Le Pôle Judiciaire Spécialisé en matière de lutte contre le terrorisme et la criminalité transfrontalière, dont la loi de création a été votée en mai dernier par l’Assemblée Nationale, sera opérationnel au plus tard dans trois mois. C’est qui ressort de l’interview exclusive que le Procureur du Tribunal de la Commune VI, Boubacar Sidiki Samaké, qui en sera le principal animateur, a bien voulu nous accorder.
M. le Procureur de la République, l’Assemblée Nationale a voté une loi portant modification du Code de procédure pénale en vue de mettre sur pied un Pôle Judiciaire Spécialisé en matière de lutte contre le terrorisme et la criminalité transfrontalière. Pouvez-vous nous en dire plus?
Le 9 mai 2013, les députés ont voté à l’unanimité le projet de texte portant modification du Code procédure pénale. Ce texte avait pour but d’instituer le Pôle Judiciaire Spécialisé en matière de lutte contre le terrorisme et la criminalité transnationale organisée. Il sera composé d’un Parquet spécialisé, de Cabinets d’instruction spécialisés et d’une Brigade spécialisée dite Brigade de lutte contre le terrorisme et la criminalité transnationale organisée…
Pourquoi un Pôle Judiciaire Spécialisé en matière de lutte contre le terrorisme en ce moment précis au Mali?
Le vote des députés a été certainement motivé par la crise sécuritaire que nous traversons. Nous sommes aujourd’hui confrontés à l’existence sur notre territoire de groupes criminels organisés. Ces groupes criminels composés de plusieurs nationalités ne se trouvent pas uniquement au nord de notre pays comme on le pense souvent. Leurs agissements criminels comme la prise en otage de ressortissants étrangers, le vol, les trafics de drogues, d’armes et de munitions de toutes sortes, de marchandises, de personnes etc. ont rendu nécessaire une adaptation de la réaction sociale face au phénomène. En effet, il s’agit de trouver une réponse institutionnelle pour lutter efficacement contre cette menace devant laquelle les règles classiques de droit pénal se sont avérées insuffisantes.
Le Mali a signé et ratifié la plupart des instruments juridiques universels de lutte contre le terrorisme et la criminalité transnationale organisée. Sur le plan interne, plusieurs textes comme la loi n°025 du 23 juillet 2008 portant répression du terrorisme, la loi n° 062 du 30 décembre 2010 portant loi uniforme relative à la lutte contre le financement du terrorisme ont été adoptés.
Malgré ces mesures, l’insécurité, particulièrement dans la partie nord du territoire national, a entraîné une crise institutionnelle permettant d’entrevoir ou de comprendre la gravité de la menace terroriste et de la criminalité transnationale organisée sur la stabilité de l’Etat ou même de la Région concernée.
La complexité et la spécificité des infractions concernées : actes de terrorisme et de criminalité transnationale organisée font qu’elles doivent être traitées par des services spécialisés dans ces types de délinquance, mais aussi, pour des raisons d’efficacité les poursuites doivent être centralisées pour éviter une dispersion des efforts et des moyens.
Aussi, il a été proposé la création d’un Pôle Judiciaire Spécialisé de lutte contre le terrorisme et la criminalité transnationale organisée, distinct du Pôle économique et financier. Le Pôle Judiciaire Spécialisé sera situé à Bamako, précisément au Tribunal de Première Instance de la Commune VI du District de Bamako.
En quoi consistent les modifications apportées au Code pénal?
Les modifications apportées au Code de procédure pénale concernent:
Les dispositions du Code de procédure pénale qui ont été modifiées, les articles 24, 71, 76, 609, 610, 611 et 612.
– Il a été ajouté à l’article 24 nouveau un deuxième alinéa qui permet de poursuivre et de juger d’après les dispositions des lois maliennes s’il est arrêté au Mali ou si le Gouvernement obtient son extradition tout étranger qui se sera rendu coupable d’actes de terrorisme ou de tout autre crime national organisé.
Nous sommes aujourd’hui dans un monde ouvert. Il s’agit d’éviter que notre pays ne soit le repaire de criminels qui commettent les infractions les plus graves.
– L’article 71 nouveau introduit deux dérogations majeures dans le droit commun des poursuites:
S’il existe des indices faisant présumer de la commission ou de la tentative de commission d’actes de terrorisme ou de crime transnational organisé, les perquisitions et les visites domiciliaires peuvent être opérées à n’importe quelle heure de jour comme de nuit et hors la présence des personnes mises en cause.
Pour les besoins de l’enquête, les officiers de police judiciaire, sur autorisation écrite du Procureur de la République ou du Juge d’instruction agissant sur commission rogatoire, peuvent intercepter les communications téléphoniques, les messages électroniques et autres courriers des suspects et de toute personne en rapport avec eux.
– L’article 76 nouveau apporte une dérogation majeure au délai de garde à vue qui ne peut en règle générale dépasser 72 heures. La nouvelle loi énonce que les auteurs présumés d’infractions terroristes ou de crime transnational organisé et leurs complices peuvent être placés en garde à vue pour une période de 48 heures, ce délai pouvant être prolongé trois fois pour la même durée. L’autorisation écrite du Procureur de la République ou du Juge d’Instruction sera nécessaire toutes les 48 heures à compter de la décision de placement en garde à vue.
– Le Chapitre IX nouveau du titre XI est intitulé comme suit: «De la poursuite, de l’instruction et du jugement en matière de corruption et d’infractions économiques et financières, de terrorisme et des autres crimes transnationaux». Il remplace le chapitre IX qui était intitulé: «de la poursuite, de l’instruction et du jugement en matière de corruption et d’infractions économiques et financières». Ainsi, les nouvelles dispositions qui fixent les compétences matérielle et territoriale du Pôle Judiciaire Spécialisé, la composition du Pôle Judiciaire Spécialisé et la manière dont les affaires seront traitées ont pu être introduites.
– L’article 609-1 nouveau prévoit: «les infractions prévues par la loi n°08-025 du 23 juillet 2008 portant répression du terrorisme au Mali, la loi n°10-062 du 30 décembre 2010 portant loi uniforme relative à lutte contre le financement du terrorisme, la loi n°06-066 du 29 décembre 2006 portant loi uniforme relative à la lutte contre le blanchiment de capitaux, la loi n°01-078 du 18 juillet 2001 portant sur le contrôle des drogues et des précurseurs, la loi n°04-050 du 12 novembre 2004 régissant les armes et les munitions, la loi n°12-023 du 12 juillet 2012 relative à la lutte contre la traite des personnes et les pratiques assimilées, sont poursuivies, instruites et jugées selon les dispositions du code de procédure pénale sous réserve des dispositions des articles 24 nouveau, 71 nouveau, 76 nouveau, 610-1 nouveau, 611-1 nouveau et 612-1 nouveau du code de procédure pénale si elles sont de nature transnationale».
Une infraction est de nature transnationale si :
Elle est organisée dans plus d’un Etat;
Elle est commise dans un autre Etat mais une partie substantielle de sa préparation, de sa planification, de sa conduite ou de son contrôle a lieu dans un autre Etat;
Elle est commise dans un Etat mais implique un groupe criminel organisé qui se livre à des activités criminelles dans plus d’un Etat;
Elle est commise dans un Etat mais a des effets substantiels dans un autre Etat.
Un groupe criminel organisé désigne au sens de la présente loi toute association formée, quels que soit la durée et le nombre de ses membres ou toute entente dans le but de commettre un crime ou un délit.
Sont considérées comme des infractions de nature transnationale en raison de leur gravité les actes de terrorisme, le financement du terrorisme et le blanchiment des capitaux.
– L’article 610-1 nouveau détermine les structures chargées de la poursuite de l’instruction et du jugement des affaires en matière d’actes de terrorisme et de criminalité transnationale organisée. Ainsi il est institué au Tribunal de Grande Instance de la Commune VI du District de Bamako, un pôle judiciaire spécialisé en matière de lutte contre le terrorisme et la criminalité transnationale organisée composé:
a) d’un parquet spécialisé sous l’autorité et la direction du Procureur de la République;
b) de cabinets d’instruction spécialisés;
c) d’une Brigade d’investigation spécialisée dite Brigade de lutte contre le terrorisme et la criminalité transnationale organisée, comprenant des officiers et agents de police judiciaire de la gendarmerie et de la police mis à la disposition du ministère de la Justice par les ministres chargés des Forces armées et des Forces de sécurité et des assistants qui sont spécialistes ou experts suivant leurs domaines de compétences, pourront être mis à la disposition du Ministre de la justice, par l’autorité compétente.
Les officiers et agents de police judiciaire ainsi que les assistants susvisés sont placés sous l’autorité du Procureur de la République, destinataire des procès- verbaux et des rapports établis dans les matières définies à l’article 609-1.
Le Procureur de la République du Pôle judiciaire spécialisé est destinataire des procès verbaux de l’Office Central des Stupéfiants en matière de trafic international de drogues, de stupéfiants, des substances psychotropes, de précurseurs et de substances soumises au contrôle.
– L’article 610-2 nouveau dispose que les mesures d’application de l’article 610-1 ci-dessus sont déterminées en tant que de besoin par un décret pris en Conseil des Ministres.
– L’article 611-1 nouveau donne en ces termes une compétence territoriale nationale aux structures judiciaires chargées de traiter la matière:
Dans poursuite et l’instruction des infractions commises en matière de terrorisme et de criminalité transnationale organisée, telles que définies à l’article 609-1, ainsi que des infractions connexes, la compétence territoriale du Parquet et des cabinets spécialisés couvre toute l’étendue du territoire national.
Pour le jugement des infractions ci-dessus spécifiées et qualifiées délits, ainsi que des infractions connexes, le tribunal correctionnel de la commune VI du district de Bamako, exerce la compétence territoriale ci-dessus définie.
La Cour d’assises de Bamako, est compétente dans les mêmes conditions en cas de crimes ou de tout autre crime ou délit connexe.
– L’article 612-1 nouveau détermine les modalités de dessaisissement des officiers de police judiciaire et des autorités judiciaires au profit du Pôle Judiciaire Spécialisé en matière de terrorisme et de criminalité transnationale organisée.
L’adoption de ce projet de texte par l’Assemblée Nationale est un évènement remarquable car elle constitue un tournant décisif sur le plan judiciaire du traitement de la criminalité transnationale organisée.
Le Pôle est-il déjà opérationnel?
Aujourd’hui, le Pôle n’est pas opérationnel. On a adopté le texte qui crée le Pôle judiciaire Spécialisé. Tout le défi aujourd’hui c’est de rendre ce Pôle effectivement opérationnel, à travers la désignation de magistrats qui vont animer ce Pôle et également via la dotation de ce Pôle en moyens matériels et financiers pour avoir les résultats souhaités. C’est un département que je suis en train de mettre en place. Je suis le Coordonnateur et c’est pratiquement fini. Je pense que dans les prochains mois, ce trimestre, le Pôle Judiciaire Spécialisé devrait être opérationnel parce qu’on a déjà le local et le matériel de travail.
Avez-vous évalué vos besoins en moyens financiers?
Il y a eu une évaluation des besoins en moyens financiers. A sa première année, les besoins financiers pour le matériel de travail, les agents qui doivent animer ce Pôle, se chiffrent environ à un milliard de FCFA. La non disponibilité de l’intégralité de ce montant n’empêche les activités de démarrer. Par exemple, si on a le local et les moyens de travail, le reste pourra suivre. Les besoins immédiats se chiffrent à une centaine de millions de FCFA.
Quid des moyens humains?
S’agissant des moyens humains, on pense qu’il y aura cinq substituts en ce qui concerne le Parquet, cinq juges d’instruction – ici on va spécialiser trois juges du siège. Il y aura également des greffiers, des plantons. S’y ajoute une Brigade spécialisée, composée de gendarmes, de policiers et autres assistants…
Mais qui va chapeauter tout ce monde?
C’est le Procureur de la République, à travers ma modeste personne, qui va chapeauter les poursuites, diriger les enquêtes, dans la mesure où c’est à ce niveau qu’on peut détecter des criminels, rechercher la commission d’une infraction et procéder à l’identification des auteurs. Le rôle du Juge d’instruction est aussi capital, parce qu’il s’agira d’instruire ces affaires. On a déjà des dossiers qui existent contre des présumés terroristes; certains sont arrêtés, d’autres ne le sont pas. Je saisis l’occasion pour préciser que la création de Pôle Judiciaire Spécialisé, loin d’être une spécificité malienne, est aujourd’hui une expérience mondiale. Partout dans le monde, on est en train de créer des structures chargées de faire les poursuites, parce que, pour un souci d’efficacité, on veut avoir des agents de poursuites spécialisés et centraliser les poursuites, pour qu’on puisse avoir beaucoup de résultats. Donc, c’est une expérience partagée dans le monde; certains l’appellent Section, d’autres Pôle, d’autres Structure, d’autres Office. Il s’agit, en fait, de mutualiser les compétences et d’aller dans le sens de la coopération pour mieux lutter contre le terrorisme.
Avez-vous un appel à lancer?
Il faut que les gens comprennent qu’ils doivent collaborer avec les services de répression les plus proches, pour dénoncer des activités suspectes des personnes qui mènent des activités susceptibles de troubler l’ordre public.
Propos recueillis par Yaya Sidibé