, etc. Il faut que le système bancaire local joue aussi son rôle de financeur de l’économie. Il le fait déjà mais son apport est encore insuffisant. Les crédits bancaires sur PIB ne représentent que 28 % contre 100 % dans certains pays africains et 366 % au Japon.

Mali tribune La communauté internationale a donné son accord en mi-avril sur le moratoire des dettes des pays les plus pauvres. Qu’est-ce que le moratoire ?

B. C.: Je vais être pédagogique sur le sujet. Par exemple, tu as un prêt à la banque. Tu dis à la banque que tu as perdu ton boulot. Et que tu ne pourras pas honorer ton échéance par exemple d’avril. Tu sollicites donc un moratoire. C’est-à-dire te permettre de différer l’échéance du paiement de ta dette ou de la restructurer.

Mali tribune : Quelle différence entre le moratoire et le gel ?

B. C. : En matière financière, ce sont des notions distinctes même si on peut jouer sur les mots pour les assimiler. Par exemple, quand un particulier a une incapacité temporaire à faire face à ses engagements bancaires. Pour gérer cette situation, le banquier peut lui restructurer sa dette en jouant sur les paramètres du prêt (durée, taux, échéance, etc.). On peut t’allonger la durée. Par exemple ton prêt sera remboursable sur 72 mois (6 ans) au lieu de 36 mois comme initialement convenu. Dans ce cas, ton échéance, ce que tu payais à la banque chaque mois, va baisser. Ce qui te permettra de disposer d’une trésorerie.

Ou bien, la banque peut t’accorder un différé, une période de grâce pendant laquelle tu ne lui payes rien. Dans ce cas, il y a gel du remboursement du prêt. Dans ce cas ton insolvabilité est avérée ou probable. Mais cela ne veut pas dire que la banque a renoncé à son prêt. Pas du tout ! Non seulement, à la fin de la période de gel, dès que tu retournes à une meilleure fortune, la banque va décompter les intérêts qu’on appelle dans notre jargon “intérêts de différé” ou “intérêts intercalaires” et te les faire payer en sus du capital.

Pour ce qui concerne le gel de 20 milliards de dollars des dettes des pays pauvres annoncé par le G 20, je crains que cela ne soit un grand bluff. Et je vais me faire comprendre. Pour aider l’Afrique à faire face aux conséquences économiques et sociales désastreuses liées à la pandémie du Covid-19, les créanciers disent geler le remboursement de leurs créances mais tout en maintenant l’épée de Damoclès sur la tête des débiteurs. C’est de la pure farce. Ils savent depuis très longtemps que l’Afrique n’a pas les moyens financiers de faire face au service de sa dette. Aujourd’hui plus qu’hier. Là aussi, je suis obligé d’être pédagogique. Vous êtes hospitalisé, ce que je ne souhaite pas. Et vous avez besoin d’argent pour financer vos soins. Vos créanciers défilent à votre chevet pour vous dire de ne pas payer les échéances de vos dettes en attendant votre guérison. Et personne d’entre eux n’annule sa créance encore moins ne vous donne de l’argent frais. Comment vous allez guérir pour plus tard s’acquitter de vos dettes ? Et l’Afrique est dans le même état que vous, sinon pire. Parce que depuis plus de trente ans elle a été admise aux urgences du dispensaire des aumôniers internationaux.

En réalité, ce qu’il faut pour l’Afrique aujourd’hui c’est simple. Il faut une annulation de dettes et l’injonction de liquidités massives pour irriguer les canaux sociaux et économiques. Mais la communauté internationale ne le fera point. Rarement, même dans la nature, on a vu un dominant hisser à sa stature un dominé pour l’affranchir de sa domination.

Mali tribune : Quel est le service de la dette du Mali ?

B. C.: Le service de la dette publique c’est ce que l’État paie chaque année à ses créanciers multilatéraux et bilatéraux. Pour bien apprécier sa soutenabilité, il est mesuré par rapport aux recettes totales. Quand on regarde le service de la dette du Mali, on se rend compte qu’en réalité il y a un souci parce que ça accapare une bonne partie des recettes. Et cela va crescendo.

Suivant le rapport semestriel d’exécution de la surveillance multilatérale de l’Uémoa de juin 2019, on remarque que le service de la dette publique totale du Mali s’est établi à 378 milliards en 2018, soit une progression de 91 % par rapport à 2017. Il représente 28 % des recettes totales contre 12 % en 2017. Sur les trois dernières années, le service de la dette intérieure a représenté en moyenne 53 % du total du service de la dette publique alors qu’en stock la dette intérieure ne représente que le tiers (31 %) de la dette globale.

C’est dire que si le stock de la dette publique est soutenable, son allure et son service demeurent des sujets de préoccupation.

Propos recueillis par

Kadiatou Mouyi Doumbia

Source: Mali Tribune

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