Laurent Touchard travaille depuis de nombreuses années sur le terrorisme et l’histoire militaire. Il a collaboré à plusieurs ouvrages et certains de ses travaux sont utilisés par l’université Johns-Hopkins, aux États-Unis. Troisième volet d’une série sur l’histoire militaire récente du Mali : l’inventaire des forces armées, en hommes et en matériels, juste avant la défaite face aux jihadistes, au début de 2012.
La série, débutée quelques mois auparavant avec les raisons de la chute d’ATT, les services de renseignement maliens et le mythe de l’armement sophistiqué des jihadistes, se poursuit avec l’état des lieux des forces armées de Bamako à l’aube de la guerre : hommes et matériels, unités spécialisées et d’élite, valeur de l’ensemble… Viendront ensuite le récapitulatif des combats menés, les causes de la débâcle, la situation de l’armée dans la période qui suit la défaite, puis pendant la reconquête. Nous conclurons par un bilan sur la situation présente, le travail mis en œuvre – notamment par l’EUTM-Mali – afin de reconstruire une institution militaire digne de ce nom. Car il s’agit là d’une condition sine qua non pour l’avenir du Mali.
Fin 2011 – début 2012 : quels effectifs face aux rebelles et aux jihadistes ?
The Military Balance 2012 mentionne un total de 15 550 hommes (paramilitaires compris). Chiffres en décalage avec d’autres sources également fiables : le 14 juillet 2010, à l’occasion du défilé de méharistes maliens à Paris, pour la fête nationale, le ministère français de la Défense évoque quant à lui un effectif de 20 000 hommes. D’autres, considérant les nombreux recrutements menés depuis le milieu des années 2 000, notamment au profit de la Garde nationale, parlent de 25 000 hommes.
Essayons donc d’y voir plus clair : l’ordre de bataille de l’Armée de Terre, même avec des incertitudes, permet d’évaluer les effectifs à environ 7 800 hommes (en considérant des unités de combat, d’appui et de soutien, la plupart en sous-effectifs). L’Armée de l’Air dispose de moins de 1 000 hommes (pilotes, techniciens, personnel administratif, une ou deux compagnies de fusiliers commandos de l’air, le groupe de défense aérienne). Les paramilitaires, enfin comprennent au moins 4 600 gendarmes (4 646 selon des chiffres officiels de 2010), 3 000 de la Garde nationale, auxquels s’ajoutent 7 000 policiers d’après Interpol, soit environ 14 600 paramilitaires.
S’additionnent encore les milices d’autodéfense qui existaient déjà avant la crise, à l’instar des « forces arabes » de Tombouctou. Pour beaucoup de leurs détracteurs (dont les remarques s’avèrent judicieuses), ces unités aux contours flous, à l’existence semi-légale, se composent souvent de rançonneurs et de trafiquants. De fait, lorsque l’armée évacue Tombouctou, ils ne servent pas à grand chose, si ce n’est qu’une partie d’entre eux va grossir les rangs du MNLA et des groupes jihadistes ; leur nombre est estimé à 3 000 hommes. Au bilan, nous arrivons à 26 400 hommes.
Arrivés à cette estimation, l’on ne peut pas opposer ce chiffre brut à celui des effectifs adverses sans considérer différents paramètres : Bamako ne déploie pas tout ses 26 400 hommes au nord ; l’armée, la Gendarmerie et la Garde nationale couvrent l’ensemble du pays, ce qui réduit d’autant la proportion de forces disponibles dans le septentrion. Par ailleurs, comme nous venons de le mentionner, beaucoup appartiennent à des unités paramilitaires, aux capacités limitées face à un ennemi, bien armé et surtout, mobile et déterminé.
Les maux de l’armée : personnels administratifs nombreux, recrutements gonflant les effectifs – ce qui aggrave l’insuffisance des équipements -, matériels mal entretenus, corruption et clientélisme…
Par exemple, le rôle des six compagnies méharistes de la Garde nationale consiste, pour l’essentiel, à mener des missions de surveillance et de renseignement en patrouillant dans les zones désertiques ; pas de combattre. En dehors du Groupement mobile de sécurité (GMS), à la cohésion douteuse, la police n’a que des moyens « guerriers » limités. Les 3 000 auxiliaires des milices d’autodéfense, dont beaucoup de membres sont affectés aux Echelons tactiques interarmes (Etia), manquent de discipline : alors que ces unités « mobiles » composites sont engagées contre les rebelles touaregs, les conducteurs civils ne se préoccupent pas, par exemple, du carburant dans les réservoirs ou de l’état des véhicules…
De plus, tous les soldats de l’Armée de Terre déployés au nord ne sont pas des combattants : les personnels administratifs sont nombreux. Dans un rapport sur l’armée malienne, plusieurs années auparavant, les Américains regrettent ainsi le manque de véritables fantassins lors des sessions d’entraînement tactique qu’ils organisent. Les hommes qui y participent n’ont pas toujours une condition physique exceptionnelle, et sitôt les stages accomplis, ils retournent à leurs bureaux, n’apportant aucune véritable plus-value aux unités auxquelles ils appartiennent. En considérant uniquement l’Armée de Terre, la Garde nationale et les auxiliaires des différentes milices, l’auteur de ces lignes estime les effectifs des forces maliennes, face aux rebelles et aux jihadistes, à environ 7 600 hommes (dont au moins 3 000 militaires), dispersés et, comme nous venons de le voir, d’une valeur très inégale.
Paradoxalement, si l’intégration des ex-rebelles de 1990-1995 et dans une certaine mesure, de ceux de 2006-2009, ainsi que les recrutements à partir de la seconde moitié des années 2000 ont gonflé les effectifs, le manque d’argent n’a pas permis d’absorber cet afflux. Le temps d’entraînement – déjà mis à mal par les difficultés budgétaires – s’est réduit. Les unités ne pouvaient pas être correctement équipées (manque de porte-chargeurs, de bidons d’eau, voire d’armes et surtout, de munitions) : trop de monde pour trop peu de moyens.
Bien entendu, la corruption, le clientélisme, n’ont rien arrangé : en témoignent le vol d’une partie des 800 à 1 000 4×4, ou leur revente en pièces détachées… En outre, cette arrivée n’a pas nécessairement profité aux unités de combat : paradoxalement, celles-ci restent en sous-effectifs ; problème qu’accroissent les désertions fréquentes (même si souvent temporaires) : au gré des humeurs, de nombreux « intégrés » (mais aussi des « nationaux ») disparaissent avec les 4×4 de l’armée ou de la Garde nationale, pour des périodes plus ou moins courtes…
Le capharnaüm des matériels
Les choses ne sont pas plus simples en ce qui concerne les matériels et là encore, de nombreuses erreurs figurent dans The Military Balance. Les chiffres mentionnés ne sont quasiment pas ajustés depuis l’édition de… 1987-1988 ! Les données dans ce billet constituent donc le fruit de recherches menées à partir de sources récentes d’organismes internationaux (comme l’ONU), gouvernementaux, ou encore, privés (à l’image du Sipri), voire d’observations directes, avec comme point de comparaison, ceux fournis par The Military Balance 2011 et 2012 (ainsi que toutes les éditions précédentes).
Oublions les antédiluviens T34/85 et les chars légers chinois Type 62, les blindés légers BTR-40, les blindés transporteurs de troupes BTR-152, avalés par les sables ou qui pourrissent sagement dans les casernes de l’armée maliennes. Peut-être à l’exception d’un BTR-152, ils ne sont plus en service à la fin de 2011. Reste dès lors douze chars moyens T-54B dont la capacité opérationnelle est réduite (postes de radio usés, voire en panne), environ 18 chars légers PT-76 Modèle 1951 (avec une majorité d’obus de 76 mm défectueux), 55 BRDM-2, jusqu’à 44 BTR-60PB. Au sujet des véhicules non-blindés, sont répertoriés de 800 à 1 000 4×4, dont certains armés de mitrailleuses de 7,62 mm, une partie de ces véhicules étant régulièrement « empruntée », voire carrément volée (également vendue en pièces détachées…). Au regard de la superficie du pays, les unités logistiques et du génie manquent de moyens : avec seulement 200 camions moyens ou lourds cités par certaines sources, quelques citernes, quelques bulldozers…
L’artillerie est un peu mieux lotie, même si là encore, l’entraînement est insuffisant, pour ne pas dire inexistant. Cette lacune ajoutée aux déficiences en matière de transmissions font que le recours à des tirs efficaces d’appui indirect relève de l’impensable ; plus encore contre un adversaire mobile, surtout avec des pièces telles que les M-44 de 100 mm (6), les D-30 de 122 mm (8) ou encore les mortiers lourds M43 de 120 mm (30).
En revanche, le problème se pose moins avec des armes de saturations pour lesquelles la précision est relativement « facultative » : lance-roquettes-multiples automoteurs BM-21 de 122 mm (12) ou tractés/montés sur des 4×4, de Type 63 de 107 mm (nombre inconnu). Le régiment d’artillerie aligne aussi un système d’arme redoutable : le ZSU-23/4 Shilka. Les trois ou quatre Shilka maliens (au moins ; ils dotent une batterie) disposent d’une terrifiante puissance de feu, avec leur quadritube de 23 mm. Initialement destinés à combattre hélicoptères et avions à basse altitude, ils peuvent aussi pulvériser des véhicules même légèrement blindés. Revers de la médaille, ils consomment énormément d’obus de 23 mm.
Si certaines unités paraissent relativement bien équipées en armement léger et collectif (Kalashnikov de différents modèles – notamment d’origine chinoise -, mitrailleuses PK et PKM, lance-roquettes antichars RPG-7 ainsi que mortiers de 82 mm, voire canons sans-recul SPG-9 de 73 mm) à l’instar du 33e Régiment de Commando Para, pour d’autres, notamment les unités d’appui (artillerie, génie) ou paramilitaires (Garde Nnationale) il se limite essentiellement à des SKS ou à leur copie chinoise Type 56, des fusils-mitrailleurs RPD, d’encombrantes mitrailleuses SGM (également couramment montées sur des 4×4). En outre, l’armée malienne n’aligne aucun tireur de précision, ni fusils adaptés, potentiellement utiles dans le désert du fait de leur portée pratique de 900 mètres. Les rebelles et les jihadistes, eux, possèdent quelques fusils semi-automatiques SVD Dragunov, ainsi que des PSL ou FPK d’origine roumaine (en apparence similaires aux Dragunov) avec lesquels ils harcèlent les garnisons, à distance.
Les carences dans le domaine de l’armement de l’infanterie font écho au manque d’équipement individuel.
Les carences dans le domaine de l’armement de l’infanterie font écho au manque d’équipement individuel : en dépit des aides étrangères, les tenues de combat et de sport manquent, y compris pour les hommes du 33e RCP. Cette situation amène les soldats à les payer eux-mêmes, en se fournissant auprès de micro-entreprises, tandis que des soldats s’improvisent couturiers ! Il apparaît aussi, notamment à l’exercice, que certains fantassins sont dépourvus de porte-chargeurs ; constatation qui n’a finalement rien de bien extraordinaire puisque certains n’ont qu’un seul chargeur pour leur arme de type Kalashnikov, avec toutes les conséquences que cela implique, au feu : sitôt le magasin vide, il doit être regarni, cartouche par cartouche, sous les tirs adverses…
Les bidons d’eau ne sont pas assez nombreux pour tous les soldats, qui trimbalent alors des bouteilles en plastique. Les bretelles des fusils sont parfois remplacées… par de la ficelle. Tout manque, y compris le mobilier pour les bureaux et les salles d’instruction : tables, chaises ; l’informatique est quasiment inexistante. Ne parlons pas du matériel de transmissions : la Chine modernise bien une partie du réseau de télécommunications militaires juste avant le déclenchement du conflit, mais les postes de radio sont de modèles et d’origines différents, pas tous compatibles les uns avec les autres (lorsqu’ils fonctionnent), tandis que boussoles et jumelles, équipements de base pour les officiers et sous-officiers font défaut…
Un don de l’armée belge, qui survient un an et demi après la période dont nous parlons ici, témoigne de cette pauvreté. Le 24 mai 2013, l’attaché militaire de l’ambassade de Belgique remet au ministre de la Défense, Yamoussa Camara, des groupes électrogènes, mais aussi 20 tables, 40 chaises, 734 lits de campagne, ainsi que 150 boussoles et 444 jumelles… Si des GPS ont bien été livrés, notamment aux unités méharistes et aux Etia, par la France et par les États-Unis, se pose la question de leur devenir lorsque commencent les hostilités. Il n’est pas absurde d’imaginer qu’une partie de ceux qui fonctionnent toujours sont aux mains des rebelles et des jihadistes qui passeront bientôt à l’attaque.
Les armes d’appui d’infanterie ne sont pas très nombreuses : outre les SG-43, SGM et leurs copies chinoises, outre les quelques ZPU-1, ZPU-2 et Type 85 figurent aussi des mortiers de 60 mm (chinois), 82 mm (ex-pays de l’Est) et 120 mm (idem). Le Type 63 de 60 mm est relativement léger (12 kg) – son usage par des guérillas ayant été pris en compte lors de sa conception à partir d’un autre mortier, lui-même dérivé d’un modèle Brandt français, le Type 31 – tout en donnant une bonne allonge aux fantassins (1 530 mètres). Relativement léger ne signifie pas pour autant « pratique » car aux 12 kg de l’arme s’ajoute le poids des munitions qu’emporte l’assistant du tireur-mortier. L’ensemble représente autant de cartouches en moins pour l’arme automatique de groupe, pour une capacité de destruction somme toute limitée.
L’Armée de l’air presque inexistante
Dans l’Armée de l’Air, la situation est encore plus catastrophique : sur une dizaine de chasseurs-bombardiers MiG-21MF et UM Fishbed, uniquement deux semblent opérationnels. Les autres sont cloués au sol, faute de pièces de rechange, mais aussi de pilotes suffisamment entraînés. De toute manière, les Fishbed ne sont pas très adaptés à l’attaque au sol. Quatre Mi-24D Hind (deux obtenus de Bulgarie à partir de 2007) représentent une menace non négligeable pour les rebelles, à qui ils ont déjà infligé de lourdes pertes en 2009. Toutefois, à l’orée de la crise de 2012, leurs moteurs sont fatigués et un des quatre hélicoptères de combat sert d’ailleurs de « stock » de pièces de rechange, cannibalisé.
Officiellement, des Maliens sont aux commandes des Hind, mais dans les faits, les équipages de ces « chars volants », comme ils ont été surnommés en Afghanistan, sont Ukrainiens. Pour les patrouilles et les missions de reconnaissance, sont mis à contribution 4 Tetras, des avions légers. Ils opèrent notamment des missions de reconnaissance-météo au profit des pilotes de Mi-24. Quant à la flotte de transport, seul un Basler BT-67, modernisation du C-47, est en état de vol. L’Armée de l’Air dispose enfin d’une unité de défense aérienne qui regroupe des lanceurs sol-air SA-3 Goa, héritage de la guerre froide, ainsi qu’une douzaine de canons antiaériens de 37 et 57 mm, semble-t-il d’origine chinoise.
La plupart de ces matériels avaient déjà bien servi lorsqu’ils ont été acquis, d’occasion… Pourtant leur âge n’explique pas la lourde défaite que vont bientôt subir les forces maliennes. Comme nous le verrons plus tard, les causes de cette débâcle résident dans les problèmes de commandement et de contrôle (C2) que n’arrangent pas les déficiences radios, dans l’absence de véritables moyens de renseignement et de capacité à gérer ce renseignement, tant tactique que stratégique (à l’échelle du Mali et de ses zones frontalières), dans l’impéritie et l’inculture du commandement (et avant cela, des autorités politiques) dans le domaine de la lutte anti-insurrectionnelle, dans l’absence d’initiative des chefs, dans la corruption à tous les niveaux de la hiérarchie, dans les carences quant à l’entraînement des soldats, dans l’absence de cohésion dont souffrent les unités, dans la léthargie intellectuelle qui frappe les forces armées maliennes. Rebelles touaregs et jihadistes sonneront bientôt un réveil douloureux…
Jeune Afrique